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Le mystère Jack l’Éventreur

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

Les meurtres commis à Londres en 1888 par un mystérieux tueur en série ont immédiatement fasciné la presse et le public français, qui découvrent en direct son surnom effrayant : « Jack l’Éventreur ». Aaron Kosminski a-t-il été enfin identifié ces derniers jours par son ADN ?

Les premiers meurtres

Le plus grand feuilleton policier du XIXe siècle est né dans les journaux anglais. Jack l’Éventreur, le mystérieux assassin du quartier de Whitechapel, à Londres, aurait-il accédé au statut de mythe sans le zèle des médias britanniques qui lui consacrèrent des centaines, voire des milliers d'articles ?

 

Pour autant, la presse française de l'époque ne fut pas en reste, suivant (presque avec jalousie) les moindres rebondissements de ce qui reste une des plus grandes énigmes de l'histoire policière.

 

C'est le 10 septembre 1888 que l'affaire, qui n'en est qu'à ses débuts, parvient à la connaissance du public français. Deux jours plus tôt, Annie Chapman, une prostituée londonienne, a été retrouvée morte.

 

Depuis le 3 avril, c'est le quatrième meurtre de ce type commis dans l'est de Londres : à chaque fois, la victime est une femme pauvre qui se livrait à la prostitution. À chaque fois, son corps est découvert atrocement mutilé. La dernière avait été Mary Ann Nichols, trouvée le 31 août, le ventre ouvert.

Whitechapel : deux vagabonds de nuit, estampe de Gustave Doré, 1872 - source : Gallica-BnF
Whitechapel : deux vagabonds de nuit, estampe de Gustave Doré, 1872 - source : Gallica-BnF

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La Justice, dans un article intitulé « L'assassinat de Whitechapel », raconte :

« Dans le quartier de White-Chapel, les assassinats se multiplient d'une manière si extraordinaire que l'on se demande aujourd'hui si l'on n'a pas affaire à un fou. Quoi qu'il en soit, la police ne peut mettre la main sur le criminel, et on ne parvient même pas à découvrir sa piste. En moins d'un mois, toujours à peu près au même endroit, on a découvert les cadavres de quatre femmes, et les procédés du meurtrier sont identiques [...].

 

La victime était étendue par terre, la gorge était coupée presque entièrement d'une oreille à l'autre, les jupes, relevées jusqu'à la poitrine, laissaient voir le ventre ouvert dans toute sa longueur ; les intestins en avaient été arrachés. Le cœur et le foie de la malheureuse étaient placés derrière sa tête.

 

Aucun bruit, aucun cri n'avaient été entendus, ni pendant la nuit ni pendant la matinée ; toutefois, il est certain que le crime a été commis dans la cour ou le cadavre a été trouvé. »

Ce quatrième meurtre cause une émotion considérable à Whitechapel, un des quartiers les plus pauvres de la capitale victorienne, où vivent de nombreux immigrés, en particulier irlandais, dans la misère la plus totale.

 

Une importante communauté juive issue d'Europe centrale y réside aussi. Le Petit Parisien relate les accès d'antisémitisme qui succèdent à la découverte du cadavre :

« Dans l'après-midi, la foule était tellement nombreuse que les locataires des maisons dominant la cour faisaient payer dix centimes aux personnes qui voulaient voir l'endroit où le cadavre a été retrouvé.

 

À la tombée de la nuit, les attroupements sont devenus si denses, et la populace proférait des cris de menaces tellement violents contre les juifs, très nombreux dans ce quartier, que la police a dû intervenir et que l'on a même dû envoyer chercher du renfort, les agents se sentant débordés. »

Scotland Yard planche sur l'affaire. L'inspecteur George Frederick Abberline mène les opérations. Le chef de la police, Charles Warren, est en première ligne : si le coupable n'est pas rapidement trouvé, il pourrait perdre son poste. Quelques témoins parlent d'un homme grand, vêtu d'un chapeau de chasse et d'un manteau sombre. On multiplie les arrestations, des dizaines de suspects sont interrogés : excentriques, alcooliques, malades mentaux.

 

« Deux individus ont été arrêtés, l’un à Whitechapel, l’autre à Gravesend, sous l’inculpation du meurtre qui a été commis samedi, raconte La Petite République. On a remarqué des taches de sang sur les vêtements de ce dernier. »

 

Tandis que La Cocarde rapporte dans les jours suivants l'arrestation d' « un allemand nommé Karl Ludwig, âgé d’une quarantaine d années et habitant le quartier de Whitechapel, où plusieurs meurtres ont été récemment commis dans des circonstances horribles, [arrêté] avant-hier soir, au moment où, dans un débit de liqueurs, il poursuivait un ouvrier avec un couteau en menaçant de le tuer. »

« Un personnage suspect «, dessin paru dans The Illustrated London News du 13 octobre 1888 - source : WikiCommons
« Un personnage suspect «, dessin paru dans The Illustrated London News du 13 octobre 1888 - source : WikiCommons

En vain. Aucun ne se trouve être le mystérieux meurtrier de l'East End. La police scientifique, encore balbutiante, forme des hypothèses sur le « profil » de l'assassin, comme le raconte Le Rappel :

« M. Baxter, coroner pour le sud-est du Middlesex, [...] relève cette constatation que les entrailles de la victime avaient été enlevées par une main manifestement exercée aux pratiques anatomiques. M. Baxter est d'avis que l'assassin n'est nullement un fou, mais un homme qui a tué simplement pour s'emparer des organes disparus et les vendre.

 

M. Baxter est conduit à cette induction étrange par la connaissance d'un fait également des plus singuliers. Il existerait, paraît-il, un marché pour la vente des organes abdominaux féminins. »

« Depuis l'Enfer »

Le 30 septembre 1888, deux autres meurtres ont lieu, le premier à Whitechapel, le second dans la City : Elizabeth Stride et Catherine Eddowes ont été tuées en pleine nuit, de la même manière que les victimes précédentes. Le Figaro du 2 octobre relate avec force détails la découverte des nouveaux corps, eux aussi mutilés :

« Dans la nuit de samedi à dimanche, la police recevait la nouvelle que le cadavre d'une femme assassinée venait d'être découvert dans une cour de Berner Street, une petite rue de Witechapel, dans laquelle se trouve un cercle d'ouvriers israélites et socialistes, où il y avait eu samedi soir une réunion suivie d'un concert [...]. 

 

Une heure après, un agent de police de la Cité, nommé Watkins, faisait sa ronde dans Mitre square Aldgate, lorsqu'il aperçut quelque chose de noir dans un coin du square, qui n'était pas éclairé. Il s'approcha, ouvrit sa lanterne et aperçut le cadavre d'une femme, gisant dans une mare de sang [...].

 

La femme qui venait d'être assassinée paraissait âgée d'environ quarante ans. Elle était couchée sur le dos. La gorge était coupée à moitié et la tête, presque détachée, était penchée, laissant voir la carotide tranchée d'un seul coup. »

Un graffiti est également découvert sur un mur de Goulston Street, près de l'un des corps. Mal orthographié, il semble incriminer des « juifs » : « The Juwes [sic] are The men That Will not be Blamed For Nothing » (« On n’accusera pas les Juifs pour rien »). Le chef Charles Warren, craignant une émeute antisémite si le bruit se répand, l'efface aussitôt.

 

Entre-temps, une lettre datée du 25 septembre et envoyée à la police, parmi des centaines d'autres, a attiré l'attention des enquêteurs. Signée d'un certain « Jack the Ripper » (« Jack l’Éventreur »), elle annonçait avec précision les nouveaux meurtres.

 

Hector France, rédacteur de Gil-Blas qui se trouve à Londres, la cite dans un article moqueur le 11 octobre :

 

« Huit jours d'écoulés depuis les drames nocturnes de Berner-Street et de Mitre-Square, et pas d'assassinat de femme. Les Londoniens amateurs d'émouvantes sensations cherchent vainement chaque matin, en dépliant leur journal, la terrifiante rubrique : NOUVEL HORRIBLE MEURTRE. CHOQUANTE DECOUVERTE. Jacques l’Éventreur se recueille. Il ne travaille plus [...].

 

Il est vrai que pour tenir le public en haleine et lui faire prendre patience, Jack the Ripper donne de temps en temps de ses nouvelles soit aux journaux, soit à la police. Son avant-dernière missive, adressée au superintendant général, Sir Charles Warren, est datée de vendredi :

 

Cher Boss (Boss ne peut guère se traduire en français que par le mot singe du nom dont les ouvriers gratifient le patron).

 

Si vous désirez me mettre le grappin dessus, je demeure maintenant dans City Road ; à vous à dénicher le numéro. Mon intention est d'occire encore quelques dames cette nuit dans Whitechapel.

 

Votre

JACQUES L'EVENTREUR. »

Le journaliste, que toute l'affaire semble beaucoup amuser, signale par ailleurs que des spirites se sont lancés à la recherche du criminel.

 

Il n'est pas le seul, dans la presse française, à railler l'incapacité de Scotland Yard à identifier l'assassin. Le 13 octobre, La Justice rapporte, hilare, la dernière méthode utilisée par les agents anglais pour coincer Jack l’Éventreur :

« L'idée du reporter qui s'était déguisé en femme pour découvrir l'assassin, a paru géniale, et de nombreux policemen revêtus du costume qui fait le désespoir de Mme Astié de Valsayre ont parcouru pendant quelques jours les quartiers suspects. Jack l'éventreur, comme il s'appelle, a continué à garder l'incognito, et les agents en ont été pour leur déguisement [...]. 

 

Le chef du Home-Office tremble pour sa situation, et sir Charles Warren qui dirige la police métropolitaine, imagine en vain chaque jour un nouveau moyen déclaré infaillible pendant vingt-quatre heures de pincer au demi-cercle l'ironique meurtrier. »

Dessin de John Tenniel paru dans Punch le 22 septembre 1888 - source : WikiCommons
Dessin de John Tenniel paru dans Punch le 22 septembre 1888 - source : WikiCommons

Le 16 octobre, nouveau rebondissement : George Lusk, président du Whitechapel Vigilance Committee, reçoit une lettre signée Jack l’Éventreur et envoyée « depuis l'Enfer » (« From Hell »). La missive est accompagnée d'un colis contenant... la moitié d'un rein humain.

« M. Lusk ouvrit la boîte avec précaution. Quelle ne fut pas sa surprise on découvrant dans le fond une substance charnue qui répandait une forte odeur putride ! Après un examen de quelques minutes, il crut reconnaître une portion de rognon. Dans la même boîte se trouvait une lettre de la même écriture que la carte postale.

 

La lettre était conçue en termes obscènes. Il y était dit que si le signataire ne lui envoyait pas l'autre morceau de la victime, dont il a été si souvent parlé, c'est qu'il l'avait mangé. Il le menaçait en même temps de lui envoyer le couteau qui avait servi à séparer ces parties du corps.

 

“Attendez quelques jours encore”, disait-il. Cette lettre était datée “de l'Enfer” et signée : “Attrape-moi si tu peux.” »

Le 9 novembre 1888, un nouveau meurtre ensanglante l'East End londonien. C'est sans doute le plus horrible de tous :

« La victime est une jeune femme de vingt et un ans, du nom de Mary-Jane Kelly, dont les antécédents ne sont pas encore bien connus. Elle occupait une chambre dans une des maisons de Dorset-Court, sorte d’impasse obscure située dans la localité même où ont eu lieu les deux derniers crimes [...].

 

Le corps était étendu sur le dos, les jambes ouvertes. La tête était presque complètement détachée du tronc ; les traits du visage, hachés de coups de couteau, étaient méconnaissables ; le nez et les oreilles avaient été enlevés ; un des seins avait été complètement coupé, laissant les côtes à découvert.

 

Le ventre était fendu, et les entrailles et les parties sexuelles en avaient été arrachées. Le foie avait été placé entre les jambes, près des pieds, et les cuisses étaient dépouillées de la peau dont plusieurs fragments avaient été déposés sur la table près du sein coupé. Le corps était entièrement nu et tailladé de la tête aux pieds. »

Les enquêteurs eux-mêmes sont sous le choc. Personne n'a jamais rien vu d'aussi atroce. Jack l’Éventreur, lui, demeure plus insaisissable que jamais : ce sera le dernier des cinq meurtres qui lui seront officiellement attribués (le premier étant celui de Mary Ann Nichols).

La naissance de la légende

En France, en marge des articles sur les assassinats, on parle beaucoup de ce fameux quartier de Whitechapel, sorte de concentré de toute la misère moderne niché au cœur même de l'empire le plus puissant de la planète. Le Figaro écrit en novembre :

« On connaît peu ce quartier de Whitechapel, aujourd'hui de sanglante renommée ; les étrangers, qui, sous la conduite d'agents de police, ont, le soir, visité les garnis, les maisons de charité, qui ont fumé la pipe d'opium préparée par un Chinois vautré sur un lit infect, s'imaginent volontiers avoir vu ce que l'on nomme les dessous de Londres ; ils n'ont, au contraire, vu que le dessus et ce qu'il y a de moins ignoble dans ces refuges d'assassins, de prostituées et de voleurs. »

Tandis que Paris ajoute, citant un journaliste anglais du Pall Mall Gazette :

« La véritable raison de cet état de choses n'est pas dans la négligence ou l’indifférence des autorités, elle est [...] dans le fait que la classe des déshérités et des parias qui forment la population de Whitechapel et de Saint-George est toujours aussi nombreuse [...].

 

C’est l’écume de l’humanité. L’amélioration de la condition des ouvriers ne les atteint pas. Ces parias n’ont pas d’autre refuge que Whitechapel ; incapables de travailler, ignorants, sauvages, ils sont nés dans le vice, voués au vice et ne vivent que de brigandage et de vol [...].

 

On peut pendre Jack l’Éventreur, on ne purifiera pas Whitechapel, car le véritable assassin c’est la Misère. »

Wentworth Street, Whitechapel, estampe de Gustave Doré, 1872 - source : Gallica-BnF
Wentworth Street, Whitechapel, estampe de Gustave Doré, 1872 - source : Gallica-BnF

Mais la presse française du XIXe ne serait pas tout à fait elle-même si elle ne sombrait pas régulièrement dans l'anglophobie la plus décomplexée. L'énigme policière de Whitechapel est pour certains, tel ce rédacteur de Gil-Blas, l'occasion d'afficher un mépris sans bornes pour toute la perfide Albion :

« Aimez-vous les Anglais ? Moi, je les ai en horreur.

 

Certes, je n'éprouve aucun sentiment de tendresse pour nos voisins d'outre-Rhin, les fumistes de l'autre côté des Alpes m'échauffent un peu les oreilles, mais chacun a ses petites prédilections dans la haine et je réserve la mienne pour ce peuple égoïste, hypocrite et sournois, qui n'a jamais raté une occasion de nous faire du mal.

 

C'est pourquoi l'affolement dans lequel les monotones exploits de Jack l'éventreur jettent les Anglais fait éclore sur mes lèvres le plus doux de mes sourires. Il n'y a, en effet, qu'un Anglais, avec cette lourdeur d'esprit qu'engendrent les brouillards de la Tamise, qui soit capable de prolonger au-delà de toute mesure une aussi déplorable plaisanterie [...]. »

Les feuilletonistes trouvent quant à eux dans l'affaire Jack l’Éventreur un sujet en or. Le Mémorial de la Haute-Loire publie dès 1895 « Le secret de Jack l’Éventreur », de Paul Verdun.

 

Le dossier est classé par Scotland Yard en 1892. Mais le tueur fera des émules dans les années suivantes. Dans les années 1900, de nouveaux Jack l’Éventreur seront trouvés à Berlin, à Saint-Pétersbourg (celui-ci laissera un mot sur les corps « disant qu'il veut libérer la terre de toutes les femmes »), et même à la Garenne-Colombes, en Île-de-France.

Au XXe siècle, ce seront la littérature, le cinéma, la télévision et la bande dessinée qui feront de Jack the Ripper un mythe aussi célèbre que Dracula, le monstre de Frankenstein, ou bien Sherlock Holmes, auquel il sera souvent opposé dans les œuvres de fiction.

 

Le vrai serial-killer, lui, ne sera jamais pris par la police. Tour à tour accusé d'être un immigré, un ouvrier, un aristocrate ou un médecin anatomiste, et malgré les centaines d'hypothèses formulées depuis plus d'un siècle, son identité n'a jamais été découverte. Les dernières découvertes des deux scientifiques britanniques, Jari Louhalainen et David Miller, des universités de Liverpool et Leeds, livrent aujourd'hui de nouveaux éléments sur "le barbier polonais".