Les journées ouvrières de 1934 : les prémices du Front Populaire
À la suite des émeutes d’extrême droite de février 1934, un grand mouvement ouvrier tente de s’organiser pour répondre aux provocations de la Réaction – pour la première fois depuis 1920, socialistes et communistes se rallient à la même cause.
Les éditions La Fabrique viennent de faire paraître « Faire front », réédition augmentée de l’essai « Les Journées ouvrières des 9 et 12 février » de Marc Bernard, édité pour la première fois chez Grasset à la fin de l’année 1934.
Ce document journalistique et historique majeur revient sur les manifestations des partis socialiste et communiste français en réponse aux émeutes antiparlementaires des ligues d’extrême droite du 6 février 1934. Ce rassemblement contre la France réactionnaire des deux partis, classés alors tous deux à l’extrême gauche de l’échiquier politique, est inédit, et ne s’est jamais produit depuis la division de la SFIO en deux camps – le Parti socialiste de Léon Blum non affilié à l’URSS, et le Parti communiste – quatorze ans plus tôt au Congrés de Tours.
Cette réunification ponctuelle est en quelque sorte un prototype de ce que sera le Front Populaire deux ans plus tard, lorsqu'il remportera les élections législatives de 1936. Pourtant, au moment où Bernard l’écrit, et bien qu’il pressente le caractère décisif et stratégique de cette union, il ne peut d’aucune manière savoir que le Front Populaire existera.
Nous publions sur RetroNews, avec l’aimable autorisation de La Fabrique, un extrait de ce document exceptionnel. Celui-ci illustre les nombreux désaccords de fond entre les deux formations politiques de l’extrême gauche, désaccords que déplore l’« écrivain prolétarien » Marc Bernard, de même que la plupart des militants ouvriers d’alors. L’Histoire leur donnera raison.
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Après le coup d’État
Dans la journée du 7 février, Paris apprend la démission du ministère Daladier [membres du Parti radical, de centre-gauche, et considérés comme des ennemis, au même titre que la droite, par les socialistes et communistes de 1934, N.D.L.R.]
Le gouvernement bat en retraite devant une opinion publique que la plupart des grands journaux parisiens ont exaspérée au-delà de toute mesure, et qui continue à croire, de bonne foi, que les émeutiers de la veille ne songeaient qu’à conspuer les voleurs [« l’affaire Stavisky », impliquant le haut-fonctionnaire de police Jean Chiappe et plusieurs députés, N.D.L.R.], sans se préoccuper le moins du monde de rétablir un gouvernement de droite.
Pour la énième fois en France, pays où le suffrage universel est à la base de la vie sociale, nous voyons une minorité agissante imposer sa volonté qui se dresse contre celle de l’ensemble de la nation.
Les méthodes de 1926 recommencent ; mais comme on ne peut plus jouer, en période de crise, au jeu dangereux de la baisse du franc, la violence des « puissances d’argent » change de forme : elle se transforme en combats de rue.
Et le gouvernement Daladier, comme celui d’Herriot [plus souvent appelé le « cartel des gauches », N.D.L.R.] en 1926, au lieu de faire appel à l’ensemble du pays, de dénoncer la manœuvre, cède docilement la place au premier signe de ceux qui forment « le mur d’argent ». Le contraire nous eût étonné.
Mais ce brusque retrait montre, à ceux mêmes qui sont les plus respectueux du jeu normal de la démocratie, que ces délicats rouages peuvent être faussés à volonté, qu’il y suffit d’un peu de cran et d’une certaine liberté d’esprit en face du « pays légal », auquel certains opposent avec malice le « pays réel », c’est-à-dire : le leur, celui des « gros riches ». « Laissez venir à moi ceux qui ont beaucoup d’argent. »
Elle leur montre que, face à des adversaires pusillanimes, à la volonté dispersée, chancelante, quelques milliers d’hommes armés, décidés, peuvent faire en France, comme ailleurs, la pluie et le beau temps pour peu que le mur d’argent les seconde.
Tout cela n’a rien qui doive étonner ceux qui ont un peu réfléchi à l’importance des luttes de classe que la crise économique exaspère, mais les grandes forces démocratiques du « pays légal », arrachées à la quiétude qui leur est propre, se réveillent dans la journée du 7 février à demi épouvantées par le danger qui vient brusquement de surgir devant elles.
Le sac des Maisons du peuple italiennes et allemandes, les camps de concentration, les assassinats de militants, hantent les esprits. Il convient, songe-t-on, de répondre sans tarder à cette soudaine offensive.
Et le même jour où l’on apprend la démission du ministère Daladier, la vieille CGT décrochant de sa panoplie son arme la plus redoutable, ce qu’elle considère comme la vieille garde des luttes sociales, qui a déjà beaucoup servi mais peut encore faire de la bonne besogne, décrète pour le lundi 12 février une grève générale de vingt-quatre heures, qu’elle annonce dans son organe officiel le Peuple du 8 février en ces termes :
« CONTRE LE PÉRIL FASCISTE,
GRÈVE GÉNÉRALE LUNDI !
La commission administrative de la Confédération générale du travail a décidé, hier, 7 février, que contre les menaces du fascisme et pour la défense des libertés publiques, une grève générale, limitée à vingt-quatre heures, devra être effectuée le lundi 12 février.
Pour ce faire, les Unions doivent en informer leurs syndicats pour que ceux-ci réunissent leur corporation dans leurs locaux habituels, le dimanche 11 février, en vue de préparer l’application de la décision confédérale. »
Et la CGTU publiait l’appel suivant le 9 février :
« LA CGTU À TOUTE LA CLASSE OUVRIÈRE :
Camarades !
Les organisations fascistes se livrent à une agitation intense. Les partis politiques de la bourgeoisie, y compris le Parti socialiste, sont effrayés devant la colère grandissante des masses ouvrières et s’efforcent de l’étouffer.
Mais l’indignation gronde dans la classe ouvrière qui en a assez d’être affamée et qui se refuse à la dictature fasciste, comme au renforcement de la dictature gouvernementale même camouflée sous le visage de la “démocratie”. […]
LUNDI 12 FÉVRIER DANS TOUTES LES ENTREPRISES,
DANS TOUS LES SERVICES PUBLICS ET TRANSPORTS,
VOUS FEREZ LA GRÈVE DE VINGT-QUATRE HEURES ! […]
Adressez-vous immédiatement aux travailleurs confédérés et autonomes qui sont en face de vous pour organiser ces actions pour :
La dissolution immédiate des ligues fascistes.
Arrestation immédiate de Chiappe, Daladier et Frot. […]
Organisez des manifestations, participez aux manifestations d’action prolétarienne !
–La CGTU »
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Le Parti socialiste fait appel à l’unité pour des manifestations de rues
Cependant, entre-temps, le Parti socialiste, voulant donner un avertissement aux organisations de droite qui, la veille, avaient dirigé l’émeute, et leur montrer qu’il y avait une large part de la population de Paris qui n’entendait pas voir la légitime indignation née du scandale Stavisky servir à des fins réactionnaires, publiait l’appel suivant :
« AUX TRAVAILLEURS DE PARIS !
Le Parti socialiste et ses fédérations de la Seine et de Seine-et-Oise, en présence de la tentative de la réaction fasciste de s’emparer du pouvoir pour détruire les libertés publiques et ouvrières, vous appellent à la grande manifestation qui se déroulera à 19 heures place de la Bastille, demain jeudi. […]
Trêve aux divisions. L’heure impose l’accord le plus profond. Ainsi nous balayerons les forces de la réaction fasciste.
Pour les détails de la manifestation, consultez demain le Populaire. »
Mais les pourparlers en vue d’arriver à une unité d’action se heurtèrent au refus du Parti communiste qui, deux jours avant, par on ne sait quelle aberration, avait mêlé ses troupes à celles des organisations de droite [en effet, certains militants communistes ont manifesté le 6 février contre l’affaire de corruption, sans s’apercevoir qu’ils défilaient aux côtés des ligues d’extrême droite, N.D.L.R.].
Le Populaire publiait le 8 février les documents concernant ces pourparlers en les faisant précéder de ces lignes :
« Ainsi que nous l’avons annoncé hier, la Fédération de la Seine du parti s’est adressée au Parti communiste et à la CGTU en vue d’une action commune contre le fascisme.
La CGTU nous a fait savoir verbalement qu’elle refusait toute entente.
Quant au Parti communiste, il nous a répondu par une lettre nous transmettant simplement l’appel que l’Humanité publie ce matin.
Nous croyons utile de mettre ces documents sous les yeux de nos lecteurs, sans même les commenter. Nos camarades jugeront à sa juste valeur le refus de toute entente que constitue la réponse des communistes. »
Voici la réponse :
« Citoyens,
Vous trouverez ci-joint un appel qui paraîtra dans notre journal L’Humanité de demain matin et qui constitue, en outre, notre réponse à vos propositions.
Recevez nos salutations communistes. »
Le document joint est rédigé ainsi :
« Travailleurs ! Camarades !
Le gouvernement sanglant Daladier-Frot, soutenu par le Parti socialiste, a préparé la venue au pouvoir de l’Union nationale [le gouvernement de droite qui vient de succéder au gouvernement Daladier, N.D.L.R.]. Il vient de lui céder la place.
C’est ainsi que le Parti radical et [le] Parti socialiste font le lit du fascisme !
À la tête des masses, le Parti communiste a déjà, ces jours derniers, dirigé de nombreuses actions et manifestations contre le fascisme ! […]
La gravité de la situation exige que l’action prolétarienne soit renforcée.
Ouvriers et ouvrières de la région parisienne, rassemblement !
Demain soir, vendredi, à 20 heures, en masse, place de la République. […]
–Le secrétariat du Pari Communiste »
Ainsi, plutôt que de joindre ses forces à celles du Parti socialiste pour manifester dans la soirée du jeudi place de la Bastille, le Parti communiste, coupant en deux les forces ouvrières, choisit un autre jour et un autre lieu après avoir – il faut le répéter à haute voix – donné à ses adhérents et à ses sympathisants des directives pour la journée de mardi, qui équivalaient dans la pratique à un front unique avec les troupes des organisations fascistes.
Un membre du comité directeur d’une organisation contrôlée par le Parti communiste, sympathisant lui-même de ce parti, a vu – il m’a affirmé être prêt à en témoigner – un camelot du roi [milice royaliste de L’Action française, N.D.L.R.], reconnaissable à son insigne fleurdelisé, et un communiste portant l’étoile à trois branches du comité antifasciste de Pleyel-Amsterdam, mêlant leurs efforts pour démolir un lampadaire à l’aide d’une poutre dont ils se servaient comme d’un bélier.
L’auteur de ces lignes a vu, de ses yeux, rue de Rivoli, dans la soirée du 6 février – il devait être 9 heures et demie – des ouvriers s’acharner à la même besogne, confondus parmi des jeunes gens d’organisation de droite.
La CGT prenant le 7 février la décision d’une grève générale pour la journée du 12, le Parti socialiste retire le mot d’ordre de manifestation du 8 février, place de la Bastille, et décide de reporter tout son effort sur la journée de lundi.
C’est lui qui prendra, le 9 février, l’initiative de la manifestation de Vincennes.
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« Faire Front : Les journées ouvrières des 9 et 12 février 1934 » est édité aux éditions La Fabrique.