Arthur Koestler, prisonnier des geôles de Franco
Au début de la Guerre d’Espagne, le grand reporter communiste se rend incognito au quartier général du futur dictateur afin de commenter le conflit depuis le côté adverse. Reconnu, il est emprisonné sur-le-champ et condamné à mort pour espionnage.
L’écrivain et journaliste Arthur Koestler pourrait ressembler à une version polyglotte et politiquement engagée du personnage de Tintin.
Issu d’une famille juive commerçante de Budapest, le jeune homme fait ses études dans la capitale viennoise de ce qui est encore l’empire austro-hongrois. En 1918, à 13 ans, c’est un spectateur enthousiaste de la Commune de Budapest. Par la suite, il est tenté par le sionisme, ce qui l’entraîne en Palestine (1926-1929), où après divers métiers (vendeur dans un kibboutz, assistant d’un architecte arabe), il s’engage dans l’édition de presse et le journalisme. Plus tard, installé à Berlin, il assiste à la montée du NSDAP et adhère secrètement, en décembre 1931, au KPD (parti communiste allemand). Il passe ensuite la plus grande partie de l’année 1933 en URSS, puis arrive en France se rendant parfois aussi en Belgique.
En août 1936, il part en reportage au Portugal et en Espagne, non pas officiellement pour la presse communiste, mais pour le News Chronicle, futur Daily Mail, journal libéral qui est cependant dès le départ nettement antifranquiste. Le quotidien anglais n’envoie d’ailleurs pas moins de trois correspondants en Espagne au début de la guerre civile. Mais contrairement à ses confrères partis du côté républicain, c’est à Séville que Koestler part enquêter, au quartier général de ceux qu’il nomme « les rebelles ». Pour ne pas éveiller la méfiance, il est aussi muni d'une accréditation du plus conservateur Pester Loyd, qui paraît en Hongrie.
Il n’est évidemment pas le seul correspondant qui écrira pour la presse française durant ce conflit. Parmi les 120 reporters mandatés depuis la France qui se succèdent en Espagne entre juillet 1936 et le début de l’année 1939, on a surtout des hommes, quelques femmes et beaucoup d'écrivains. Parmi eux, on peut citer quelques noms : Saint-Exupéry pour L’Intransigeant, le journaliste et critique d’art André Salmon ou Andrée Viollis, partis dès la fin juillet pour Le Petit Parisien, sa fille, Simone Téry pour L’Humanité et Regards, un peu plus tard en 1937-38, Joseph Kessel pour Paris-Soir, ou, toujours au tout début du conflit, Paul Nizan pour L’Humanité, et Paul Vaillant-Couturier joint par téléphone à Hendaye pour le même journal (28 juillet 1936, « Des armes ! Pour des hommes »).
Ce Soir, le journal communiste du soir couvrira aussi très intensément le conflit dès sa création en 1937, en donnant une place importante aux reportages photographiques de Chim (David Seymour), Gerda Taro ou Robert Capa, pour n’évoquer que les plus célèbres d’entre eux. Jean-Richard Bloch, le directeur de Ce Soir avec Aragon, fera lui de son séjour espagnol un livre paru aux Éditions sociales internationales : Espagne ! Espagne !
Mais Koestler est l’un des plus rares journalistes qui part enquêter du côté des franquistes sans les soutenir. Il s’embarque le 22 août 1936 pour le Portugal puis l’Espagne, soit un peu plus d’un mois après le début de l’insurrection. En fait, quand il apprend la nouvelle de l’insurrection (il est alors à Bruxelles), il a voulu s’engager les armes à la main du côté républicain. Cependant, le Kominternien Willy Münzenberg, ne veut pas qu’il risque une mort inutile. Il veut l’utiliser comme propagandiste. Les antifascistes veulent attester de la présence de militaires nazis aidant les insurgés franquistes ! Il s’agit alors de dénoncer le discours hitlérien sur la non-intervention dans le conflit espagnol, et ainsi pousser les démocraties à agir pour l’Espagne républicaine.
Le jeune homme est d’abord passé par Lisbonne (L’Humanité, 16 septembre, « La vérité sur Lisbonne »), porte d’entrée pour Séville, où les insurgés ont établi leur capitale provisoire dans la péninsule. Koestler montre donc au passage que la capitale portugaise dispose de deux ambassades. Dans la première, « le représentant légal de Madrid (...) gardé par des policiers en civil, est pratiquement prisonnier du gouvernement portugais. » La seconde, « l’ambassade noire », celle des franquistes, est dirigée par Gil Robles, l’ancien leader de la droite catholique, et Nicolas Franco, le frère du putschiste qui se cache sous un pseudonyme.
Pour Koestler, les preuves sont là, aussi bien pour « les communications que pour les transactions financières, commerciales, le convoiement des armes ou la censure », la dictature de Salazar se considérant comme étant en état de guerre avec le gouvernement républicain de Madrid.
Assuré à Lisbonne d’être un ami de la Révolution nationale par un sauf-conduit et une lettre de recommandation signés par Nicolas Franco et Gil Robles, (L’Humanité, 17 septembre, « Le quartier générale des rebelles », p. 1), c’est donc avec une voiture de l’état-major franquiste que le journaliste communiste entre dans la ville andalouse.
Après plusieurs heures d’attente dans « le quartier général de la deuxième division de l’armée rebelle », il va rencontrer Queipo de Llano, le chef insurgé basé à Séville. Il note tout d’abord les conversations entendues dans ce lieu grouillant d’une « foule bigarrée » (L’Humanité, 16 septembre 1936, p. 2), et fait ensuite un portrait de l’officier franquiste en Cyrano de Bergerac factieux, violemment anticommuniste, mais formidable et inquiétant orateur (L’Humanité, « Queipo de Llano, le rebelle épileptique », 17 septembre 1936, p.1 et 3). Et surtout, il obtient des déclarations précieuses prouvant que la non-intervention est une fiction et que l’aide étrangère est bien réelle.
Entre le 15 et le 18 septembre 1936, le quotidien communiste L’Humanité mobilise ses colonnes dans ce combat antifasciste. Sur le modèle des reportages aventureux dans l’Allemagne nazie qu’on trouve aussi dans Regards, le journal va logiquement sortir en première page, quatre articles de Koestler sous le titre « Chez les mercenaires de Hitler ». Le journal souligne par ailleurs au préalable que quatre quotidiens français ont refusé ce reportage.
Dès son premier article (« La croix gammée dans le ciel d’Espagne »), Koestler martèle ce pourquoi il est parti en Espagne. Selon lui, bien que portant généralement en ville l’uniforme franquiste espagnol, on peut voir les officiers de l’escadre nazie « à l’heure de l’apéritif » « dans les halls des hôtels chics Cristina et Inglaterra ».
« On les voit installés devant un verre de whisky ou de xérès; et lisant attentivement la Deutsche Allgemeine Zeitung ou le Völkische Beobachter tout en discutant en pur dialecte poméranien ou wurtembergeois.
Parfois, on les voit à l'aérodrome en uniforme privé : overall blanc, brodé d'un monogramme représentant entre deux ailes, UNE CROIX GAMMÉE MINUSCULE ENTOURÉE D'UN CERCLE NOIR. »
Les rues de Séville lui rappellent celles de Berlin envahies par la « marée naziste » après la prise du pouvoir d’Hitler. Cependant, ces uniformes qui inondent la ville ne sont pas bruns mais bleus. Cette fois il s’agit d’une marée de phalangistes :
« Fiers-à-bras en uniforme bleu, flambant neuf ; représentant le même type social de mercenaires, de jeunesse fanatisée, d'aventuriers et de "desperados" qui formaient les noyaux des S.A, les fameuses sections d'assaut, à l'époque de Roehm. »
Ce sont d’ailleurs eux, comme dans l’Allemagne nazie qui s’occupent des prisonniers politiques, souligne-t-il.
Observant également la tentative d’enrôlement de volontaires andalous aux côtés des franquistes, le journaliste écrit :
« Les rebelles disposent d'armes et d'avions, mais ils manquent d'hommes.
Madrid dispose d’hommes, mais elle manque d'armes et d'avions. »
Koestler ne va pas faire long feu à Séville. Quand il se rend à l’hôtel où sont logés les aviateurs de la légion Condor, il est reconnu par un ancien journaliste allemand qui a endossé l’uniforme. Face aux accusations d’espionnage, le Hongrois germanophone ne se démonte pas. Il s’en indigne et prétexte un appel urgent de son journal, pour s'enfuir d’extrême justesse à Gibraltar. Furieux, l’un des dirigeants de la deuxième division, le capitaine Bolin, chef de la propagande qui l’a piloté dans Séville, jure de le tuer s’il le retrouve un jour !
L’enquête, qui paraît d’abord dans News Chronicle, est reprise par quelques journaux français, majoritairement de gauche, tel le radical L’Œuvre, qui relaie l'information dès le 18 septembre et publie le 20 septembre un article très précis, au titre éloquent (« Les pilotes de Hitler à Séville. Ils constituent un “corps franc” en violation absolue au droit international »). Koestler a donné des chiffres et des noms, notamment celui du célèbre pilote Gerhard Fieseler. La presse nazie dément évidemment les informations, mais, comme l’explique Excelsior quelques mois plus tard, elle n’osera pas démentir la mort de l’aviateur en Espagne.
Koestler ne s'arrête pas là. Il retourne en Espagne dès le mois d’octobre, pour trois ou quatre semaines, cette fois du côté républicain. En effet, à la demande du ministre espagnol des Affaires étrangères, Alvarez del Vayo, qui préfère s’appuyer sur un étranger, il vient mettre à l’abri des archives prouvant que le coup d'État franquiste a aussi été préparé par les nazis.
Ces documents sont rapidement publiés, sous le pseudonyme d’André Simon, par Otto Katz, qui appartient aussi au réseau de Münzenberg (La Conspiration nazie en Espagne). Koestler, de son côté, toujours sous l’égide de l’officine de propagande du génial Willi, fait paraître un peu après un autre ouvrage aux Éditions du Carrefour. L’Espagne ensanglantée mêle le reportage aux documents originaux et aux rapports de témoins oculaires. En avril et mai 1937, son témoignage est alors perçu comme très important par plusieurs journaux de gauche, comme Le Populaire (20 avril 1937) ou L’Œuvre (2 mai 1937).
En réalité, à cette date, Koestler est en prison depuis plusieurs semaines !
En effet, le militant antifasciste est retourné en Espagne au mois de janvier, toujours officiellement mandaté par le News chronicle. Mais, il travaille aussi pour l’agence officielle de la République espagnole. Via Barcelone, il se rend d’abord à Valence puis à Malaga, où se trouve le front du Sud, point névralgique du conflit à cette date. A défaut de se battre, le journaliste visite la ligne du front et enquête dans la ville coupée de toutes ressources (vivres comme munitions). Quand elle tombe aux mains des franquistes le 8 février, Il est toujours sur place. C’est le capitaine Bolin qui vient d’ailleurs en personne l’arrêter le lendemain.
Grâce à sir Peter Chalmers-Mitchell, un zoologue anglais réputé installé à Malaga, que l’armée britannique a fait libérer et chez qui Koestler résidait, une campagne de presse internationale va se mettre en place pour tenter de le faire libérer. A la manette également depuis Londres, la femme de Koestler, Dorothee Asher (1905-1992), dont il est en réalité séparé.
Le 4 mars 1937, L’Avenir du Tonkin relaye que la Fédération internationale des journalistes (créée en 1926 à Paris à l’initiative du Syndicat national des journalistes, elle revendique l’adhésion de 35.000 journalistes d’une vingtaine d’États) « a adressé au général Franco un télégramme protestant énergiquement contre la détention prolongée à Malaga de M. Arthur Koestler, correspondant d’un journal anglais. » Cette atteinte aux droits de la profession provoque une mobilisation de la presse française, qui va au-delà de la gauche, même si elle ne touche pas les journaux d’extrême droite favorables aux insurgés espagnols (L’Action française, Je suis partout). Le même jour, des articles similaires paraissent en effet dans Le Petit journal, Le Mémorial de la Haute-Loire, Paris-Soir ou La Dépêche du Berry.
À la fin du mois de mars, L’Homme libre, le titre lancé par Clemenceau en 1913, évoque rapidement le détenu, en précisant que sa condamnation à mort a été évitée par « l’intervention d’amis anglais du journaliste ». C’est selon eux l’agence espagnole qui aurait envoyé ce message à Londres. La nouvelle est également relatée par Le Populaire (« Les rebelles n’ont pas relâché M. Koestler »), et même par le journal conservateur Le Temps (« Le sort de Mr Arthur Koestler »), ou par des journaux du Sud-Ouest comme La Dépêche de Toulouse ou La Petite Gironde (30 ou 31 mars).
Le 1er avril, L’Humanité (« Arthur Koestler est toujours prisonnier des rebelles ») n’en dit pas plus que ces autres journaux. Le 8 avril, La France de Bordeaux et du Sud-Ouest s’inquiète d’être sans nouvelles du journaliste et détaille davantage l’inculpation (pour espionnage, sans doute sur dénonciation de l’espionnage allemand selon le Manchester Guardian que reprend le quotidien régional).
Le 17 avril, La Lumière s’insurge du fait qu’en dehors de L’Humanité, la presse française s’inquiète en fait peu de son sort :
« On dirait que la liberté et la vie d'un journaliste, du moment qu'il n'est pas au service du fascisme, n’intéressent personne. »
Trois jours auparavant le quotidien communiste (L’Humanité, 14 avril 1937) a en effet défendu Koestler, en résumant les soubresauts de l’affaire. On a cru un temps à la mi-mars que les journalistes anglais avaient obtenu sa libération, le News chronicle annonçant même avoir eu une réponse du général Franco. Mais il n’en est rien.
Aussi, des hommes de lettres britanniques du Pen Club, comme Aldous Huxley, J.B. Priestley, Vernet Barnon, adressent « aux autorités insurgées en Espagne, un câblogramme protestant contre l’emprisonnement de Monsieur Arthur Koestler, correspondant du News Chronicle à Malaga », et demandent qu’une enquête soit ouverte dans les plus brefs délais.
A ce moment-là, l’opinion britannique voit en lui un simple journaliste libéral, et donc un symbole d’une liberté de la presse défendue par les démocraties. Le cas Koestler finit donc par remonter à la Chambre des Communes, où l’emprisonné est soutenu non seulement par trois Lords travaillistes, mais également par cinquante députés de tous bords politiques qui écrivent à Franco. Certains parmi eux soutiennent même les insurgés écrit Le Petit Journal le 26 avril 1937. D’autres lettres de soutien sont envoyées au chef nationaliste, telle celle de la Ligue internationale des Femmes pour la paix qui depuis Genève, le 19 avril, s’étonne de l’absence de réponse aux promesses faites au Pen Club ou à la fédération des journalistes (L’Éveil des peuples, 2 mai 1937). Le Pen Club de Belgique prend lui un ordre du jour visant à attirer « l’attention de tous ceux qui veulent, dans le monde, sauvegarder la liberté d’expression de l’écrivain ». (Le Populaire, 16 avril 1937).
La parution de l'Espagne ensanglantée permet aussi de faire reparler du journaliste, à présent emprisonné depuis plusieurs semaines.
Le 14 mai, Le Populaire (« André Koestler sera bientôt libéré ? »), via l’agence Reuters à Gibraltar, annonce la nouvelle d’une prochaine libération le 14 mai :
« Le bruit court qu’il sera bientôt échangé contre un prisonnier aux mains des gouvernementaux. »
Le lendemain, l’ex-détenu est effectivement à Gibraltar. Dès le lendemain et dans les jours suivants, plusieurs journaux de tous bords politiques rapportent donc son arrivée sur le détroit puis à Londres (L’Homme libre, Ce soir, Le Phare de la Loire, Le Mémorial de la Haute Loire). On trouve même un entrefilet du côté du journal conservateur et catholique La Croix (21 mai 1937), qui reprend les déclarations d’un Koestler toujours pas remis de « ses souffrances ».
En fait, le cas de Koestler n’est pas unique durant le conflit. Le 14 mars 1937, un court article de Presse publicité (un hebdomadaire technique sur la presse) nous rapporte aussi son emprisonnement :
« Plusieurs journalistes ont partagé le sort de monsieur Koestler, et la presse française n’a pas été épargnée jusqu’à présent.
Bien que des arrestations aient eu lieu des deux côtés, il semble que la plupart néanmoins furent effectuées par les troupes rebelles.
Le dernier correspondant français libéré, après avoir été arrêté et accusé d’espionnage, est monsieur Maurice Leroy, le brillant correspondant de Paris-Soir. »
Leroy, comme Bertrand de Jouvenel, du fait de leurs engagements personnels, sont pourtant partis pour le quotidien du soir du côté du général monarchiste Mola.
Avec la libération de Koestler, vient désormais le temps du témoignage de retour. Les différentes péripéties sont relatées : son arrestation avec sir Mitchell, son transfert à Séville, sa peine de mort commuée par Franco et sa détention en cellule en isolement complet pendant 4 mois, la peur de la mort et l’expérience de celles de certains de ses compagnons.
Les premiers articles sont malgré tout courts et factuels. Ce soir nous apprend par exemple que Madame Haya, la femme du pilote espagnol échangée contre le journaliste hongrois, n’aurait en fait jamais été prisonnière des Républicains à Valence.
Tous les détails n’arrivent qu’au début du mois de juillet, avec une série d’articles que Koestler lui-même a donnés à Regards, et qui annoncent la publication de son livre, Un Testament Espagnol. Pour l’hebdomadaire communiste et antifasciste, sa libération a bien sûr été obtenue par « l’action des masses » et non par des négociations diplomatiques. Ce témoignage fait la couverture du numéro du 1er juillet, et couvre plusieurs numéros (5 épisodes publiés jusqu’au 29 juillet).
Les titres de la couverture ou ceux des articles sont éloquents : « Condamné à mort par Franco, un grand journaliste Arthur Koestler fait le récit de ses jours d'angoisse » ; « L’hallucinant récit d’Arthur Koestler, condamné à mort par Franco » (le 8 juillet) ; « Arthur Koestler, le récit de son arrestation » (le 14 juillet, dans le numéro consacré à l’anniversaire de lutte de l’Espagne) ; « Arthur Koestler condamné par Franco et libéré par l’action des masses commence le récit de sa captivité » (le 22 juillet) ; « Dans l’attente de la mort » (29 juillet).
Il s’agit à la fois de condamner le régime franquiste et sa cruauté (Koestler a, malgré son isolement, vécu l'exécution de plusieurs prisonniers), tout en faisant appel au sensationnalisme à travers un récit haletant. C'est sans doute pour cela que l’hebdomadaire communiste a coopéré avec Opera Mundi, l’agence de presse fondée par Paul Winckler, qui édite surtout des bandes dessinées, dont Le Journal de Mickey. Koestler lui-même joue sur ce registre en écrivant par exemple :
« Une telle intrigue présentée dans un film ferait hausser les épaules. »
Dernière étape de l’aventure, quelques critiques vont recenser l’ouvrage tiré de cette expérience, à commencer par la version anglaise (The Spanish Testament) publiée aux éditions du socialiste et humanitaire Victor Gollancz à la fin de l’année 1937 à Londres. L’ouvrage, rédigé en deux mois à partir des notes du journal de prison de Koestler, est rapidement choisi comme « le livre du mois » par le Left Book Club (Gollancz en est membre fondateur).
Pour L’Œuvre (2 janvier 1938), qui rappelle aussi que The New Statesman and Nation (un périodique de gauche) considère le livre comme « une œuvre classique qui enrichit la littérature ».
« Koestler ne cherche ni ‘l’effet’ sensationnel, ni ‘l’effet’ de propagande, mais la vérité humaine. […]
Cette vérité est une terrible accusation pour ceux qui ont mis l’Espagne à feu et à sang. »
Entre septembre 1937 et l’automne 1938, le reporter, quant à lui, est reparti. Il a interviewé Thomas Mann en Suisse pour The News Chronicle en 1937, puis s'est rendu ensuite à Belgrade où se trouvait son père. Il a aussi enquêté en Grèce sur le régime de Metaxas (Regards, 10 février 1938), avant de s’embarquer pour la Palestine.
La version française du Testament espagnol paraît au printemps 1939, alors qu’il est revenu en France. La République espagnole s’est alors effondrée et Franco triomphe. Le livre est publié non pas aux Éditions sociales internationales, mais chez Albin Michel. En effet, à ce moment-là, l'écrivain et journaliste s’est éloigné du communisme, d’abord à cause de l’Espagne, mais aussi du fait des Procès de Moscou (avril 1938). En 1938, refusant de s’associer aux critiques contre le POUM, il a ainsi quitté le KPD en exil.
En avril-mai 1939, des encarts publicitaires pour la traduction française du livre sont donc diffusés tout autant dans la presse de gauche que dans le Journal des débats politiques et parlementaires ou même dans Gringoire, pourtant passé à l’extrême droite à cette date. Ils rassemblent en fait trois ouvrages « poignants et reflets de notre temps » : Vers l’exil de Margaret Sothern, sur les horreurs du racisme en Bavière, Le Sel de la terre de Josef Wittlin, l’épopée d’un soldat en Ruthénie et donc Un Testament espagnol, « un extraordinaire document, écrit en prison, dans l’attente immédiate de la mort ».
Plus qu’une dénonciation d’un antifasciste prêt à tout sacrifier pour lutter pour son idéal, le livre est cependant d’abord la réflexion d’un homme menacé par une condamnation à mort.
On parle du livre dans l’hebdomadaire d’action civique et républicaine fondé par Georges Boris La Lumière (12 mai 1939, « Le plus hallucinant des témoignages : fusillé, gracié ; fusillé, gracié… ») ou dans La République (17 mai 1939), sous la plume de Pierre Paraf. On trouve aussi quelques articles dans des quotidiens nationaux comme L’Excelsior. Pierre Lagarde compare ainsi ce que Sartre s’est plu à imaginer dans Le Mur, avec ce que Koestler a vécu (13 mai 1939).
Mais on va finalement assez peu parler du livre à cette époque. Il n'y a rien du côté des socialistes du Populaire, mais aussi et surtout rien chez les communistes (L’Humanité, Regards, Ce soir). Sa rupture au printemps 1938 a rendu inévitable ce silence complet. Il faudra attendre 1946-1947 et le succès polémique de la publication du Zéro et l’infini, pour que le récit espagnol de Koestler refasse à nouveau surface.
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Pour en savoir plus :
Arthur Koestler, Un Testament espagnol, 1937 (The Spanish Testament), 1939, Albin Michel
Arthur Koestler, Œuvres autobiographiques : La Corde raide, Hiéroglyphes, Dialogue avec la mort, La Lie de la terre, l’Étranger du square, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994
Anne Mathieu, Nous n’oublierons pas les poings levés. Reporters, éditorialistes et commentateurs antifascistes pendant la guerre d’Espagne, Paris, éditions Syllepse, janvier 2021, 696 p.
Aden, « Intellectuels, écrivains et journalistes aux côtés de la République espagnole (1936-1939) », 1er volume, 2006
Aden, « Intellectuels, écrivains et journalistes aux côtés de la République espagnole (1936-1939) », 2e volume, 2010
Martin Marc, « Le grand reportage et l'information internationale dans la presse française (fin du XIXe siècle-1939) », in : Le Temps des médias, 2013/1 (n° 20), p. 139-151
Lydia Ben Ytzhak, « Arthur Koestler, ou la quête de l’absolu (1905-1983) », Une vie, une œuvre, France Culture
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Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Sciences Po et chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent. Elle travaille notamment sur l’histoire du mouvement ouvrier et celle de la Russie soviétique.