Reportage à Ellis Island, l'île des immigrants aux États-Unis
En 1930, un reporter du « Petit Parisien » se rend à Ellis Island, l'île au large de New York où les immigrants du monde entier doivent attendre leur acceptation ou leur expulsion.
« L'île des pleurs » (« The Island of Tears ») ou « l'île des cœurs brisés » (« Heartbreak Island ») : tels étaient jadis les deux surnoms les plus célèbres d'Ellis Island, une île au large de New York qui fut longtemps l'entrée principale des immigrants arrivant aux États-Unis par bateau. Située à quelque 800 mètres de la statue de la Liberté, elle fut choisie à partir de 1892 pour isoler les migrants avant leur acceptation.
À l'origine, quasiment tous les arrivants étaient acceptés sur le sol américain après 3 ou 5 heures passées à Ellis Island. Ils devaient répondre à 29 questions incluant leur nom, leur métier et la quantité d'argent qu'ils avaient sur eux. Seuls ceux qui avaient un passé criminel ou présentaient des signes de maladie étaient mis en quarantaine sur l'île ou, dans les cas extrêmes, renvoyés dans leur pays. En tout, 2% étaient rejetés.
Mais à partir de 1924, sous l'influence notamment des théories raciales qui prospéraient à l'époque, des quotas par nationalité furent mis en place pour limiter les flux migratoires. Le nombre d'Irlandais, d'Anglais, de Russes, etc. admis était évalué en proportion du nombre d'entre eux déjà présents sur le territoire en 1910 : il ne devait pas dépasser 3%. Le centre d'Ellis Island devint alors un lieu de détention et d'expulsion pour les étrangers indésirables.
En 1930, au cours d'une série de reportages qu'il fait sur les États-Unis, Claude Blanchard du Petit Parisien se rend sur place. Il décrit le remplissage du fameux formulaire d'entrée :
« “Êtes-vous anarchiste ? Êtes-vous polygame ?”
Telles étaient, parmi vingt autres, les questions auxquelles je dus répondre. Je ne veux pas faire un grief exagéré de son indiscrétion à un pays qui sait vous accueillir si bien quand il a accepté de vous recevoir, mais je serais curieux de savoir si, parmi les milliers de voyageurs qui débarquent tous les jours sur les quais de New-York, un seul a jamais osé répondre oui. »
Puis il revient sur l'histoire de cet « endroit triste, qui sent la caserne et le lazaret » — une histoire qui est aussi celle, en condensé, du melting-pot américain :
« Il fut un temps où la quarantaine d'Ellis Island n'existait pas, parce qu'elle n'était pas encore apparue comme une protection nécessaire. Ce fut l'époque des grandes migrations du XIXe siècle, pendant laquelle les États-Unis recevaient avec enthousiasme tous les hommes de bonne volonté qui venaient pour peupler ses territoires encore vierges.
Depuis 1840 jusqu'en 1914, l'embouchure de l'Hudson fut un entonnoir avide où s'engouffrèrent d'abord les masses irlandaise, scandinave et allemande auxquelles vinrent se joindre les Hollandais, les Grecs, les Flamands [...]. Plus tard, jusqu'à la guerre, ce furent les Russes et les Polonais, enfin la ruée méditerranéenne qui a fait de New York, en même temps que la première ville juive du monde, la première ville italienne, tandis que Chicago était déjà la cinquième cité allemande de l'univers. »
Claude Blanchard revient ensuite sur les critères de sélection par nationalité (par « race », selon le terme employé dans l'article), qu'il approuve :
« Ellis Island est une des forteresses qui défendent les côtes contre le péril des gens sans pain et sans but. Elle a perdu beaucoup de son pittoresque, car l'immigration est organisée selon des principes scientifiques, on pourrait presque dire chimiques, tant ils dosent avec une précision qui est toute une politique la quantité de chaque race qui doit venir se mélanger aux autres tous les ans, dans ce que les Américains ont appelé eux-mêmes le melting pot (le pot mêlé). »
En 1930, le nombre d'immigrants acceptés fut de 241 700. Ils étaient plus d'1 million en 1907. Blanchard les décrit :
« “Virgilio Lippi, Karl Bronstein, Livopoloupo, Juan Martinez, Alex Storewski.” Toutes les sonorités de la planète.
Leurs yeux s'ouvrent tout grands, ils se lèvent. Par la fenêtre, ils regardent la pointe de la grande île et ses gratte-ciels comme de longs pains dorés plantés dans la mer, la statue de la Liberté, dans son manteau vert-de-gris, qui semble encore faire signe aux peuples, par-dessus l'Océan, et leur dire “Venez, il y a des places à table, vous qui mangez sur vos genoux”.
Des femmes bercent sur leur sein bistre des enfants qui ne connaîtront pas leur ancienne patrie. Des hommes, assis sur leurs talons parmi les valises fatiguées, parlent bas des langues qu'ils n'apprendront pas à leurs fils. »
Jusqu'à sa fermeture en 1954, le centre aura accueilli environ 12 millions de personnes.
On estime qu'aujourd'hui, plus de 100 millions d'Américains ont un ou plusieurs ancêtres qui sont passés par Ellis Island.