28 septembre 1864 : naissance de l’Association Internationale des Travailleurs
Toutefois, ces rencontres sont essentiellement encadrées par le patronat anglais. Seuls quelques ouvriers ont réellement l’occasion d’échanger avec leurs homologues londoniens et avec leurs organisations. Parmi ceux-ci, Henri Tolain , ouvrier ciseleur parisien (voir sa biographie dans le Maitron).
En juillet 1863, des syndicalistes anglais, emmenés par Georges Odger (voir sa biographie dans le Maitron), lancent une nouvelle invitation aux Français. Leur adresse en appelle à la coopération internationale entre ouvriers, avec deux objectifs principaux : peser sur la politique étrangère des gouvernements pour soutenir les mouvements de libération nationale – particulièrement en Pologne – et lutter contre la mise en concurrence des travailleurs à l’échelle internationale, essentiellement contre le recrutement de main-d’œuvre étrangère pour briser les grèves ou tirer les salaires vers le bas. Après une correspondance nourrie, l’initiative aboutit donc ce 28 septembre 1864.
En fonction des objectifs affichés l’année précédente, le meeting de Saint-Martin’s Hall attire un public venu d’horizons politiques variés. Aux ouvriers français et aux militants des trade unions anglais (syndicats) se mêlent de nombreux exilés politiques polonais, italiens, français ou allemands. Parmi ces derniers, Karl Marx, qui ne s’exprime pas à la tribune et n’est pas à l’origine de la constitution de l’AIT, mais qui sera investi de la tâche fondamentale d’en rédiger les statuts.
Trois ouvriers français ont gagné la capitale anglaise pour l’occasion : Henri Tolain, Antoine Limousin (voir sa biographie dans le Maitron) et Blaise Perrachon (voir sa biographie dans le Maitron). Ils donnent lecture de l’adresse d’un quatrième militant ouvrier, Henri Lefort (voir sa biographie dans le Maitron). En France, ce groupe s’est fait connaître au cours des mois précédents pour son rôle dans la rédaction du « manifeste des soixante », un appel en faveur de candidatures ouvrières aux élections. Henri Tolain, candidat à Paris, en avait également tiré la brochure Quelques vérités sur les élections de Paris, parue en mai 1863, dans laquelle il affirmait la nécessité d’une représentation politique des travailleurs :
« Les travailleurs resteront ils muets, inactifs, quand ils ont à conquérir la liberté d’action et l’égalité de droit ? S’ils trouvent que leur émancipation se fait trop attendre, habitués au labeur, qu’ils se mettent à la besogne. […] Que si l’on s’étonne de voir que nous, les petits, les faibles, les ignorants, nous nous mettons à l’œuvre, nous répondrons : Ouvrez les yeux. Est-ce que ce sont les grands et les savants qui d’abord ont acclamé le christianisme et protesté contre l’esclavage ? Est-ce que ce sont les puissants et les forts qui ont aboli le servage et proclamé les droits de l’homme ? Que non ; c’est bonhomme Jacques, et tout naturellement aussi, c’est lui qui doit affirmer le principe de la solidarité. » (p. 35-36)
D’autres Français en exil à Londres sont également présents lors de la réunion publique du 28 septembre 1864, notamment Jules Denoual (voir sa biographie dans le Maitron), et Victor Le Lubez (voir sa biographie dans le Maitron), ce dernier étant à l’origine de la présence de Marx.
Dès le 29 septembre 1864, Henri Tolain rend compte du meeting par un courrier adressé à La Presse et publié le 4 octobre. Il y souligne l’enthousiasme soulevé par la réunion, la chaleur de l’accueil offert par les ouvriers anglais et annonce les décisions prises pour l’avenir :
« Le meeting a nommé par acclamation une commission qui peut devenir un puissant élément de progrès, non-seulement au point de vue industriel, mais au point de vue moral. La commission, dont le siège est à Londres, se propose d'établir dans les grandes villes du continent des correspondants, qui lui transmettraient le résumé des opinions émises dans chaque pays sur un sujet donné. Elle publierait ensuite un résumé général de la question, imprimé en plusieurs langues. Afin de prouver par une discussion solennelle et complète l'esprit de conciliation et de solidarité qui anime les travailleurs, la commission nommée hier dans ce meeting aura pour but spécial de prendre toutes les mesures nécessaires pour convoquer, à Bruxelles, en 1865, un grand congrès international ouvrier. »
Dans Le Temps, Edouard Hervé, affiche son « grand intérêt » pour l’événement et prétend être « de ceux qui se félicitent de voir les ouvriers user largement du droit de réunion ». Mais son enthousiasme est en réalité bien limité. Son propos est avant tout imprégné de mépris et de condescendance à l’égard des ouvriers qui, sous sa plume, semblent surtout caractérisés par leur immaturité politique :
« Lorsque les ouvriers adoptent quelque chimère impraticable, que font-ils, sinon ce que nous avons tous fait à vingt ans, lorsque l’expérience et la discussion ne nous avaient pas encore appris combien il faut être modestes dans nos vœux et réservés dans nos espérances ? Qui de nous n’a rêvé, au moins un jour, d’établir sur la terre le règne de l’universelle justice ? Qui de nous n’a pas eu besoin d’un peu de temps et de quelques réflexions pour s’apercevoir que c’est la condition de notre nature bornée de ne pouvoir faire le bien lui-même sans y mêler un peu de mal, que les États, comme les individus, sont soumis à cette triste loi, et que le progrès pour les uns, comme l’amélioration morale pour les autres, consiste, non pas à s'en affranchir complètement, mais à en atténuer de jour en jour les conséquences. »
Dans son édition du 4 octobre 1864, Le Siècle, évoque pour sa part un « meeting très intéressant d’ouvriers » dont l’objectif « était l’organisation d’une association internationale dans le but d’améliorer la condition des travailleurs de tous les pays ».
Dès 1865, la date du meeting de Saint-Martin’s Hall devient objet de commémoration. Le premier anniversaire de ce moment fondateur de l’AIT est célébré par une nouvelle réunion publique, dans la même salle, signalée dans Le Siècle. Les correspondants parisiens de l’AIT, Ernest Fribourg (voir sa biographie dans le Maitron) et Charles Limousin (voir sa biographie dans le Maitron) se félicitent des progrès de l’AIT et affichent leur confiance en son avenir :
« L'utopie, le rêve do l'année dernière, est aujourd'hui une belle et bonne réalité. Et ce qu'il y a de remarquable, ce qui prouve la vitalité de l'association, c'est qu'elle est bien le fait, l'œuvre des ouvriers seulement. Ils n'ont plus besoin de douter d'eux-mêmes et de leurs forces, le sentiment de la solidarité a profondément pénétré les masses populaires. Il ne dépend plus que des travailleurs de la mettre en pratique. »
Bien plus tard, l’évocation de l’événement évoluera à la lumière de l’histoire de l’AIT et en fonction de la manière dont les différents courants des mouvements ouvrier et socialiste s’approprient cet héritage politique.
Le 28 septembre 1904, L’Humanité célèbre le quarantième anniversaire de cette « date glorieuse », sensée réunir « les socialistes de tout le monde civilisé ». Mais c’est désormais la figure de Karl Marx, pourtant muet lors du meeting, qui est mise en avant, à travers son rôle ultérieur dans la rédaction des statuts de l’AIT. Pour leur part, les « trois ouvriers français [qui] assistaient à la réunion » ne sont même pas nommés. Henri Tolain d’autant moins qu’il a rompu avec le mouvement ouvrier et exprimé son hostilité envers la Commune de Paris en 1871. Surtout, l’article insiste pour définir l’Internationale socialiste, fondée en 1895, comme la continuatrice directe de la première Internationale, « plus forte et robuste que jamais ».
L’essentiel de cet article est toutefois consacré à un document original, à travers le témoignage d’Edward Beesly (voir sa biographie dans le Maitron), l’universitaire anglais qui avait présidé le meeting quatre décennies plus tôt. Beesly insiste avant tout sur l’unanimité des participants autour d’un idéal de fraternité et de paix :
« Dans leur esprit l'objet pratique immédiat que l'Internationale pouvait contribuer dans une large mesure à réaliser, était d'empêcher les guerres et de décourager le militarisme. A mon avis c'est encore là aujourd'hui le principal, sinon l'unique but, que peut se proposer la moderne Internationale socialiste. »
En 1934, pour le soixante-dixième anniversaire du meeting de Saint-Martin’s Hall, Le Populaire, journal de la SFIO, consacre un supplément à la création de l’Association internationale des travailleurs :
Il reproduit une analyse d’Amédée Dunois (voir sa biographie dans le Maitron)
et propose divers extraits des statuts de l’AIT. À nouveau, on note que les statuts de l’organisation et plus encore leur préambule, en grande partie rédigés par Marx, sont devenus l’élément central de la « fondation » de la première Internationale, plus en tout cas que le meeting.
À la même époque, dans L’Humanité, devenu désormais le journal du Parti communiste, un simple entrefilet signale cet anniversaire. Il s’agit toujours de revendiquer l’héritage politique de l’AIT, au point cette fois d’attribuer directement à Marx et Engels la paternité de l’AIT, puis d’affirmer son prolongement dans la révolution bolchévique et la fondation de l’URSS :
« Notre Internationale Communiste, la IIIe Internationale, fondée par Lénine, est l'héritière et la continuatrice des principes de la lre Internationale appliqués sur la base nouvelle d'un mouvement prolétarien révolutionnaire de masse. »
L’accent reste mis sur l’œuvre de Marx et Engels, valorisée par la critique des autres courants de l’AIT (blanquisme, proudhonisme, « expériences anarchistes de Bakounine ») et se conclut par une citation de Lénine.
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Paul Boulland est ingénieur de recherche CNRS (Centre d'Histoire sociale du XXe siècle, UMR 8058) et co-directeur du Maitron.
Article réalisé en collaboration avec le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social.