Trieste : histoire d’une ville balkanique en Italie
La ville de l’extrême nord-est italien abrite depuis toujours une large minorité slovène – d’un grand incendie fasciste à l’occupation sanglante du maréchal Tito, retour sur les conflits inter-ethniques d’une cité témoin de l’Histoire de l’Europe.
Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens sont journalistes et spécialistes de l’Europe de l’Est. Ils viennent de faire paraître aux éditions La Découverte « Là où se mêlent les eaux », récit de voyage nous entraînant de la mer Adriatique jusqu’aux confins de la mer Noire, dans lequel ils reviennent sur l’histoire mouvementée des villes et pays dits « en transition » qu’ils traversent en bateau.
Avec l’aimable autorisation de La Découverte, RetroNews publie ci-dessous un chapitre consacré à Trieste, ville italienne frontalière avec l’actuelle Slovénie, qui abrite depuis plus de cent ans une minorité slovène, victime et témoin particulier des conflits fratricides en Europe centrale.
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La Fiat crache ses poumons dans les rues escarpées qui ondulent sur les hauteurs de Trieste. À l’horizon, la baie s’étale au soleil jusqu’à Duino, des brumes matinales lèchent les collines qui montent de la mer. Andrea a une mèche de cheveux noirs qui lui balaie les yeux, qu’il dégage un instant pour regarder son pays. Trieste, le grand port de la Double Monarchie impériale et royale, la ville des squadristi du Parti national fasciste, le réduit où les derniers nazis attendaient les balles des partisans. Andrea se sent moins Italien que simplement d’ici, de cette ville où les avenues tracées au cordeau prétendent affirmer un ordre géométrique qui viendrait mettre en ordre l’histoire, alors que la mémoire suinte comme de la graisse liquide.
Trieste pue le secret et la pudeur, même quand la bora venue du nord-est s’abat dans les rues désertes. Trieste a voulu oublier 1945, quand les partisans yougoslaves massacrèrent près de 10 000 personnes dans les foibe des montagnes du Karst, elle veut oublier ses Slovènes, qui se réunissent aux beaux jours pour chanter et boire sous les treilles, dans les osmize, les tavernes établies dans les cours de ferme de l’arrière-pays. Mais la mémoire est imprévisible et les souvenirs sont comme des vagues qui se brisent sur une digue : malgré le béton et l’oubli, une lame plus forte que les autres, un jour de tempête ou de solitude, finira par tout emporter, par mettre à nu les sédiments anciens.
« Les Balkans, c’est par là. » Andrea esquisse un geste et ses yeux noirs se teintent de reflets métalliques. Le 28 janvier 1994, son père, Marco Lucchetta, correspondant de la RAI, fut tué dans le secteur bosniaque de Mostar, en Herzégovine. Un obus tiré des lignes croates toucha la cave où il s’était réfugié. L’enquête n’a pas établi s’il s’était agi d’un « accident » ou de l’élimination délibérée d’un témoin gênant. Bien des années plus tard, lors de son premier voyage en Bosnie, Andrea a retrouvé la maison où s’était déroulé le drame. Un soir, alors qu’il se recueillait dans les ruines, un chien, un gros berger noir, est venu à sa rencontre. Baptisé Stari, « le Vieux » en serbo-croate, l’animal suit désormais le jeune homme comme une ombre.
Dans les années 1970 et 1980, les Yougoslaves se pressaient au marché du Ponte Rosso, dans les boutiques et les premiers supermarchés de Trieste, les cosmétiques, les vêtements, les chaussures de sport s’entassaient dans les coffres des Zastava. La décennie suivante, les flux s’inversèrent, la ville devint une étape sur le chemin des convois humanitaires, des journalistes, des espions et des fous qui convergeaient vers la Croatie et la Bosnie-Herzégovine en guerre. […]
Nous errons dans les villages slovènes qui surplombent le golfe de Trieste. En ville, il est bien difficile de deviner l’existence de la minorité : il n’y a pas de signalisation bilingue, et pas un café, pas un établissement ne tient commerce sous une enseigne rédigée en slovène. Il existe pourtant plusieurs dizaines d’écoles qui dispensent leur enseignement dans cette langue, la cité compte des clubs sportifs, des discothèques et des associations slovènes, mais personne ne tient à s’afficher.
À Trieste, les Slovènes heureux sont des Slovènes cachés. Dans le village de Prosek, Prosecco en italien, le jeu de piste se poursuit : l’écrivain Boris Pahor, la figure tutélaire des lettres slovènes, était tout à l’heure dans ce café, il pourrait passer bientôt dans la trattoria popolare, on l’a vu repartir à pied... Le patron d’un bistro nous indique finalement sa maison, accrochée en balcon au-dessus de l’immense golfe d’où monte la première brume de chaleur de l’année.
Nous ne nous étions pas annoncés, mais Pahor est à peine surpris de notre apparition au portillon de son jardin. La porte s’ouvre vite, et le vieil homme nous fait pénétrer dans sa petite cuisine, en s’excusant du désordre et de son impréparation. Il a peu de temps, il doit partir dès le lendemain à Modène, pour parler à des lycéens de la guerre, du fascisme, de la résistance et des camps. « Et, à mon âge, un voyage se prépare », soupire l’écrivain de quatre-vingt-dix-sept ans. Sur la table, des magazines oubliés et cornés, des biscuits, une demi-banane, des tasses dépareillées. Pahor est en jogging et raconte, la goûte au nez, le traumatisme qu’il vécut à huit ans, en apercevant, alors qu’il se promenait avec sa nourrice, les immenses flammes et la colonne de fumée qui s’élevaient au-dessus de la ville, quand les chemises noires mirent le feu au Centre culturel slovène.
Les fascistes aiment les incendies fondateurs, les brasiers inauguraux. Le Narodni Dom de Trieste brûla le 13 juillet 1920, treize ans avant le Reichstag de Berlin, dans l’indifférence la plus totale de l’Europe. « Encore aujourd’hui, beaucoup de gens ne savent pas qu’une communauté slovène vit à Trieste. Même en Italie, beaucoup de gens l’ignorent. » Boris Pahor vilipende les néofascistes de la Ligue du Nord, les crypto-fascistes du Popolo della libertà et refuse les décorations officielles. Il a, depuis quelque temps déjà, passé l’âge où l’on se compromet pour des hochets.
Après la capitulation italienne de septembre 1943, les nazis prirent le contrôle de l’Adriatisches Küstenland, qui regroupait les provinces de Trieste, Udine, Gorizia, Pula et Ljubljana. C’est à cette date que Boris Pahor rejoignit les rangs des partisans. Struthof, Dachau, Dora, Bergen-Belsen. Arrêté puis déporté, le jeune homme parcourut comme une ombre les routes de l’univers concentrationnaire nazi en train de s’effondrer. « Ce n’étaient pas les gros et les costauds qui avaient des chances de s’en sortir, mais les petits comme moi, les chétifs, les malingres. »
Les heures passent, le soleil tourne par la fenêtre qui ouvre sur la mer, la voix tremblotante ondule dans la pièce, la poussière danse dans les rayons de lumière. Dans ma tasse, le sucre a formé une croûte sombre que je gratte avec la cuillère. La demi-banane noircit sur la table. « Si j’avais trois ans de moins, je vous accompagnerais bien », lâche l’écrivain sur le pas de la porte.
Le Primorski Dnevnik, le quotidien slovène du littoral, est installé dans un immeuble austère, Via dei Montecchi, dans le quartier de San Giaccomo in Monte. Héritier du Partizanski Dnevnik, le « Quotidien partisan », fondé dans le maquis, il tire à 11 000 exemplaires et « gagne même quelques dizaines d’abonnés chaque année », assure le rédacteur en chef. « Notre journal, tout comme la communauté slovène de Trieste, penche plutôt pour le centre gauche. » Dušan Udović regarde en l’air, laisse passer un ange social-démocrate, puis reconnaît : « Oui, bien sûr, centre gauche, l’expression n’avait pas beaucoup de sens au lendemain de la guerre, quand le journal était l’organe des partisans de Tito. » Par la suite, la communauté slovène de Trieste a connu bien des ruptures, surtout lors du « grand schisme » de 1948 entre Tito et Staline. « Ce divorce a durablement divisé les familles, il a fallu que le Parti communiste italien rompe lui-même avec le stalinisme pour que, peu à peu, la blessure s’atténue. »
Le Primorski Dnevnik est installé dans un bâtiment attribué à la fin de la guerre. Le journal a cédé des bureaux dans les différents étages, mais les sous-sols abritent toujours l’imprimerie. Un portrait du maréchal Tito trône au-dessus des machines, encadré des calicots arc-en-ciel qui appellent à la paix dans le monde. « Je suis titiste, je n’en ai pas honte. Pourquoi devrais-je le nier ? Mon père était partisan », clame le chef rotativiste en prenant la pose poing levé.
Pour beaucoup d’Italiens de Trieste, Tito reste l’ennemi, l’homme qui fit occuper la ville en 1945. Les Slovènes, eux, gardent le souvenir de la répression fasciste, de l’interdiction de prononcer le moindre mot dans leur langue, depuis le traumatisme fondateur de l’incendie de la Maison de la culture. Ils ont serré les poings en silence, durant ces interminables années 1920 et 1930, comme les héros des romans de Boris Pahor, puis ont rejoint la résistance. Italiens, Slovènes, peu importait, le soleil rouge du communisme et de la liberté allait se lever pour tous. Puis, comme toujours, des flots de sang sont venus salir les rêves des uns et des autres. Depuis, chacun sait bien que la discrétion vaut mieux que les fanfaronnades, car le train de l’histoire est une machine folle toujours prête à dérailler.
Dans les petites rues populaires de San Giaccomo in Monte, les immigrés africains se retrouvent dans les cafés et les boutiques de téléphonie. La Double Monarchie rêvait que Trieste lui ouvrît les routes du monde, lui permettant de sortir de sa lourde continentalité, de se détacher de cette Europe centrale qui n’en finit pas de se perdre dans les vallonnements embrumés de Bucovine et de Ruthénie subcarpathique. L’Empire voulait lancer des conquêtes maritimes, défier Istanbul par la mer et participer à l’orgie coloniale.
Désormais, Trieste attire les Afghans et les Pakistanais, les Turcs et les Pendjabis, ceux qui arrivent par les Balkans et ceux qui surviennent par la mer, ceux qui restent et ceux qui passent, ignorant l’histoire de la cité, plantée sur une ligne de confins où s’enchevêtrent les mémoires rivales.
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« Là où se mêlent les eaux » vient de paraître aux éditions La Découverte.