Interview

Le livre sous l'Occupation, « allié » des Français et source de tumultes

le 28/08/2024 par Jacques Cantier, Marina Bellot
le 19/07/2024 par Jacques Cantier, Marina Bellot - modifié le 28/08/2024

Lieu d'évasion ou de résistance, le livre accompagne les Français sous l'Occupation, en dépit des politiques de censure mises en œuvre par Vichy. L'historien Jacques Cantier livre une passionnante histoire de la lecture pendant les années noires dans l'ouvrage Lire sous l'Occupation.

Comment expliquer l'attrait pour la lecture qui s'empare de la société pendant l’Occupation ? Comment le régime de Vichy pesa-t-il dans la circulation, la diffusion et l’orientation des livres publiés ? 

Stratégies et pratiques des éditeurs, réorganisation de la chaîne du livre, positions des écrivains partagés entre collaboration, accommodement et insoumission, controverses autour du patrimoine littéraire... L'historien Jacques Cantier signe une histoire totale du livre et de la lecture entre 1939 et 1945, des politiques de censure mises en œuvre par Vichy à l’ébullition culturelle de la Libération.

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : Quelle place occupent le livre et la lecture dans la société française d'avant-guerre ? Comment s'organise alors le secteur de l'édition ?

Jacques Cantier : La présence du livre est liée à la forte poussée éducative qui dans le dernier tiers du XIXe siècle a vu la mise en place d’un appareil scolaire sur l’ensemble du territoire français. La maîtrise de la lecture occupe ainsi une place centrale dans le viatique de tout écolier français. La rencontre du livre fait partie du projet républicain de construction d’une culture commune, au niveau du primaire et du secondaire, avec la volonté de donner un socle de base qui s’appuie sur un patrimoine historique et un canon littéraire partagés. Les lecteurs ont des niveaux de compétence différenciés, mais ils partagent un bagage de savoir-faire communs. La présence du livre relève aussi de logiques commerciales déployées par de grandes entreprises comme Hachette, qui cumule édition et distribution via sa messagerie très performante, qui quadrillent le territoire avec près de 80 000 points de vente dont 20 000 petites librairies et bureaux de presse.

Ceci dit, le modèle de la lecture bourgeoise reste dominant. Il est le fait d’un milieu pour lequel l’accès au livre est porté de façon naturelle par un environnement favorable. C’est dans ce milieu de « la bourgeoisie à bibliothèques » que se recrutent sans doute les plus forts lecteurs que compte alors la société française.

Dans les milieux populaires, on trouve également de grands lecteurs autodidactes comme Benigno Cacérès, ouvrier maçon à Toulouse, qui a le goût de la lecture depuis le primaire, mais auquel la familiarité avec le monde des livres fait défaut. Il a évoqué dans son récit La Rencontre des hommes son parcours semé d’embûches pour accéder à la culture et sa gêne lorsqu’il s’aventure dans les lieux de la culture légitime : bibliothèque municipale ou librairie de centre-ville.

En quoi la guerre et l’occupation marquent-elles, selon l'expression que vous employez dans votre livre, la « fin d’un monde » ?

Elle va rompre avec la tradition de la IIIe République qui avait proclamé dans la loi de 1881 la liberté de la presse et de l’édition. La censure, première manifestation de l’état de guerre, est au cœur du système de direction de l’information organisé par le nouveau régime né de l’armistice. Les structures qui s’installent à Vichy en juillet 1940 sont les héritières du Haut-Commissariat à l’Information créé au début de la drôle-de-guerre, chargé de donner les visas de publication des livres. Dès 1939, aucun livre ne peut sortir sans ces visas.

À partir de 1940, l'autoritarisme devient la règle, et un système de double censure est mis en place par l'occupant et par le régime de Vichy. Après avoir souffert de la crise des années 1930, le marché du livre va par ailleurs être confronté aux difficultés de l’Occupation : pénurie, rationnement, distorsion entre une forte demande et une offre de plus en plus étranglée.

Quels sont les nouveaux usages de la lecture ? Vous évoquez la faim de livres qui s’empare des Français durant l'Occupation...

Les enquêtes réalisées par la presse professionnelle, les journaux intimes tenus au cours de la période, les souvenirs rédigés par la suite témoignent de cette faim de livres. En ce temps de drame national, la lecture apparaît comme une des réponses culturelles, qu’elle soit d’évasion, de divertissement, ou de réflexion pour ceux qui essaient de méditer sur la situation… 

Pour les soldats mobilisés en 1939-40, les mois d'immobilité forcée sont l’occasion de reprendre la lecture. Affecté dans une station météo de basse-Alsace, le 2e classe Sartre voit ainsi son activité militaire réduite à l’envoi, deux fois par jour, d’un ballon-sonde enregistrant température et pression. Le reste de sa journée, soit dix à douze heures d’activité intellectuelle, est voué à la lecture et à l’écriture. Des lecteurs plus ordinaires, des instituteurs par exemple, trouvent également utilement matière à lire.

Des livres communs s’imposent à ce lectorat mobilisé, comme les deux volumes de Jules Romains, Prélude à Verdun et Verdun, où l’on cherche dans le souvenir de la guerre précédente certaines clefs du nouveau conflit.

Mais le patrimoine littéraire va aussi devenir un jeu de querelles, de débats, de réappropriations. Vichy va se réclamer d’une partie de cet héritage et la résistance d’une autre partie. Parfois, une même œuvre ou un même auteur donnent lieu à des interprétations radicalement différentes. Charles Péguy est revendiqué par Vichy comme un patriote, un homme de spiritualité et de religion, tandis que du côté de la Résistance, il est célébré comme celui qui refuse de se rendre.

Les autorités d’occupation demandent dès la fin de l’été 1940 aux éditeurs d’épurer eux-mêmes leur catalogue. À partir de ces retours, les autorités centralisent la somme des proscriptions dans la célèbre liste Otto. Les ouvrages interdits doivent disparaître des ouvrages de libraires et des bibliothèques publiques. Des visites sont faites pour vérifier le respect de ces consignes. À Dijon, la librairie Rigollot fait l’objet de plusieurs mesures de répression et le fils de la librairie est arrêté et meurt en déportation.

Que se passe-t-il à la Libération, notamment dans les maisons d’édition ?

L’épuration cible les maisons d’édition et les écrivains, ainsi que les ouvrages litigieux publiés au cours de l’Occupation. Les écrivains collaborateurs sont accusés d’avoir dévoyé le patrimoine commun au profit de l’ennemi et d’avoir tenté d’inoculer, avec la complicité de leurs éditeurs, le poison de leur pensée malfaisante à la société française. L’enjeu est d’extirper ce venin et de reconstruire sur des bases assainies. 

Avant même la Libération, les messageries Hachette prennent les devants en opérant un tri dans leurs dépôts pour se défaire des livres ouvertement inféodés au régime de Vichy ou marqués du sceau de la collaboration. Pour leur défense, les éditeurs jouent sur la diversité de leur catalogue en faisant valoir qu’ils ont certes publié des auteurs compromis, mais également des résistants – Gallimard, qui a fait paraître des ouvrages de Drieu la Rochelle, met en avant ses auteurs résistants de Camus à Sartre, Denoël, éditeur de Céline, rappelle qu’il a également publié Elsa Triolet

L’épuration des catalogues fait partie des missions confiées aux administrateurs provisoires nommés à la tête des maisons d’édition mises en cause. À nouveau donc, les éditeurs vont épurer leur catalogue – même si la liste des ouvrages interdits par les autorités militaires est plus réduite que celles édictées sous l’Occupation.

Quelles sont les conséquences de cette épuration pour les lecteurs ?

Le paysage littéraire va dès lors se trouver rénové. Des maisons clandestines peuvent désormais paraître au grand jour, comme Les Éditions de Minuit. Les éditions du Seuil, créées avant-guerre, vont prendre leur véritable essor dans le domaine littéraire comme dans celui des sciences humaines. Le renouveau viendra aussi de l’autre côté de la Méditerranée : Edmond Charlot qui avait publié des ouvrages résistants depuis l'Algérie, s'installera ainsi à Paris. Le lectorat disposera alors d’une offre plus diversifiée.

Jacques Cantier est professeur d’histoire contemporaine à l’université Toulouse-Jean Jaurès et chargé de cours à l’Institut d’études politiques de Toulouse. Il est notamment l’auteur de L’Algérie sous le régime de Vichy (2002) et d’une biographie de Pierre Drieu La Rochelle (2011). Son ouvrage Lire sous l'Occupation est paru aux éditions du CNRS en 2024.