« Insurrection au Brésil », bref article revenant sur la marche de la Colonne Prestes, Le Petit Journal, 1926
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La colonne dirigée par le capitaine Luís Carlos Prestes (26 ans) parcourt 25 000 km, du Sud au Nord, en 27 mois, en échappant à la répression, et passe finalement en Bolivie. Prestes, dont le prestige est immense jusqu’à sa mort en 1990, adhère ensuite au communisme et se forme à Moscou. D’autres tenentes suivront la même voie politique que Prestes, mais la majorité d’entre eux choisissent plutôt la droite ou l’extrême-droite. Le tenentismo ne débouche pas sur un mouvement cohérent d’un point de vue idéologique, mais il a produit Luís Carlos Prestes, secrétaire général du PCB pendant de longues années et héros communiste international.
En 1930, la République est renversée par un coup d’État : Vargas s’empare du pouvoir. Où se place-t-il sur l’échiquier politique d’alors ? Quel souvenir a-t-il laissé dans l’histoire du XXe siècle brésilien ?
Getúlio Vargas est un homme politique typique de la Première République, qui passe pour artiste du compromis et de la « conciliation ». Sa carrière politique, qui le voit passer par différentes métamorphoses, en témoigne. D’une famille aisée d’éleveurs, gouverneur du Rio Grande du Sud, il a été, lui aussi, un candidat malheureux à la présidence de la République en 1930 contre le candidat de São Paulo. Cette fois-ci, à la différence de 1922, les vaincus du scrutin décident de ne pas accepter la défaite et déclenchent un coup d’État, dont les tenentes sont la cheville ouvrière.
La « Révolution de 1930 », ainsi qu’elle continue d’être désignée, est bien accueillie par l’ensemble de la population, lasse des jeux oligarchiques et séduite par le discours social tenu par les révolutionnaires. Les soutiens de Vargas sont hétéroclites : les oligarchies hostiles à la domination de São Paulo, les tenentes, les classes moyennes, les milieux ouvriers… La pensée sociale du gouvernement provisoire, qui crée un ministère du Travail et un ministère de l’Éducation, est très influencée par la doctrine sociale de l’Église catholique. Il s’agit surtout de détourner les masses du communisme.
Vargas consolide son pouvoir en 1937 par un autogolpe, un coup d’État qui instaure une dictature corporatiste, anticommuniste, modernisatrice, l’Estado Novo. L’Estado Novo fait du chef de l’État le protecteur des « Travailleurs » et le « père des pauvres ». Paradoxalement, le Brésil de Vargas, plutôt favorable à l’Axe, entre en 1942 dans l’alliance contre le nazisme et le fascisme et envoie même des soldats combattre en Italie en 1944. À la redémocratisation, en 1945, Vargas peut mesurer sa popularité et retourner au pouvoir, cette fois après une élection démocratique. Son gouvernement fait face à une crise économique et, surtout, à une opposition conservatrice et libérale, qui le dénonce impitoyablement comme « populiste ». En 1954, alors qu’il est menacé de déposition, Vargas se suicide et préserve ainsi sa place dans l’histoire.
De cet itinéraire tortueux, on retiendra quelques constantes : l’idée d’un « travaillisme » à la brésilienne, où l’État est le garant des droits des travailleurs ; la volonté, dès les années 1940, d’industrialiser le Brésil de manière à assurer son indépendance économique ; le renforcement du rôle de l’État fédéral dans l’économie ; le nationalisme et un récit national qui met notamment l’accent sur le « peuple métis ». L’ombre de Vargas surplombe la vie politique brésilienne jusqu’aux années 1990. Ce sont ses héritiers politiques directs, João Goulart et Leonel Brizola, qui sont visés par le coup d’État militaire et civil de 1964.
Après la dictature militaire (1964-1985), bien des gouvernements se vanteront de « refermer l’ère Vargas », en démantelant progressivement le secteur public. Le souvenir de Vargas a toutefois survécu. Il a été patiemment entretenu, en mettant l’accent non pas sur le dictateur fascisant des années 1930, mais sur le père du Brésil moderne, soucieux de sa souveraineté, et de l’État-Providence. Le varguisme, via Goulart et Brizola, continue d’irriguer l’un des courants de la gauche brésilienne. Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil, est issue de cette tradition, même si elle a rejoint le Parti des Travailleurs, qui s’est constitué pour sa part en rupture avec le varguisme. En tout cas, l’historiographie ne le classe pas parmi les populismes et préfère, pour désigner les années 1950 et 1960, parler de « développementisme nationaliste ».
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Armelle Enders est historienne et chercheuse à l’Institut d’histoire du Temps présent. Elle enseigne l’histoire contemporaine à l’université Paris-8-Vincennes-Saint-Denis.