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Née dans les années 1940, la Vespa devient vite si populaire que la marque remplace dans le langage courant le mot générique « scooter ». Son fabricant, Piaggio, a forgé au fil des ans un imaginaire devenu partie intégrante de l’identité culturelle européenne d'après-guerre.
Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe).
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La Vespa a beaucoup voyagé. Partie d’Italie et toujours associée à ce pays dans l’imaginaire collectif, sa production se déploie rapidement en Allemagne, au Royaume-Uni, en France, en Espagne, ou encore en Belgique. Par quels itinéraires transnationaux de production et d’appropriation le petit scooter italien est-il finalement devenu un véhicule de l’identité culturelle européenne dans le monde ?
Les origines : du militaire au civil, de l’aéronautique à la « moto du peuple »
Officiellement lancée en 1946, la Vespa a – de manière étonnante – une double dette envers le fascisme. Après s’être établie dans un petit village près de Pise (Pontedera) en 1924 pour construire des avions et des moteurs d’avion, l’entreprise industrielle Piaggio n’a cessé de croître grâce aux commandes de l’État fasciste, pratiquement toujours en guerre du milieu des années 1930 à la Seconde Guerre mondiale. Peu avant la chute du régime de Mussolini en 1943, Piaggio employait 12 000 personnes et, dopé par la demande de l’État, disposait d’un parc de machines-outils de pointe, et d’un capital précieux de connaissances et de savoir-faire industriels ancrés chez les ingénieurs et les ouvriers, qui lui permettait d’innover.
Cet ensemble est converti à la production civile de la Vespa entre 1943 et 1946, sous l’impulsion de l’un des plus brillants ingénieurs aéronautiques italiens de l’époque, Corradino D’Ascanio.
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Pourquoi se mettre à fabriquer des scooters ? L’arrivée des petits véhicules américains après le débarquement des Alliés en juillet 1943 en Sicile a probablement joué un rôle. Mais le projet suit en fait aussi une piste ouverte plus tôt en Allemagne. La « voiture du peuple » (« Volkswagen ») voulue par Hitler dès 1934, pas plus chère ni plus consommatrice qu’une moto, est commercialisée dès 1939. En Italie, les magazines spécialisés rêvent de lancer la motorisation de masse du pays, bien moins avancée qu’en Allemagne, par une « moto du peuple », un deux-roues léger qui serait beau (et donc désirable) en plus d’être bon marché – un véhicule séducteur, à l’image des Italiens eux-mêmes, selon un stéréotype auquel croit volontiers une partie d’entre eux.
Piaggio se lance en premier dans la course et sa Vespa connaît rapidement un grand succès.
L’envol : de l’Europe vers le reste du monde
Tandis que la Vespa remporte ses premiers succès sur le marché national, le plan d’aide américain pour la reconstruction de l’Europe (European Recovery Plan) permet d’améliorer la productivité des ateliers et la compétitivité des produits. Piaggio se tourne alors vers l’exportation, en commençant par les pays les plus proches géographiquement.
Les barrières douanières en vigueur conduisent toutefois l’entreprise à produire directement à l’étranger, à travers la vente de licences à d’autres entreprises, ou bien, le plus souvent, à travers la création de filiales. Piaggio devient ainsi une entreprise multinationale fortement enracinée en Europe, d’abord en Allemagne de l’Ouest avec Hoffmann-Werke en 1949, puis, à partir de 1955, à Augsbourg avec Vespa GMBH. Elle s’implante ensuite à Bristol en 1950 avec Douglas et la même année en France à Fourchambault, avec ACMA (Ateliers de construction de motocycles et accessoires), où une Vespa à quatre roues (Vespa 400) est également construite. Puis c’est le tour de Moto Vespa S.A. à Madrid en 1952 et, deux ans plus tard, de Motor Industry à Bruxelles.
La présence d’usines produisant directement la Vespa dans les principaux pays européens, mobilisant des familles entières de travailleurs, des sous-traitants, des réseaux de vente et de service et des campagnes publicitaires, a au moins deux conséquences. D’une part, elle hybride l’identité de ce bien de consommation dans les représentations collectives : la Vespa n’est plus seulement perçue comme un produit importé, mais aussi, selon les cas, comme un produit un peu allemand, anglais, français, espagnol ou belge. En un sens, elle l’européanise.
D’autre part, elle contribue à sa diffusion à l’échelle mondiale. En effet, les accords de licence conclus par Piaggio stipulent que les entreprises implantées dans les métropoles coloniales – notamment en France et au Royaume-Uni – diffuseront aussi le scooter dans les colonies. Ainsi, pour la seule année 1965, 720 000 des 3,2 millions d’unités produites en Italie et à l’étranger ont été exportées. L’Asie et l’Océanie sont les principales zones d’exportation avec 41,2 % du total, suivies par l’Europe avec 27 %, les Amériques avec 23,8 % et l’Afrique avec 7,3 %. Au total, la Vespa circule sur les routes de plus de 60 pays dans les années 1960.
Le symbole : communication publicitaire et appropriations sociales
Le succès durable de la Vespa s’explique non seulement par ses qualités intrinsèques de motorisation et de design, mais également par l’imaginaire forgé autour d’elle par la communication de l’entreprise et les pratiques des consommateurs. La publicité met bien sûr en avant les atouts de la Vespa (économie, agilité, confort, praticité, simplicité). Mais elle va bien au-delà, pour ériger le scooter en symbole, de sorte que l’utilisation de la Vespa corresponde à une consommation du symbole lui-même.
Le nom vespa (« guêpe » en italien) suggère l’été, la liberté, la légèreté mais aussi la robustesse. Renvoyant à une certaine idée de la féminité, ainsi qu’à la capacité d’agir dans un contexte hostile, il est au croisement du sauvage, de l’individuel et de la communauté sociale. Dans le contexte des années 1950, les calendriers, le cinéma, l’implication des « stars » et la participation aux salons nationaux et internationaux du cycle et de la moto présentent la Vespa comme un objet de désir, voire un mythe, que l’entreprise Piaggio adapte aux différentes cultures nationales.
Dans le même temps, la création des clubs Vespa à travers l’Europe tend à exploiter le temps libre – comme le totalitarisme l’avait déjà fait dans le but d’obtenir le consensus politique – pour développer l’identification individuelle et collective à la marque, un sentiment à la fois d’appartenance et de distinction.
Durant les années 1950 et 1960, la Vespa accumule un capital symbolique décisif, à travers une communication qui sait renouveler son répertoire et ses thèmes. Le publicitaire Gilberto Filippetti, engagé par Piaggio, superpose le scooter aux nouveaux comportements des jeunes, jouant l’irrévérence contre le conformisme. « Chi Vespa... mangia le mele » (« Qui Vespa… mange des pommes »), selon un slogan publicitaire italien quelque peu surréaliste.
Dans le même temps, la proposition de modèles de comportement préétablis n’empêche pas l’appropriation subversive de la Vespa. Ainsi, des segments de jeunesse, comme les Mods – la sous-culture née à Londres à la fin des années 1950 – l’utilisent astucieusement pour renverser l’ordre symbolique, et parfois même l’ordre juridique. Mais à y regarder de plus près, ces usages ne font que renforcer le succès de la Vespa et son ancrage dans la mémoire sociale européenne.
Les effets, et le rejeu, de l’identification entre la Vespa et l’Europe se font sentir dans les productions de l’industrie culturelle. Ainsi, au début des années 2020, la série Emily in Paris, produite par le géant américain Netflix, choisit d’introduire la Vespa dans la deuxième saison. Après Vacanze romane de 1953, une autre jeune américaine, Emily, en proie à une espèce de choc culturel face au style de vie – largement fantasmé – d’une grande ville européenne, roule dans les rues de Paris en Vespa, étiquetée, cela va sans dire, comme objet « sexy ».
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Pour en savoir plus :
Hebdige, Dick, « Object as Image : the Italian Scooter Cycle », dans Dick Hebdige, Hiding in the Light on Images and Things, Londres/New York, Routledge, 1988, p. 77-115.
Rapini, Andrea, « La Vespa : histoire sociale d’une innovation industrielle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 169, 2007, p. 72-93.
Rapini, Andrea, The History of the Vespa. An Italian Miracle, Londres/New York, Routledge, 2019.
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Andrea Rapini est historien. Il enseigne l’histoire contemporaine et l’histoire sociale à l’université de Modène et Reggio d’Émilie. Ses recherches portent notamment sur l’histoire et la mémoire de l’antifascisme, l’histoire industrielle (cf. The History of the Vespa. An Italian Miracle, Londres/New York, Routledge, 2019) ou l’histoire des savoirs.