Vrain-Lucas, histoire d’un faussaire littéraire d’exception
Ou comment l’éminent mathématicien Michel Chasles a été escroqué par un excellent faussaire qui lui fit croire que Pascal avait découvert le principe de l’attraction universelle avant Newton.
En 1869 éclate un scandale qui secoue l’Institut de France : au sein de l’Académie des sciences, le célèbre mathématicien Michel Chasles s’est fait floué par Denis Vrain-Lucas, un faussaire qui lui a vendu deux lettres prétendument écrites par Pascal.
Dans celles-ci, l’auteur des Pensées affirme avoir découvert le principe de l’attraction universelle (bien avant Newton, donc). Et pour que l’histoire soit encore plus crédible, Vrain-Lucas trouve pour Chasles une lettre de Galilée donnant le résultat de ses observations à Pascal…
« Le Figaro a déjà raconté, à grands traits, comment M. Michel Chasles, géomètre de son état, cousin du spirituel, savant et tout aimable Philarète Chasles, le plus Parisien et le plus vivant des lettrés, soumettait chaque lundi à l'Académie, depuis trois ans, des pièces autographes destinées à révolutionner la science ou plutôt l'histoire scientifique.
L'Académie eût dû commencer par où elle a fini, et avant seulement de discuter un seul des documents-Chasles, demander à connaître la source de ces autographes inattendus et merveilleux. Pour avoir négligé cette précaution, elfe patauge aujourd’hui dans le ridicule… »
Michel Chasles est un homme réputé doux et naïf, proie rêvée pour un escroc. Et celui-ci ne recule devant rien pour extorquer le plus d’argent possible. Avec les lettres retrouvées de Pascal arrivent d’autres trésors « historiques » [une large collection de ses faux est disponible sur Gallica].
« L’excellent académicien n'y voyait rien et gobait toujours.
Parmi les mirifiques histoires qui entretenaient sa crédulité, il faut citer surtout la dernière.
Alcuin, Charlemagne, Rabelais, François Ie et Louis XIV se trouvaient mêlés successivement à cette fabrique de vieux papiers : en dernier lieu, ils avaient été tirés de la cassette de Louis XVI et confiés à un M. de Boisjourdan qui les avait emportés en émigration. »
Lorsque les premiers murmures d’une falsification émergent dans la communauté scientifique, Vrain-Lucas continue d’abreuver Chasles d’autographes célèbres, qui permettent au mathématicien de contrecarrer ses adversaires.
« Aux objections il répondait par d’autres objections ; aux autographes soupçonnés il apportait le renfort d’autres autographes explicatifs et confirmatifs.
Et les contradicteurs de s’élever à nouveau. Et M. Chasles de lutter toujours, avec une complète bonne foi, avec une assurance que les plus rudes assauts ne pouvaient entamer. N’avait-il pas dernière lui cet arsenal mystérieux dont les projectiles lui coûtaient un peu cher, il est vrai.
– Tenez ferme, lui disait confidentiellement M Vrain-Lucas, son fournisseur ordinaire ; tenez bon ! Je suis sur la piste d’un nouveau document qui va réduire tous vos adversaires.
Ce document, je le soupçonnais, je sais enfin entre quelles mains le trouver. Son possesseur me le cédera. Je vais de ce pas le solliciter.
– N’épargnez rien, monsieur Vrain-Lucas, disait M. Chasles ; courez, voyez le collectionneur en question. Je serai coulant sur le prix si le document en vaut la peine. »
Arrêté en septembre 1869, Denis Vrain-Lucas est jugé en février 1870 pour escroquerie. Le public découvre une fraude immense qui court depuis plus de quinze ans, pendant lesquels il a écrit presque 30 000 lettres, manuscrits, autographes et autres documents.
Parmi eux, une lettre d’Alexandre le Grand à Aristote, un laissez-passer de Vercingétorix ou encore une lettre de Lazare ressuscité à Saint-Pierre…
Il est condamné à deux ans d’emprisonnement et ses documents sont détruits, à l’exception de quelques-uns récupérés par les paléographes qui l’ont confondu.
Le Monde illustré parle du « grand mystificateur » avec une pointe d’admiration. Car tout compte fait, l’homme a réussi par ses connaissances scientifiques à flouer les plus grands savants.
« L’imitation matérielle d'un autographe est déjà chose difficile.
Il faut dérouter d'abord les chimistes qui décomposent le papier, et s'aperçoivent que les matières premières ne sont pas celles qu'on employait dans le siècle dont l'autographe porte la date ;
ensuite, il faut composer l'encre, qui elle aussi, n'est pas la même ;
il faut aussi imiter la patine du temps, cette impalpable poussière que les ans accusent sur un document, et qui lui donnent, avec les signes particuliers à l'écriture, son véritable caractère. »
Mais plus que des procédés et des techniques, Denis Vrain-Lucas possède l’art de se mettre dans la peau du personnage dont il imite la signature, comme un excellent acteur, donnant ainsi aux lettres et autographes qu’il rédigeait un parfum d’authenticité.
« Il faut, comme on dit, “entrer dans la peau du bonhomme”, épouser ses phrases, ses habitudes, ses tours spéciaux, ses opinions, doubler sa nature, pour ainsi dire, se mettre à son lieu et place, écrire, sinon vrai, au moins vraisemblable, puisqu’il y a là-bas, dans un coin, un commentateur spécial, un biographe, un savant qui a voué toute vie à l'homme que l'on a fait parler, et qui va, lui, vous dire tout net qu'il ne se rend pas à l’évidence. »
Michel Chasles, lui, essuie les risées de ses pairs et du public ainsi que les foudres de certains éditorialistes.
« Vrain Lucas ne peut guère être poursuivi que pour escroquerie et abus de confiance, mais il n'y a rien d'invraisemblable à ce que le juge d'instruction pose à M. Michel Chasles ce dilemme, qui embarrassera un peu le naïf savant :
– Ou vous saviez que les autographes étaient faux, et vous avez commis une impardonnable légèreté en les produisant comme vrais, ou vous les croyiez authentiques, et dès lors, au prix que vous les payiez, vous deviez craindre qu'ils fussent volés et dénoncer le fait à l'autorité compétente. »
Denis Vrain-Lucas écope de deux ans de prison. À sa sortie, il récidive et se retrouve à nouveau emprisonné pour vol de livres et abus de confiance.
Il finit par s’établir à Châteaudun et, en vrai bibliophile, devient marchand de livres anciens avant de mourir en 1881. Michel Chasles est mort l’année précédente, léguant ses documents (y compris les faux de Vrain-Lucas) à l’Institut, peut-être persuadé que les « lettres » de Pascal étaient authentiques.
Alphonse Daudet en écrira un roman, L’Immortel, paru en 1880.
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Pour en savoir plus :
Michel Braudeau, Faussaires éminents, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2006
Spécimen des faux autographes fabriqués par Vrain Lucas, sur Gallica.
Georges Girard, Vrain Lucas : Le parfait secrétaire des grands hommes, Paris, Allia, 2002 (réed.)
Gérard Coulon, Signé Vrain Lucas ! La véritable histoire d'un incroyable faussaire, Paris, éditions Errance, 2015