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1901 : chez les forçats du bagne colonial, avant Albert Londres

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

L’enquête d’Albert Londres Au bagne, parue en 1923, est un classique de la littérature sur le bagne colonial. Cependant, avant lui, le reporter Jacques Dhur produisait dès 1901-1902 une enquête similaire pour Le Journal.

Pourfendre les injustices pour vendre Le Journal

L’intérêt du cas de Jacques Dhur, de son vrai nom Félix Le Héno (1865-1929), réside dans le caractère pionnier de son reportage au bagne. Ce dernier est publié par morceaux dans Le Journal entre les mois de juillet 1901 et de juin 1902.

Par ce reportage, Dhur contribue à faire naître en France une forme nouvelle d’enquête journalistique : un reportage engagé, attaché à décrire et dénoncer des réalités sociales, notamment liées aux institutions (asiles, prisons, bagnes, hôpitaux, orphelinats) et à ceux qu’elles abritent ou enferment.

L’une des particularités de ce type de reportage est de présenter un regard relativement empathique à la condition de ceux qu’il décrit, en l’occurrence les forçats purgeant leur peine – parfois depuis des dizaines d’années – au bagne colonial français de Cayenne.

Dhur ne se borne pas à sympathiser avec les forçats : il prend parti pour l’un d’entre eux, Danval, qu’il croit victime d’une erreur judiciaire. Dès lors, le reporter se donne comme mission non seulement d’apitoyer son lecteur sur le sort de Danval, mais de produire un effet dans le réel en exigeant la grâce du condamné. Albert Londres se fera l’héritier de cette posture engagée lorsqu’il interpellera le ministre des Colonies pour exiger des réformes du bagne de Guyane et la libération de certains forçats en 1923.

Il ne faut toutefois pas être aveuglé par le positionnement manifeste du reporter en pourfendeur des injustices. Il demeure que le sujet du bagne fascine par le double exotisme qu’il propose : un exotisme géographique, celui du département outre-mer auquel peu de citoyens ont accès, et un exotisme social, porté par les forçats qui sont, ne l’oublions pas, des criminels.

« Lorsqu’un grand crime est commis, l’opinion publique s’émeut, s’alarme, se passionne ; elle suit avec un intérêt grandissant les opérations de la justice, depuis les premières phases de l’instruction jusqu’au dénouement : le verdict de la Cour d’assises.

Puis l’attention est sollicitée par d’autres crimes et on ne se préoccupe plus de savoir ce que deviennent les condamnés du jury.

Il nous a paru qu’il serait intéressant de suivre les criminels dans l’expiation, de connaître leur état d’âme, de voir leur seconde existence. »

« [En] moi sommeille l’âme populaire, soucieuse de connaître à quels déchirements intimes est en proie la conscience du criminel », ajoute Dhur, révélant la curiosité dont les forçats sont l’objet.

Se joint toutefois immédiatement à cette curiosité une justification politique et morale. Le reporter se réjouit à l’avance des retombées de son enquête, qu’il « [prévoit] féconde en résultats […] [et] intéressante non seulement pour le sociologue, mais encore pour le législateur, pour l’aliéniste, pour le moraliste, – pour tous ceux, enfin, qu’émeut l’éternelle question du Crime et du Châtiment ».

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Émouvoir et dénoncer : ce sera le double fil conducteur du reportage, que Le Journal s’emploiera à mettre en valeur, reprenant à son compte les revendications de Jacques Dhur. En effet, la dimension sensationnelle de ce reportage dénonciateur lui confère une visibilité particulière et, sans aucun doute, fait vendre Le Journal. La direction du quotidien peut s’en réjouir à une époque où les enquêtes sensationnelles se multiplient, signe de la concurrence marquée entre les quatre plus grands quotidiens nationaux : Le Matin, Le Petit Parisien, Le Petit Journal et Le Journal.

Une galerie de forçats

Après la publication du récit du début du voyage de Jacques Dhur en bateau, « Vers Nouméa », le 26 juillet, il faut attendre le 12 décembre pour retrouver dans Le Journal une annonce du reportage prochain. Dhur est de retour en France et Le Journal publiera ainsi sous peu son enquête sur le bagne, cet « enfer moderne », apprend-on. Le reporter est alors présenté comme « un écrivain connu et estimé pour sa netteté de vision et son autorité en matière documentaire ». Il rentre de Cayenne « les mains pleines de notes et de photographies originales ».

On peut légitimement croire que déjà, au seuil de la publication du reportage, Dhur comme Le Journal savent de quoi sera tissé celui-ci et ont une idée de la campagne de presse à venir.

C’est sous la forme d’une série de portraits de forçats que Jacques Dhur décrit le bagne. Les figures et les histoires individuelles y occupent une place centrale. Elles égrènent le chapelet des crimes et la variété des personnalités criminelles, comme pour mieux y détacher, plus tard, la figure du forçat innocent.

La série de portraits est amorcée le 26 décembre 1901, vers la même époque où Le Journal publie le roman-feuilleton Fleur de bagne de Marie-François Goron, signe de l’intérêt que le quotidien supposait être celui du lectorat pour ce sujet ; signe aussi de la parenté entre reportage et roman, deux récits, deux feuilletons également vendeurs.

Dhur fait se succéder les portraits et les interviews de forçats : un premier portrait est consacré à un dénommé Allmayer, puis ce sont « Pel », « Berniègre, le graveur », « La “Mère” Julien » et quelques autres.

Cette dernière, par exemple a été « condamnée en 1865, aux travaux forcés à perpétuité […] pour avortements ». Loin de susciter immédiatement la sympathie du reporter, la « Mère » Julien, aussi surnommée « l’Ogresse de Montauban », est d’abord décrite avec une fascination plus sordide qu’empathique, bon exemple des variations du regard du reporter.

« Et, avec son air de dévote obèse, effondrée sur deux cannes, péniblement, elle s’en va, se traînant entre les groupes, dans un remuement de chairs écroulées – son châle noir tout secoué d’un frémissement. […]

Une des dernières, elle est sortie de l’église. Et toujours, de sa marche lourde, flasque, la figure luisante de contentement, elle s’en va […]. »

À la recherche du détail contrasté, le reporter la campe ensuite « [faisant] de la dentelle » sous la véranda de sa maisonnette du bagne. Il donne voix à « l’Ogresse », rapportant son histoire telle qu’elle la lui aurait racontée. Dès lors, la fascination laisse place à l’empathie : « d’une voix toute changée, lourde d’angoisse, elle me dit le long drame qu’a été sa vie de sage-femme », la sensibilité au malheur qui guidait ses gestes. « Et, non seulement elle excuse, mais elle admet l’avortement, par cela seul que, le plus souvent, on éviterait ainsi bien des drames et bien des misères… »

Dans cette volonté de donner voix aux bagnards se situe une des particularités du reportage de Dhur, une de ses stratégies aussi : c’est par son effacement que le reporter convainc.

Il ne procède pas autrement lorsque vient le temps de « l’affaire Danval », à partir du 15 mars, date de la parution de la livraison consacrée au forçat Danval. À partir de là et jusqu’en juin, la série est interrompue au profit d’une campagne de presse consacrée à prouver l’innocence de ce pharmacien « condamné, en 1878, aux travaux forcés à perpétuité par la Cour d’assises de la Seine, pour empoisonnement de sa femme ».

Le reportage se mue en instruction médiatique, dans laquelle l’opinion publique est interpellée. Dans cette cause se dessinent les ressorts d’une nouvelle forme de justice à l’ère de la culture médiatique.

Portrait de Louis Danval, pharmacien condamné au bagne, circa 1900 - source : Courdecassation.fr
Portrait de Louis Danval, pharmacien condamné au bagne, circa 1900 - source : Courdecassation.fr

Effets de manche(tte) : portrait du reporter en avocat

De témoin, Jacques Dhur se mue en redresseur de torts et, prenant le parti de la Justice et de la Vérité, exploite les ressources du reportage pour obtenir la grâce du condamné. Le reporter accumule donc preuves scientifiques et témoignages à l’appui de la thèse de l’innocence de Danval.

Dhur se montre assez subtil dans la gradation de l’affaire : au départ, la proclamation d’innocence n’émane pas du reporter, mais de Danval lui-même.

« Et voilà bientôt vingt-cinq ans qu’il est au bagne !…

Il dit cela très vite, dans une hâte qui balbutie, et un peu de honte monte au fond de lui-même, poussant le sang à sa face. […] Mais une énergie le redresse et, d’une voix affermie, il ajoute, sans affectation, simplement :

Pourtant, je suis innocent ! »

La description de l’attitude et des expressions de Danval traduit l’honnêteté, la civilité, la honte et l’anxiété du forçat, de même que le côté pitoyable de sa situation. À cela s’ajoute la description de la conduite des autres forçats qui « le croient innocent et [le] respectent ». Ces éléments orientent le jugement du lecteur.

Danval montre au reporter divers documents relatifs à son procès, des comptes rendus des débats de l’époque, tous unanimes, affirme Dhur, « à reconnaître que “au point de vue matériel jamais accusation ne s’est assise sur des bases plus fragiles” ». C’est alors seulement que Dhur présente l’argument sur lequel reposera la campagne de presse, à savoir que le corps de Madame Duval ne contenait qu’une quantité infime d’arsenic.

À ce point de son récit, Dhur met en scène la manière dont le doute quant à la culpabilité de Danval commence à l’envahir, de sorte que ce doute puisse devenir, par sympathie, celui du lecteur. Il poursuit son article par une description pathétique de Danval, qui « par gestes vagues, inconscients, [...] passe l’une après l’autre ses mains sur son visage, comme pour en détacher une vision terrible – cette dernière audience de la Cour d’assises où a sombré son honneur ».

Dans l’article du 22 mars, Dhur pose l’hypothèse de l’innocence de Danval : « Est-ce une erreur judiciaire ? » demande le titre en Une du Journal. Le 25 mars, l’hypothèse se mue en certitude : « Danval n’est pas un empoisonneur ! ». Elle est alors soutenue par la récolte de témoignages scientifiques, comme celui de « l'éminent professeur de toxicologie à l'École supérieure de pharmacie », le professeur Béhal.

« J'ai lu vos articles et j'en ai apprécié d'autant plus l'intérêt que, dans le monde savant, le rapport de Bouis fit grand bruit à l’époque [du procès de Danval].

La quantité d'arsenic retrouvée dans le corps de la morte était infinitésimale. Et, comme le disait le savant chimiste, on eût pu en trouver autant dans le fauteuil du président de la Cour d’assises. »

Le reporter se dit « remué » par les propos de Béhal, selon qui une certaine absorption d’arsenic est normale. Béhal affirme qu’il est impossible de condamner Danval et à la question « Danval est-il un empoisonneur ? », il ne peut répondre que « non ! ». Dhur laisse le lecteur sur cette parole accompagnée d’un geste théâtral embrassant le laboratoire où a lieu l’interview et soulignant la preuve « irréfutable » de la science.

Ce type de témoignage permet de convaincre et de mobiliser l’opinion publique autour de la cause. L’opinion apporte ensuite un soutien au reporter, qui ne manque pas de la mettre en scène. Il retranscrit ainsi dans Le Journal les lettres d’appui reçues de lecteurs et de groupes, à l’instar de celle de l’Association des étudiants en pharmacie de France.

« Paris, le 29 mars 1902

Monsieur le Directeur,

Les membres de l’Association des étudiants en pharmacie de France adressent à Monsieur le Directeur du Journal l’expression de leur vive reconnaissance au sujet de la campagne entreprise par lui […].

Ils espèrent que les nobles efforts que vous faites, appuyés par les articles si persuasifs de M. Jacques Dhur, seront couronnés d’un succès imminent. »

Dhur est alors muni des preuves et du soutien populaire nécessaires à la dénonciation de l’injustice et à l’appel à sa réparation, dont se chargent deux articles intitulés « Pour la justice » (1er avril) et « Pour la grâce de Danval » (11 avril). La campagne culmine lorsque le forçat obtient la grâce présidentielle  d’Émile Loubet.

« Un silence, M. Loubet a pris, sur un coin de son bureau une liasse légère de grandes feuilles blanches que, comme un symbole, assemble un cordonnet vert. Et il y appose sa signature. C’est le décret de grâce.

Il lève le front et, très simplement :

La grâce, fait-il, la voilà !… »

Le retour du bagne de Danval, mis en scène dans Le Petit Journal Supplément du dimanche, août 1902 - source : RetroNews-BnF
Le retour du bagne de Danval, mis en scène dans Le Petit Journal Supplément du dimanche, août 1902 - source : RetroNews-BnF

Et voilà le reporter campé en redresseur de torts, heureux de voir « sur notre généreuse terre de France, […] éclore, au moindre souffle de justice, la fleur impérissable de la solidarité ! ». Ajoutons que Le Journal s’associe pleinement à la campagne de son reporter. Son soutien transparaît dans l’organisation d’une conférence donnée par Jacques Dhur et le professeur Béhal, le 10 avril, sous le patronage conjoint du « monde médical », de « Monsieur le Directeur, et M. Alexis Lauze, secrétaire de la rédaction du Journal ».

Dans le compte rendu de la séance, Le Journal tend à se superposer, voire à se substituer à Jacques Dhur comme maître d’œuvre de la campagne, tous deux se fondant en une même incarnation du pouvoir de la presse. « Vive le Journal ! criait-on ; bravo, bravo ! Vive Dhur ! » Les noms du reporter et du quotidien sont acclamés de concert par le public, signe de l’inextricable entremêlement des intérêts des reporters et des patrons de presse.

La voie est toute pavée pour la venue d’Albert Londres.

Mélodie Simard-Houde est chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.