Häxan, premier film maudit de l’histoire du cinéma ?
Réalisé avec plus de deux millions de couronnes suédoises, le film d’horreur Häxan n’a cependant pas récolté tous les lauriers. Réalisé en 1922, il ne trouve que peu d’occurrences dans la presse française avant 1926, à tel point que les critiques le croient perdu, puis exhumé comme un talisman rare, maudit.
Quand Häxan sort au cinéma, les spectateurs sont habitués depuis plus de vingt ans à l’irruption d’éléments étranges et paranormaux dans des situations de la vie quotidienne. Georges Méliès émerveille autant qu’il épouvante l’auditoire français depuis le milieu des années 1890 grâce à des techniques d’arrêt sur image, de jump-cut, de maquillage et autres effets pyrotechniques.
L’illusionniste, que la postérité surnomme « le cinémagicien » introduit des éléments fantastiques et féériques dans les situations les plus scientifiques comme dans Le Voyage dans la Lune (1902). L’essor des théories de Sigmund Freud sur l’inconscient et la mise à l’honneur du genre horrifique avec le Cabinet du Dr Caligari (1922) de Robert Wiene laisseraient penser qu’une reconstitution méticuleuse des méthodes de la chasse aux sorcières mise en parallèle avec le traitement de l’hystérie féminine générerait curiosité, intérêt et louanges.
Pas du tout.
Si Le Cabinet du Dr Caligari laisse un effroi durable dans l’esprit du public, Nosferatu (1922), lui, ne fait pas l’unanimité avant la fin des années 1920. Restauré presque un siècle plus tard et reconnu comme l’un des films déterminants de l’histoire du cinéma, Häxan, aussi connu sous le nom La Sorcellerie à travers les âges, souffle dans la presse culturelle de son époque un vent de malaise révoltant.
En effet, les quotidiens patriotes et catholiques entrent rapidement en lutte contre le film. Plusieurs journaux reçoivent ainsi en 1926 une lettre de protestation de la Ligue patriotique des Françaises, dirigée alors par la Vicomtesse de Vélard, et menant à travers la presse le cheval de bataille de la foi féminine et de la préservation de la doctrine sociale de l’Église. Ainsi, le Nouveau Siècle (quotidien de « fraternité nationale » d’inspiration fasciste) dévoile des fragments de la lettre :
« Le film La Sorcellerie à travers les âges cherche à inspirer l’horreur du catholicisme : il a été conçu et exécuté dans un esprit de haine. Il nous est impossible, à nous catholiques, de ne pas protester avec énergie contre une pareille production qui dénature et bafoue l’histoire de notre religion.
Ce film est suédois : nous ne pouvons admettre que des protestants suédois viennent chez nous insulter la religion catholique, qui est celle de la majorité des français. »
Cette dernière est également reprise dans Le Ruy Blas (quotidien culturel illustré) qui met en exergue une phrase qui traverse la presse française ensuite :
« Non seulement dans la première partie, la bienséance n’est pas respectée, mais dans la seconde, qui vise à être documentaire, la vérité historique est odieusement travestie. »
Qualifié de film « indésirable » par le journal mondain, La Sorcellerie à travers les âges reçoit la critique sans ornements d’A. de Montgon qui confie son agacement concernant l’illustration de l’histoire de France par des cinéastes d’autres pays :
« En ce qui concerne la bienséance, il existe une censure. Comment se fait-il que des censeurs aient laissé passer des scènes contraires à la morale ?
Cela nous avait parfois frappés nous-mêmes, mais nous nous sommes empressés de nous dire que sans doute étions-nous des esprits rétrogrades et que très vraisemblablement, si les censeurs aux vues éminemment modernes considéraient ces spectacles comme innocents, c’est qu’ils l’étaient en effet. (…)
Depuis quelques années, les cinéastes exotiques se sont jetés sur les fastes de notre Histoire avec une véritable furie. La mémoire de nos rois a été salie, l’épopée napoléonienne diminuée, la Révolution française a donné lieu aux plus grotesques scénarios. Que ces films soient projetés à l’étranger puisque paraît-il, il n’y a pas de moyens de l’empêcher, c’est déjà fâcheux, mais que l’on tolère ces fantaisies, produits de l’ignorance ou du parti pris ou des deux réunis, chez nous, c’est véritablement intolérable et on ne comprend pas comment c’est toléré. »
En effet le 15 septembre 1924 à propos de Napoléon, par exemple, le quotidien s’insurgeait déjà contre le tournage d’un film allemand à ce sujet ; il s’agit probablement du Napoléon d’Abel Gance aujourd’hui reconnu comme un chef-d’œuvre dont le tournage commence en Janvier 1925) :
« Vers un nouveau scandale
Nous sommes menacés d’un nouveau scandale cinématographique (…) Nos palais ne doivent pas devenir l’abri de tous les artistes étrangers, et plus spécialement de nos anciens ennemis. »
L’exotisme mentionné par A. de Montgon dans sa critique d’Häxan n’est pas aussi lointain que la définition du mot le suggère. Après la Première guerre mondiale, tous les regards méfiants sont tournés vers les moindres frontières.
Malgré tout, en dehors du Ruy Blas, les quotidiens français parlent très peu du film de Christensen. La presse régionale se fend de quelques commentaires nuancés où Häxan semble davantage considéré comme un phénomène météorologique de type tempête, au passage duquel il suffirait de fermer ses volets, en attendant qu’il se retire. Les « personnes trop sensibles et les enfants sont priés de s’abstenir » prévient Le Petit Marseillais. De son côté, Le Petit Provençal attire les cinéphiles les plus curieux par l’énumération des scènes de violence :
« Les supplices du feu et de la flagellation, le garrot, les incantations, les pratiques de la magie noire sont présentés en admirables composition plastiques. »
Sans oublier la nudité des suppliciées dont il est fait mention comme on le ferait d’animaux sauvages lors d’un documentaire animalier :
« De belles nudités de femme aperçues de loin en loin, au hasard des supplices ou des incantations. »
Enfin, Le Bien du peuple de Bourgogne choisit la neutralité, jugeant bon de s’en remettre au libre arbitre de chacun et, si la situation l’exige, aux autorités compétentes :
« Nous recevons de différents côtés des protestations, parfois très vives, de catholiques qui reprochent à certains films (…) de présenter au public des spectacles nettement immoraux.
Ces films ayant paru ou devant paraître un jour ou l’autre, dans notre ville, nous mettons en garde les familles catholiques contre des surprises parfois désagréables, ce qui est d’ailleurs facile d’éviter, en se renseignant à l’avance et en s’abstenant, le cas échéant. L’Union des Catholiques ne saurait d’ailleurs protester trop énergiquement contre des exhibitions malpropres qui tendent nettement à avilir la dignité du prêtre ou à fausser l’histoire de la religion.
Pour le Bureau de l’Union des Catholiques du diocèse de Dijon, le secrétaire général : Philbée.
NDLR : Le maire a autorité pour soumettre les films et les représentations théâtrales à la censure, et il est qualifié pour défendre les représentations scandaleuses, comme celles qui sont signalées plus haut. M. Gaston Gérard, nous n’en doutons pas, saura, dans la circonstance, se montrer à la hauteur de ses délicates fonctions. »
Il faut se pencher sur la presse belge francophone pour trouver quelques commentaires plus détaillés et élogieux, comme c’est le cas dans Le Soir, quotidien généraliste belge centriste et de tradition libérale :
« Un film suédois aux photos qui ont l’intensité et la valeur plastique des meilleurs tableaux de nos impressionnistes. C’est une suite ininterrompue de supplices et de tortures qu’on nous montre dans un but documentaire.
Comment l’ignorance de la science put entraîner l’injustice la plus cruelle, voici ce que nous montre excellemment cette suite d’images, estampes animées ou reportages photographiques qui rappellent souvent les illustrations de Driot pour La Religieuse de Diderot. »
De la même manière, Christensen ne trouve par la suite une notoriété positive qu’à partir du moment où ses œuvres traversent les frontières. Après le Danemark et l’Allemagne, c’est en effet aux États-Unis que le réalisateur danois s’établit, pour y réaliser sept des seize films de sa carrière.
Lorsque son premier film américain, Le Cirque du Diable (1925) est évoqué dans la presse française entre 1926 et 1928, les critiques sont alors bien plus élogieuses que pour La Sorcellerie à travers les âges. Le Petit Provençal reprend le champ lexical déjà utilisé pour Häxan, et met en exergue une « remarquable production d’une extraordinaire puissance d’émotion » sans oublier d’attirer l’attention sur « les exercices dangereux au-dessus des fauves » qui « sont d’un intérêt palpitant ».
A la différence de La Sorcellerie à travers les âges, Le Cirque du Diable bénéficie de la célébrité de son premier rôle, la « délicieuse » (La Dépêche) et « incomparable » (Le Journal) Norma Shearer, qui depuis 1920 enchaîne les rôles dans pas moins de trente films (jusqu’à huit la même année, en 1924). Si l’actrice d’origine canadienne et sœur de Douglas Shearer – spécialiste du son pour la MGM de 1930 à 1955 – ne gagne son premier Oscar qu’en 1930 pour La Divorcée, elle se distingue surtout pour sa spectaculaire adaptation face au passage du muet au parlant, à partir de 1927. Son nom s’inscrit, déjà pendant la période du muet, comme un argument publicitaire indétrônable dans un film où l’amour triomphe parmi le dangereux festival d’animaux exotiques, quand les femmes de La Sorcellerie à travers les âges étaient anonymisées et louées pour leur seule nudité.
Dès lors « la vérité historique honteusement travestie » devient un « drame bien construit » ou « la vie d’un cirque est reconstituée avec un réel souci d’exactitude » d’après Jean Chataigner pour Le Journal. L’opinion diffère radicalement du « scandale cinématographique » que représentait La Sorcellerie à travers les âges quelques années plus tôt. Désormais, la critique loue « une mise en scène variée et des plus émouvantes » pour Riom Républicain, dithyrambique :
« Le sujet du Cirque du Diable se prêtre admirablement à une mise en scène variée et des plus émouvantes. C’est l’odyssée d’une jeune fille, si touchante, si proche de nous par les épreuves qu’elle traverse, qui ne peut qu’attirer la sympathie de tous.
C’est une production de premier ordre, pour laquelle tout fut mis en œuvre pour atteindre la perfection. Aux scènes pleines de charme du début de l’action succèdent les scènes de cirque somptueuses, quant aux décors, aux costumes, à la figuration, c’est un grouillement de jeunes et jolies femmes aux accoutrements suggestifs. »
L’évocation de la thématique religieuse, qui a fait naître un mouvement de révolte dans La Sorcellerie à travers les âges, et alors même que le personnage du Diable apparait dans Le Cirque du Diable, semble avoir été oubliée, sinon pardonnée, au profit de l’histoire romantique du personnage de Mary. La jeune trapéziste qui tombe amoureuse d’un pickpocket et risque sa vie lors d’un périlleux numéro au-dessus d’une cage aux lions émeut Le Petit Marseillais pour qui c’est un film « d’une exceptionnelle valeur » :
« A son intrigue se joignent une série de ‘clous’ comme jamais l’écran n’a pu en offrir. Ses exercices dangereux sur des fauves sont un tour de force unique à l’écran.
A côté de ses scènes à émotion, d’autres pleines de charme et de grâce se déroulent avec les cent plus jolies filles d’Hollywood. Tout cet ensemble, toutes ces caractéristiques font du Cirque du Diable une des plus délicieuses visions de l’année. »
Benjamin Christensen parvient-il toutefois à se faire pardonner des critiques et du lectorat français après cette prouesse cinématographique ? Rien n’est moins sûr. Le reste de sa carrière américaine, et notamment le tournage de L’île mystérieuse (1929), est perturbé par le passage du muet au parlant qui ralentit la production des films et implique un renouvellement des pratiques de jeu, de mise en scène et de montage.
Dans la presse, La Sorcellerie à travers les âges, réédité en 1941, se fait discret jusqu’en 1949, où le film sera étrangement considéré comme un « chef-d’œuvre » (Les Lettres françaises). En 1968, le film s’offre une version remontée (présente dans le coffret édité par le distributeur Potemkine avec une narration de l’écrivain transgressif américain William S. Burroughs accompagné de Jean-Luc Ponty). En dehors de cette œuvre qui a marqué son époque, les films de Christensen disparaissent du paysage français et aucun d’eux, en dehors de La Sorcellerie à travers les âges, n’a trouvé à ce jour de distributeur salle ou DVD/Blu Ray ; quelques copies hantent les archives internet, remontées, réétalonnées, remixées avec de nombreuses œuvres musicales créées pour l’occasion.
Christensen aurait-il jeté une malédiction sur sa carrière en choisissant de documenter la sorcellerie ? Si l’on en croit les rumeurs de tournage qui circulent sur les projets de films évoquant le diable par la suite (de L’Exorciste de William Friedkin (1975) à Là-bas de Luis Buñuel qui ne sera finalement jamais tourné), toutes les suspicions et légendes urbaines sont envisageables. Nul doute qu’il est possible de considérer La Sorcellerie à travers les âges sinon comme le premier, au moins comme l’un des films maudits les plus célèbres de l’histoire du cinéma.