Archives de presse
Les Grands Reportages à la une
Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
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L'espace d'une chaude nuit d’été, le reporter André Warnod convie le lecteur de Paris-Soir, à la manière d’un peintre, à une traversée haute en couleurs du marché des Halles, du carreau jusqu’aux pavillons.
André Warnod, né en 1885, est critique d’art, dessinateur et écrivain. Il est l’auteur de nombreuses publications sur Paris, capitale culturelle, avec ses artistes fréquentant Montmartre et Montparnasse. Il s’intéresse toutefois aussi au Paris populaire. C’est ce dernier que l’on retrouve dans la description des Halles qu’offre un reportage paru dans Paris-Soir en 1932.
Les Halles occupent alors une place de choix dans l’imaginaire de la vie nocturne de Paris, de ses bas-fonds et de ses populations marginales. Nombreux sont les écrivains-reporters et photographes qui, tels Francis Carco, Henri Danjou, Marcel Montarron et Georges Brassaï, ont décrit la vie aux abords du « ventre de Paris » et le grouillement des nuits des Halles.
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Les Grands Reportages à la une
Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
Le titre du reportage d’André Warnod, « Ces dames et ces messieurs des Halles », a d’ailleurs été calqué sur celui d’un ouvrage de Charles Fegdal paru en 1922, illustré par Warnod et cité dans son reportage même : « Choses et gens des Halles ».
André Warnod, cependant, s’éloigne des visions habituelles des Halles en terminus nocturne peuplé de sans-abris pour insister sur le caractère pittoresque de ce lieu. C’est en peintre-reporter qu’il le parcourt, insistant sur les flots de denrées colorées. Il fait des Halles un véritable tableau cubiste et trace un reportage qui se veut d’expression moderne, en prise sur les avant-gardes artistiques de l’entre-deux-guerres. L’intérêt de Warnod pour l’expression artistique se voit par ailleurs dans plusieurs des croquis, signés de sa main, qui accompagnent son reportage.
Avant de laisser place à la peinture champêtre, la toute première vision que Warnod donne des Halles obéit aux stéréotypes associés à ce lieu. C’est en noceur que le reporter convie son lecteur à un « premier contact » avec les Halles, là où la fête s’achève en « une fantasmagorie qui ne ressemble à rien d’autre », là vers où « des voitures par centaines » filent par les « rues qui descendent ».
La description de ces Halles nocturnes emprunte à la photographie avant-gardiste des années 1930, celle de Brassaï ou de Germaine Krull. La lumière artificielle y produit un étonnant théâtre.
« On s’en va comme dans un rêve. La lumière électrique tombe, massive, des grands luminaires.
On y voit presque comme en plein jour, et, dans cette lumière froide, se dressent des tas de choux d’un vert qui devient bleu, des carottes trop rouges entourées de verdure acide, des sacs gris, des caisses de bois blanc. Il monte de partout une odeur enivrante de terre, de feuille, de pourriture.
Des hommes, des femmes, vont et viennent, affairés […]. »
Parmi les vendeurs, des mondains égarés, des personnages en tenue de soirée évoluent, telle « cette petite personne en robe légère de voile bleu, décolletée et les bras nus », qui s’attire les « lazzis et quolibets » des travailleurs.
Le reporter décrit « l’allée couverte » où se posent les « marchandes de fleurs » avec « des roses par monceaux, des glaïeuls en longues bottes ». Des boutiques, des bars au « bas de chaque maison » ouvrent leur porte. Les « hommes en blouse », les « bouchers en tablier taché de sang » ou les simples passants nocturnes s’y arrêtent pour boire un dernier verre et casser la croûte.
Les Halles de Warnod s’offrent tout d’abord en un grand « désordre » où « tout se brouille » dans la nuit qui achève. Elles présentent au noceur parisien « une œuvre collective qu’on sent exister et que, brutalement, tout d’un coup, on souffre de ne pas connaître ». À la première vision superficielle, Warnod opposera donc les secrets de ce « formidable labeur », qu’il va tenter de peindre.
Il conçoit son reportage comme une « invitation au voyage » baudelairienne vers un lieu étonnant situé au cœur du quotidien parisien. Comme « ces voyageurs qui, avant de s’embarquer, se [renseignent] sur les pays qu’ils vont explorer », Warnod commence son enquête en se documentant sur « le trafic quotidien » de « produits venus de toute la France, de toute l’Europe, du monde entier ».
Il décrit minutieusement les diverses modalités de vente. Il y a d’abord la vente « sur le carreau », pour les producteurs locaux et les approvisionneurs qui écoulent des récoltes achetées chez les producteurs. Puis la vente dans les pavillons par les « mandataires » qui travaillent pour le compte d’autrui et « touchent une commission ». Le troisième type de vente est assuré par des « commissionnaires » dans « les magasins tout autour des pavillons ».
Ce tableau est complété par un bref historique du quartier des Halles depuis l’établissement du marché des Champeaux, au XIIe siècle, jusqu’à la construction progressive, à partir de 1854, des pavillons « en fer et en fonte » conçus par l’architecte Victor Baltard – ceux-ci seront détruits au début des années 1970.
S’intéressant aux hommes autant qu’aux bâtiments et aux marchandises, Warnod décrit la tâche des « forts », des « renforts » et des « porteurs », travailleurs nommés par la préfecture de police pour le transport des denrées et autorisés à se servir « de crochets et de diables ».
Après cet aperçu commence vraiment l’enquête, qui se déroule le temps d’une nuit. Dès « onze heures » du soir, Warnod saisit « la vie des Halles » à son éveil, alors que tout est encore « silencieux ». « Le pas d’un cheval » annonce « la première voiture de maraîcher » puis la longue caravane de toutes les autres. L’emplacement de chaque chargement est indiqué « à la craie sur le trottoir » par un « fort » des Halles.
Warnod décrit le « ballet » des légumes qui s’étendent. Puis le « train d’Arpajon » arrive, « lançant, haut dans le ciel, son panache de fumée ». Les forts et les renforts, auxquels se joignent des clochards, en vident le chargement « sur le carreau » des Halles, transformées en « petite gare de campagne ». C’est une « avalanche » de couleurs que Warnod détaille tel un peintre sur le motif.
À « deux heures », tout est enfin prêt. Le reporter rejoint un « acheteur pour une grosse maison d’alimentation ». Il observe la fine mécanique du marchandage des haricots verts.
« On plonge la main dans les sacs. Le haricot peut être rêche ou doux au toucher, et puis il arrive que les haricots les plus fins soient au-dessus, et qu’au fond, il n’y ait que des gros.
Le vendeur dit un prix, l’acheteur en dit un autre. On échange des politesses. »
Warnod poursuit seul sa traversée des effluves campagnards pour observer les maraîchers, « ces paysans de banlieue ». Au « tasseur » revient la tâche de placer les légumes « sur le trottoir, en tas impeccables », tel « un architecte cubiste ». Les belles maraîchères ravissent l’œil du reporter.
« Les plus jeunes même et les plus coquettes ne portaient sur le visage ni poudre, ni fard, mais on sentait un sang vif circuler sous la peau et les bras musclés étaient d’une chair saine et ferme. Avec cela, un regard droit qui n’a peur de personne […]. »
Après le travail, les maraîchers, dont Warnod trace un portrait idéalisé, reprennent des forces « dans un bar des Halles comme dans une auberge de village ». « Pas bavards », « rougeauds et solides », ils n’empruntent pas aux manières parisiennes. Ils « travaillent avec bonne humeur », repartant « dès la fin du jour » sur la route des champs.
À la faveur d’une rencontre inattendue, le reporter poursuit sa tournée avec Georges, « le chef de cuisine du restaurant Manière ». Cette fois, ils arpentent les Halles en acheteurs particuliers, après « l’ouverture du marché […] à 4 heures » du matin. Juste avant, c’est le « bel affolement » des préparatifs de dernière minute. Les « guérites en bois » sont dressées, les porteurs arrivent.
Tandis que s’éteignent « les lampes électriques », rue Rambuteau, « le Carreau est occupée par les seuls maraîchers ». Les acheteurs circulent. Ils sont « de toutes sortes, des garçons en blouses bleues représentant de grosses maisons d’alimentation, des fruitiers en casquettes noires, des chefs de cuisine, des restaurateurs », des acheteuses aussi. Le reporter croque des saynètes. On échange avec « une rude familiarité », un ton « gaillard ».
Dans les alentours – « rue des Halles, rue du Pont-Neuf, rue Rivoli » –, un semblable tableau vivant se poursuit, « la cohue augmente, la fièvre grandit, il faut se hâter ».
Georges doit encore trouver des champignons et repart, le reporter sur ses talons, pour assister à la criée sur une place près de la Bourse de Commerce. Warnod compare ce spectacle à une messe maraîchère, le marchand psalmodiant ses prix.
« – Allez, 800, voulez-vous ? 800, voulez-vous ? 780, 750, 730, 720, 700…
Jusqu’où va-t-il descendre ? Mais il s’arrête et remonte.
– 700, 700, 720, 730, 750, 750, oui ? 750, oui ?
Le temps de donner une fiche, et le voilà qui recommence avec un autre panier. […]
Les chiffres proposés par le vendeur représentent le prix de cent kilos ; chaque panier en pesant 15 ou 20, le prix de chaque panier est établi en conséquence. »
Les champignons achetés, encore faut-il les transporter. Warnod trace le portrait du porteur de Georges, « un personnage singulier » aux « cheveux d’encre » et à « la peau basanée ». Il rappelle Picasso, que le reporter affirme avoir « connu au bateau-lavoir de la place Ravignan ». Son apparition contribue à transformer les Halles en ce vaste tableau cubiste vivant, empli d’odeurs saisissantes et de taches de couleurs vives.
Pour compléter son tour des Halles, le reporter retrouve un groupe d’acheteurs « d’une grande maison d’alimentation ». En leur compagnie, il visite les pavillons où les mandataires vendent « en gros et en demi-gros » les denrées de producteurs. C’est d’abord le « pavillon de la volaille ».
« Parmi les poulets par centaines, vivants ou plumés, les dindons inquiets, les oies ahuries, les canards bruyants, régnait une pittoresque animation.
L’acheteur de notre maison en blouse bleue était très occupé à vérifier la fraîcheur des poulets qu’il venait d’acheter. D’un geste précis, il prenait chacune des bêtes, leur examinait l’œil et le croupion […]. »
À la sortie, Warnod tombe sur Pédrotty, un boucher qui est aussi « ami des artistes et des poètes », dont Francis Carco et Pierre Mac Orlan. À son étal, Pédrotty débite, découpe, pèse la viande avec sa « vitalité incroyable ». Un peu plus loin a lieu la vente de viande en gros, « pays fantastique de rêve ou de cauchemar » où s’alignent de « longues files de bœufs entiers, pendus et écorchés ».
Après un détour pour prendre un verre rue de la Grande-Truanderie, Warnod se replonge « dans la vie active des Halles » tandis que la matinée avance et que sonne la cloche « annonçant la fin de la vente ». En un sprint final, les prix dégringolent, les marchandises sont remballées.
« Les Halles ont, à cette heure-là, une vitalité étourdissante.
Il fait jour. Les odeurs deviennent plus fortes, senteur de viande, de marée, de jardins, de potagers. Les vendeuses aux bras nus, en jupes courtes, surmontant leurs fatigues, participent à cette activité fiévreuse et presque vertigineuse. »
Les « boueux » ramassent les détritus. C’est l’heure où les « particuliers », « venus de tous les bouts de Paris faire leur marché aux Halles », prennent un café crème. Un orchestre accompagne la voix de « ménagères […] portant paniers et filets lourdement chargés ». Warnod donne à voir le grouillement de « mille petits métiers » dans la lumière du jour, « rémouleur », « marchand de lacets », clochards « resquilleurs ».
Reste une question : qu’advient-ils des denrées non vendues ? Sont-elles détruites pour entretenir « la vie chère », comme le veut une rumeur, en pleine crise économique ? Il n’y a ni combine ni spéculation aux Halles, assure un informateur. Si le prix payé par le consommateur est cher, c’est qu’il y a les frais de transport, l’octroi, le droit d’abri, le bénéfice de l’approvisionneur, puis encore celui des détaillants…
Le reporter se garde de prendre parti et se contente de décrire, une ultime fois, l’honnête travail des « gens des Halles », la « chaude et vivante sympathie » qui les unit. Peintre naturaliste autant qu’avant-gardiste, c’est finalement dans l’apparence vigoureuse de « ces dames et ces messieurs des Halles » que Warnod voit le signe de leur probité.
« Ces dames et ces messieurs des Halles, parmi les fruits et les légumes des jardins et des potagers, auprès de la viande fraîche tuée, des poissons frais pêchés, nous apparaissent comme une expression ardente de la vie animale et végétale de la Nature. »
–
Mélodie Simard-Houde est chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le Reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.