Bonne feuille

1920 et après : la création médiatique des vedettes de cinéma

le 12/06/2024 par Anne Bléger, Myriam Tsikounas
le 12/06/2024 par Anne Bléger, Myriam Tsikounas - modifié le 12/06/2024

Dans l’entre-deux-guerres, celles que l’on appellera bientôt les « stars » du grand écran remplacent dans les cœurs des Français les déjà lointaines célébrités des music-halls et du théâtre. Sans surprise, c’est dans la presse que se créent les identités de ces figures populaires, quitte à quelquefois « s’arranger avec la biographie ».

Les historiennes Anne Bléger et Myriam Tsikounas viennent de faire paraître aux Presses universitaires de Rennes l’ouvrage collectif La Fabrication des vedettes dans l’entre-deux-guerres au sujet de la création et de la diffusion, par la presse, des récits sur les jeunes et belles célébrités du grand écran au premier XXe siècle. Témoignage d’une époque où la figure de la star était en train de se façonner, cette étude insiste sur le caractère parfois – souvent ? – fallacieux de ces récits, mettant en scène des « gueules d’amour » viriles quoique brisées par la vie ou de plantureuses « midinettes » aux « yeux de biche », caricatures crédibles et réutilisables à l’infini de personnalités authentiques.

Nous publions ci-dessous, avec l’aimable autorisation de leurs autrices, un extrait de leur introduction à ces passionnants travaux.

« Vous savez, on trouve dans les journaux des choses dont on ne sait si l’on doit rire ou se fâcher ! », affirme Raquel Meller lors d’un entretien publie le 20 juillet 1927 dans le quotidien Excelsior. La célèbre artiste espagnole, qui fut Carmen dans le film éponyme de Jacques Feyder, dénonce les nombreuses inexactitudes sur la vie des acteurs relatée dans la presse.

Lorsque le journaliste lui demande si elle a songé à se « retirer dans un couvent, comme certains journaux l’ont écrit », elle répond :

« Pas un mot de vrai dans tout cela ! »

Cet échange illustre non seulement l’existence, dans les articles, de modifications de la biographie des vedettes, mais aussi la conscience de ces dernières d’être au cœur de récits divers, éloignes de la vérité, et qu’elles ont parfois contribué à façonner. L’âge, la maladie, la présence d’enfants naturels, un casier judiciaire… sont des éléments que les stars ne souhaitent pas communiquer, car les uns entachent le mythe de la vamp, de l’apache ou de l’aventurier, les autres celui de l’ingénue, du justicier et du séducteur.

Vénérés par leurs fans, les comédiens les plus populaires mais portant aussi en eux la trace de leurs personnages successifs, constituent pour la presse généraliste comme pour les revues spécialisées, un sujet attrayant, garantissant la fidélité du lectorat, voire encourageant la cinéphilie. Mais le concept de célébrité ne va pas de soi : à partir de quel degré de notoriété un acteur des années 1920-1930 devient-il une vedette ? Lorsqu’il est reconnu dans la rue et doit signer des autographes ? Quand il fait la couverture des magazines de cinéma ? Dès qu’il ne reconnaît plus son image sur le papier glace ou sur les affiches géantes qui recouvrent les façades des cinémas ? Et comment jauger cette renommée ?

Pour les théoriciens, d’Ilya Ehrenbourg à Ginette Vincendeau en passant par Edgar Morin et Richard Dyer, la star est une personne qui ne retient pas seulement l’attention pour ses performances actorielles mais qui possède une aptitude particulière à cristalliser les attentes d’un public. Sa persona est le résultat d’un mélange subtil entre une personnalité, dont le spectateur ignore à peu près tout, un personnage générique, qui se crée au fil des rôles endossés, une construction sociale savamment ciselée par la vedette elle-même, par son entourage familial et professionnel, par la critique.

La star est, en effet, le produit d’un système dans lequel plusieurs instances, qui ne se sont pas nécessairement concertées, interagissent et œuvrent, les unes simultanément, les autres successivement, pour parvenir au même résultat : élever certains artistes au rang d’icône.

En amont, ce sont les producteurs, les réalisateurs, les costumiers, les créateurs de lumière et d’effets spéciaux, les maquilleurs et même les comédiens acceptant de jouer les faire-valoir pour mieux faire briller leur partenaire, qui créent la vedette. Toutes ces personnes sont relayées par une cohorte de journalistes, de photographes, de publicitaires et de programmateurs qui assurent la médiation et la promotion de l’acteur, lui-même très actif dans cette série d’opérations de valorisation.

À l’aval, les spectateurs, en faisant des entrées, en s’exprimant dans « le courrier des lecteurs » des revues cinématographiques, en réclamant aux studios des photos dédicacées… contribuent à leur tour à consolider le vedettariat. […]

Tout au long des années 1920 et 1930, la fabrication du vedettariat s’est imposée comme une nécessité pour la réussite de l’industrie du cinéma français, que la presse écrite – spécialisée et généraliste – a largement relayée.

A travers les articles des diverses revues cinématographiques, du Film à Cinémonde, et les pages cinéma des quotidiens, Hollywood et le star-system américain sont érigés en modèles. Les récits biographiques des actrices et des acteurs présents dans les magazines s’inspirent largement des méthodes rédactionnelles américaines mettant en scène la figure de Cendrillon transformée en princesse et celle du self-made-man.

L’enjeu assigné à celles et ceux qui sont chargés de la promotion des films est, assurément, la visibilité médiatique des têtes d’affiche, garante du succès mondial de la production cinématographique hexagonale, mise à mal depuis la Première Guerre mondiale. Issus du théâtre, du music-hall, de la danse, mais aussi d’autres horizons insoupçonnables, les rois et les reines de l’écran nourrissent la curiosité et les fantasmes du public et, par conséquent, assurent aux revues qui affichent leur visage, des ventes record.

Pour le cinéma, trois phases semblent se succéder. Les auteurs qui publient dans les toutes premières revues critiques des années 1910, dont Le Film, inaugurent, avec quelques tâtonnements mais un enthousiasme certain, l’exercice de style qui consiste à façonner des idoles. Ils bénéficient de l’expérience acquise par leurs collègues de théâtre, qui ont ouvert la voie en brossant le portrait de Sarah Bernhardt. Maurice Descorte souligne, en effet, que cette dernière, ayant un « goût pour la réclame tapageuse », a largement contribue aux révélations sur sa vie privée.

Les articles rédigés durant les Années folles semblent s’inscrire dans une phase d’accélération de la promotion du vedettariat en France, notamment pour lutter contre la concurrence hollywoodienne. « Pour le succès du film français, faisons des vedettes ! », titre Lulaud en mars 1925 ; « Lançons des vedettes », surenchérit Marcel Collet en avril 1928. Ravagée par quatre années de conflits, l’industrie du film constate son retard sur les États-Unis, tant d’un point de vue commercial (les studios ont tourné au ralenti…) qu’esthétique. L’historien Christophe Gauthier rappelle qu’alors, pour la presse corporative, l’ « unique mot d’ordre [est] : le cinéma français doit retrouver son lustre d’avant-guerre ».

Cependant, à partir de 1925-1926, les reproches adressés à une critique cinématographique insincère, dont les comptes rendus sont entachés de « fausseté », et de « mensonges intéressés » dans un « but mercantile » s’officialisent et se diffusent dans les journaux :

« Il n’y a pas, actuellement, de tribune libre ou l’on puisse dire sa pensée sur telle ou telle production. Il n’y a que des agents de publicité déguisés en critiques indépendants et impartiaux. »

Enfin, les pages des magazines cinématographiques des années 1930 s’efforcent de réhabiliter les grandes stars du muet, éclipsées par le parlant. Les journalistes se mettent alors à parler au passe des « Héros de jadis, ombres disparues ». Roger Regent, de Pour Vous, établit, par exemple, la liste des comédiens tombés dans l’oubli, à coups de « il y eut ». Suzanne Grandais, Lucienne Legrand, Nathalie Lissenko, Yvette Andreyor, Dolly Davis et André Roanne, Ivan Mosjoukine, Léon Mathot, Romuald Joube deviennent des symboles d’une autre époque… d’un âge d’or de la cinégraphie.

Des années 1910 aux années 1930, le style rédactionnel utilisé pour décrire les grands noms du cinéma muet semble ainsi évoluer avec l’histoire de ces acteurs et actrices, au firmament un jour, dans les limbes le lendemain. Le phénomène n’est pas nouveau. Les critiques ont déjà fait et défait des carrières tout au long du XIXe siècle, consacrant tour à tour, au fil des rubriques « spécialisées », les talents ou les travers des artistes sur scène ou dispensant des commérages sur leur vie privée ou leurs opinions politiques. Être apprécie d’Aurelien Scholl, Pierre Wolff ou Emile Blavet suffisait parfois pour réussir.

La confrontation des deux types de presse critique dévoile des lignes de continuité ou, au contraire, des spécificités qu’aurait cultivées la jeune presse cinématographique, en particulier sur la valorisation physique des stars, sur leur jeu et leur méthode pour s’approprier un personnage. De même, la comparaison permet d’identifier des signatures qui passent de la critique théâtrale à la critique cinématographique…

Certains journaux spécialises peuvent éventuellement fournir le matériau d’une approche prosopographique propre à caractériser les profils de ces rédacteurs amenés à régner sur une part des productions durant les Années folles.

La manière d’articuler commentaires et iconographie est aussi riche de sens. Quelle que soit la ligne éditoriale du journal, les vedettes, dont la vocation est d’être connues du grand public, sont racontées en mots et en images. Texte, photographie légendée et dessin ou caricature se complètent. Ces trois modes de représentation, qui interagissent entre eux et révèlent diverses facettes d’une personnalité, méritent d’être analysés.

L’évolution iconographique au sein des magazines de la Belle Époque (Comœdia), auxquels succèdent les feuilles cinématographiques (Mon Ciné), s’inscrit dans le contexte d’émergence d’un nouveau rapport aux images dans la culture de masse en voie d’élaboration. Elle est constitutive de cette esthétique nouvelle fondée par le jeune cinéma avec la presse comme soutènement. Lorsque l’on confronte la représentation des stars de l’écran à celle des comédiennes de théâtre portées aux nues par la presse du XIXe siècle, des continuités, concernant le corps désirable, s’esquissent.

Les légendes associées aux photographies vantent les qualités des acteurs, en usant de termes élogieux : Jewel Carmen est une « jolie blonde » et Lily Damita est « ravissante ». Edmond Van Daele s’impose comme « l’homme fort, lucide, ardent, bien vivant » tandis qu’Ivan Mosjoukine est « le grand artiste »… Le vocabulaire utilise valorise les icônes et entretient l’envie des lecteurs et lectrices d’aller les revoir en salles. Par ailleurs, les journalistes décrivent les personnages campés plus que l’interprète interviewé. Ils évoquent « la silhouette aristocratique de Suzanne Bianchetti », laquelle multiplie les emplois de reines, ou estiment que les sourcils de Sessue Hayakawa, l’anti-héros de Forfaiture, révèlent « une âme sauvage, farouche ».

Ces procèdes d’écriture consistant à ne parler de la vedette que sous le prisme du rôle, brouillant la frontière entre fiction et univers sensible, créent d’autres types d’arrangements biographiques. Les visages de celles et de ceux qui ont interprété les jeunes premiers circulent sur les unes, les quatrièmes de couverture et les pages intérieures, tout en dialoguant en bonne intelligence avec les images animées projetées dans les cinémas. Les stratégies médiatiques mises en œuvre par les rédactions pour façonner des idoles sont multiples et contribuent à créer des portraits erronés de célébrités.

La Fabrication des vedettes dans l’entre-deux-guerres – Petits arrangements avec la biographie, dirigé par Anne Bléger et Myriam Tsikounas, vient de paraître aux Presses universitaires de Rennes.