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Naissance d’un chef-d’œuvre : la « Carmen » de Bizet en 1875

le 06/12/2024 par Le Charivari
le 15/11/2024 par Le Charivari - modifié le 06/12/2024

Lorsque Georges Bizet, star de l’opéra français, fait jouer pour la première fois sa nouvelle composition à l’Opéra-Comique, presse et mélomanes retiennent leur souffle. Sceptique, le chroniqueur Pierre Véron du Charivari se rend sur place. Et en sort subjugué.

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Malgré l’échec populaire de Djamileh en 1872, Camille Du Locle et Adolph de Leuven, directeurs de l’Opéra-Comique de Paris, demandent à nouveau à Bizet de composer un opéra alternant chants et dialogues parlés. C’est Bizet, de son propre chef, qui propose d’adapter la Carmen de Prosper Mérimée.  Le travail sur la partition, entamé en 1873, est achevé durant l’été de 1874 ; les répétitions commencent en septembre. Public et commentateurs attendent impatiemment la nouvelle proposition de l’une des plus grandes célébrités de la musique française.

Le 3 mars 1875, Pierre Véron, rédacteur des colonnes musicales au Charivari, est dépêché à l’Opéra-Comique pour ce qui s’annonce comme une possible nouvelle variante « espagnolisante » du lyrisme wagnérien alors de mise dans l’opéra français – et auquel Bizet a lui aussi succombé par le passé. Mais il n’en est rien. C’est un chef-d’œuvre singulier  et personnel auquel on assiste ce soir-là, et la première du classique fédérateur par lequel l’histoire retiendra le nom de Bizet. 

THÉÂTRES

OPÉRA-COMIQUE – Carmen

C’est une rarissime rareté qu’unie première représentation à l’Opéra-Comique...

Surtout une première en quatre actes. Aussi tout le monde lyrique était-il sur le pont, les uns dans l'espoir d’applaudir une victoire, les autres dans la douce et confraternelle espérance d’enregistrer une défaite.

Ce sont les premiers qui ont eu raison. Nous ne sommes pas suspect de partialité à l’endroit de M. Georges Bizet. Ce que nous avons dit souvent de la voie dans laquelle son talent s'était engagé, nous était inspiré surtout par le regret que nous éprouvions à voir un compositeur si précieusement doué, se fourvoyer à la remorque du wagnérisme atrophiant.

Nous nous réjouissons de constater aujourd’hui que M. Bizet a quelque peu réagi contre lui-même, contre les doctrines auxquelles il s’était englué, et qu’il revient à la musique musicale.

M. Bizet possède dès longtemps tout ce que l’étude peut donner.

Mais il nous déplaisait de voir celui qui peut être un maître s’obstiner à n’être qu’un simple professeur.

La Carmen, si nous ne nous méprenons, est le point de départ d’une nouvelle manière.

Sans renoncer aux raffinements d’harmonie que j’approuve fort quand l’accessoire ne vient pas étouffer le principal, sans cesser de vouloir prouver sa science, préoccupation superflue puisque nul ne la conteste, M. Bizet s’est soucié davantage de l’idée mélodique.

Voici une réussite qui n’aura pas pour approbateurs que les forts en thème du contre-point et à laquelle le public pourra s’associer.

Il y a comme cela, chez nous autres Français, un invincible penchant à courir aux extrêmes.

Il est évident que la pauvreté d’orchestration et la banalité d’accompagnements font paraître aujourd’hui les œuvres des simples modistes trop maigres et trop chétives.

Mais est-ce une raison, parce que l’on veut suppléer à ce qu'ils n’ont pas eu, pour renier les qualités précieuses qu’ils possédaient ?

Gounod, dans Faust, a donné la vraie formule. Il l’a depuis lors perdue lui-même.

Si M. Bizet veut, il la retrouvera. Carmen montre qu'il est sur la trace.

La partition très touffue qu'il a écrite sur le livret de Meilhac et Halévy a de réels mérites. Elle se tient dans des sphères hautes, sans se faire inaccessible et prétentieuse comme...

Mais ne parlons plus du passé.

Elle a d’ailleurs trouvé des interprètes à souhait. Mme Galli-Marié, c’est Carmen, l'héroïne de Mérimée, accommodée par les deux auteurs de la Boule.

Elle a une originalité sincère, une âpreté personnelle qui lui fait une place à part, cette Galli-Marié, qui est plus encore comédienne que chanteuse.

Elle devait composer ce type très adapté à son tempérament avec un relief saisissant.

Ce qui est arrivé.

Carmen restera conte une de ses meilleures créations, à côté du page de Lara, de frissonnante mémoire.

M. Chapuy a soupiré avec un sentiment exquis, une prière qui a soulevé de longs bravos.

Bouhy a enlevé avec une crânerie pleine de virtuosité les couplets du Toréador.

Je voudrais comprendre M. Lhérie dans la distribution des compliments. Mais, sauf un passage du 3e acte, il m'a paru se tenir dans une gamme de médiocrité qui n'a pas compromis le succès, mais qui n’y a rien ajouté.

La mise en scène de Carmen est tout à fait remarquable.

M. Du Locle a fait au musicien les honneurs de chez lui en directeur-artiste.

Décors, costumes, tout est d’une pittoresque réalité qui ne ressemble guère aux Espagnes bourgeoises et bébêtes que l’Opéra-Comique d’autrefois exhibait candidement.

Et maintenant, vous allez nous poser la question finale :

— Est-ce que Carmen fera de l’argent ?

Tout ne finit-il pas par des additions à notre époque ?...

Eh bien ! oui, très franchement, je le crois et je le souhaite.

D’abord parce que l’Opéra-Comique sera encouragé à laisser les reprises pour le vrai neuf ;

Ensuite pour que M. Bizet soit incité à marcher d’un pas plus résolu encore dans le chemin de Damas où il a opéré un quart de conversion.

L’échec de Don César a été pour les jeunes compositeurs un malheur de famille.

Il faut que Carmen en soit la revanche, afin que les couches nouvelles de la musique arrivent à leur tour.

Mais, pour Dieu, que sur ces couches-là on ne fasse plus pousser les champignons vénéneux de M. Wagner !