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La Déclaration de l'Indépendance et de l'Esprit en 1919

le par - modifié le 05/08/2020
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Publiée dans l'Humanité le 26 juin 1919, cette déclaration écrite par Romain Rolland au moment de la signature du traité de Versailles, dans un monde marqué par la Première Guerre mondiale, est un appel aux "travailleurs de l'esprit", aux intellectuels pour l'indépendance de la raison. Histoire de ne plus servir, comme en 1914, les élans impérialistes des nations...

Les intellectuels en guerre

Au moment de l’entrée en guerre en août 1914, du côté allemand et du côté français, beaucoup d’intellectuels comme le philosophe Henri Bergson défendent l’Union sacrée.

Le Gaulois du 10 août 1914 reprend quelques passages de « la belle et patriotique allocution » de Bergson à l’Académie des sciences morales et politiques, allocution qui déclare que « la lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie ».

Outre-Rhin, le Berliner Tageblatt publie le 4 octobre 1914 un manifeste dans lequel des scientifiques et intellectuels de renommée mondiale défendent la cause allemande. Ces propos sont repris à la une de La Croix le 19 novembre 1914. Le journal publie la réponse de l’Université catholique de Paris à ces quatre-vingt-treize « représentants de la science et de l’art allemands, ainsi qu’ils se qualifient eux-mêmes » et qui ont lancé « un appel au monde civilisé pour justifier les Allemands, et de la guerre qu’ils ont déclarée ». Parmi les signataires, La Croix relève « avec une douloureuse surprise [...] les noms de quelques théologiens et professeurs attachés par leurs croyances à la religion catholique ».

Romain Rolland « au-dessus de la mêlée »

À ce moment-là, Romain Rolland, âgé de 48 ans et inapte au service, séjourne en Suisse où il va faire le choix de rester. A partir de septembre, il publie dans Le Journal de Genève des articles plus tard rassemblés dans un recueil intitulé Au-dessus de la mêlée, dans lesquels il dénonce le désir de domination qui pousse certains pays à se combattre. Ce positionnement, alors rare, est salué par L’Humanité le 26 octobre 1914 dans un article intitulé « Un intellectuel français s’élève éloquemment contre l’impérialisme ». Il loue en ces termes les articles de Romain Rolland : « On n’a vraisemblablement rien écrit, depuis bientôt trois mois, de plus parfaitement noble que ces pages de douleur, d’amour et d’espérance », on « n'a plus hautement stigmatisé la misère des motifs dont est sortie le 3 août, la guerre européenne »

Mais cette voix reste peu entendue. La presse écrite dans son ensemble s’en prend aux positions de l’écrivain. Évidemment L’Action française l’accuse le 25 septembre 1914 d’une « incurable teutomanie ». D’autres journaux, pourtant plus modérés, se montrent aussi sévères et reprennent l’attaque menée par Alphonse Aulard, historien de la Révolution dans Le MatinLe Journal du 24 octobre sous le titre éloquent de « Germanophilie déplacée » reprend des éléments de l’argumentation d’Aulard qui lui reproche de saluer à parts égales Allemands et Français.

L’Humanité se range alors aux côtés de Rolland contre ces attaques d’Alphonse Aulard « dans un journal à grand tirage » contre « un homme courageux et sincère »« injustement inculpé [d'on ne sait] quelle hérésie antipatriotique ». Tout au long de la guerre, Romain Rolland ne cessera d’écrire pour la paix et au lendemain du conflit, au moment de la conférence de Versailles, il lancera un nouvel appel aux intellectuels.

Portrait d'Alphonse Aulard, professeur (XIXe-XXe s.) - source : Gallica-BnF

« Aux Travailleurs de l’Esprit »

Jules Romain ; photographie de presse ; Agence Meurisse ; 1934 - source : Gallica-BnF

L’Humanité du 26 juin 1919 reproduit cet appel de Rolland aux intellectuels, artistes et savants, « compagnons dispersés à travers le monde, séparés depuis cinq ans par les armées, la censure et la haine des nations en guerre ». Il regrette que les intellectuels aient mis « leur science, leur art, leur raison au service des gouvernements ». Il les invite avec vigueur à dégager « l’Esprit de ces compromissions, de ces alliances humiliantes, de ces servitudes cachées » pour assurer leur mission de guide et « montrer l’étoile polaire au milieu du tourbillon des passions, dans la nuit ».

À la date du 23 juin 1919, cette déclaration avait reçu, toujours selon L’Humanité, l’adhésion de nombreuses personnalités comme Albert Einstein, Stefan Zweig, Hermann Hesse ou encore Jules Romains et Jean-Richard Bloch, journaliste et homme politique qui fondera avec Romain Rolland la revue Europe en 1923.

Un appel qui prendra une résonnance toute particulière dans les années 30…

M. et Mme Einstein ; photographie ; Agence Roll ; 1923 - source : Gallica-BnF

Romain Rolland (1866-1944)

Né en 1866, agrégé d’histoire et normalien, Romain Rolland enseigne à l’université et écrit de nombreuses pièces de théâtre. Il publie à partir de 1904 les dix volumes de Jean-Christophe, un cycle romanesque qui lui vaudra en partie le prix Nobel de littérature en 1915.  Lorsque la guerre éclate, il s’installe à Genève et défend vigoureusement la paix entre les peuples.  Il partage ses convictions avec de nombreux intellectuels et artistes comme Stefan Zweig, avec qui il noue une intense correspondance. Proche de Gandhi, il lui consacre une biographie en 1924 après avoir fondé la revue Europe en 1923. Il meurt en 1944.  

Romain Rolland ; photographie ; Agence Meurisse ; 1914 - source : Gallica-BnF