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La commémoration de la Commune au Mur des Fédérés, une histoire

La Commune de Paris et les milliers de morts de sa Semaine sanglante hantent les militants, des premières années de la IIIe République à aujourd’hui. Ainsi, sa commémoration rassemble, mais divise également selon les enjeux et clivages du temps.

Le Père-Lachaise est un cimetière parisien iconique, dont les tombes sont parmi les plus visitées au monde. Chanteurs, acteurs, danseuses, peintres… Certains des plus grands noms de l’histoire française y reposent. Mais il s’agit aussi d’une scène politique historique qui abrite, depuis la fin du XIXe siècle, le Mur des Fédérés. Emblématique monument commémoratif, il est depuis plus d’un siècle le lieu d’un pèlerinage incontournable pour les militants des gauches : les montées annuelles au Mur des Fédérés témoignent des mémoires des communards morts en martyrs.

« Mur du souvenir, il devient par ricochet le mur de l’espérance, là où les révolutionnaires d’aujourd’hui peuvent utilement venir se ressourcer […] et constituer ainsi une communion laïque », affirme ainsi le politologue Franck Frégosi. Pour autant ses cortèges, parfois unitaires, sont le plus souvent multiples, et surtout porteurs de revendications diverses. Les montées au Mur des Fédérés reflètent aussi, entre les années 1880 et 1939, la vie politique française - que ce soit dans ses ententes ou dans ses désunions.

La Montée au Mur des Fédérés : un pèlerinage laïque et militant en hommage aux sacrifiés de la Commune

Des événements de la Commune aux tout débuts des années 1880, la mort des Fédérés ne fait l’objet d’aucune commémoration officielle, même si quelques mains anonymes viennent parfois fleurir la fosse des fusillés. Jusqu’à la victoire des Républicains en 1876, les années 1870 sont en effet caractérisées par la montée d’un Ordre moral sous le gouvernement de Broglie et de la présidence du maréchal de Mac Mahon. Les communards rescapés de 1871 sont rapidement jugés, condamnés puis déportés au bagne.

Leur mémoire est enfouie, oubliée. Les propositions d’amnistie formulées à l’Assemblée sont rares et systématiquement rejetées par la majorité monarcho-bonapartiste élue en 1871, et même par des républicains modérés. La Commune fait peur aux possédants. En outre, il faut attendre le milieu des années 1870 pour que quelques partis révolutionnaires soient fondés, ceux-ci étant interdits auparavant.

De ce fait, jusqu’en 1879, la montée au cimetière du Père-Lachaise n’existe pas en tant que telle. Cependant, le vote d’une loi d’amnistie partielle par les républicains entraîne la grâce de certains déportés communards par le Président de la République. Ceux-ci peuvent alors peu à peu revenir à Paris. En 1880, le mouvement en faveur de l’amnistie totale des communards prend de l’ampleur et l’anniversaire du 18 mars est célébré à Paris et dans plusieurs villes de province : une foule de Parisiens dépose des gerbes de fleurs au Mur des Fédérés et des banquets sont organisés. Même si une montée au Mur a déjà eu lieu en 1878 sous l’impulsion de Jules Guesde, celle-ci n’est pas officiellement autorisée avant 1882 et ne prend pas encore la forme qu’on lui connaît actuellement. Ainsi, le journal Le Voltaire relate qu’en mai 1880 les attroupements sont interdits, tout comme les gerbes et les couronnes d’immortelles rouges.

À partir de 1880, la montée au Mur devient cependant peu à peu un rituel autour d’une idée totalement laïque, opérant ainsi un transfert de sacralité. Se constitue alors une manifestation d’hommage, de commémoration, qui permet aux socialistes révolutionnaires de revendiquer leur identité et de manifester leur présence dans l’espace public. Dans un premier temps, les montées au Mur ont aussi un objectif de vengeance. Les cortèges veulent se souvenir des morts de la Commune et les enterrer véritablement. Les montées au Mur sont donc un moyen de faire un deuil au travers de montées funèbres, avec des drapeaux rouges ou noirs qui flottent au vent, et des dépôts de couronnes sur la tombe de Communards.

Il s’agit de véritables processions mortuaires largement silencieuses, ponctuées par des discours mémoriels mais aussi de revendications. Car si la montée au Mur reste avant tout un hommage aux victimes de la Commune et un rituel de deuil, l’intention est alors de faire passer un message politique et certains socialistes révolutionnaires espèrent qu’elle déclenchera une nouvelle insurrection dans une logique anti-capitaliste et anti-bourgeoise.

Le Mur des Fédérés devient peu à peu un lieu de mémoire. Difficilement, le mur en tant que tel est érigé en monument entre 1883 et 1884. Les militants s’emparent de l’espace, construisent des mémoriaux, installent des plantes, élèvent des grilles et des pierres, matérialisant l’espace mémoriel. Il est nécessaire pour les révolutionnaires de matérialiser concrètement la Semaine sanglante. Comme le montre le quotidien Nouvelle Bourgogne, des plaques de marbre sont ensuite apposées en 1901, afin de rendre hommage aux morts. Une concession perpétuelle est obtenue au Père-Lachaise trois ans plus tard.

Un événement devenant miroir des crises politiques nationales : l’exemple de la crise boulangiste

Ce pèlerinage se veut être un rassemblement commémoratif. Pourtant, pendant très longtemps, il est loin d’être unitaire : les divisions au sein des partis de gauche se font particulièrement ressentir et une partie des crises politiques de la fin du XIXe siècle se reflètent lors de la montée au Mur.

La presse de l’époque se montre ainsi particulièrement bavarde sur l’impact du boulangisme entre 1888 et 1889 car ce dernier rassemble autant qu’il divise, aussi bien chez les conservateurs qu’au sein de la gauche radicale et socialiste. Si Le Quotidien affirme l’importance des cérémonies de 1888 au vu du contexte de chaos politique, on lit dans tous les journaux l’ampleur des violences qui ont lieu cette année-là au cimetière. Le Parti ouvrier titre « La bagarre du Père Lachaise ».

L’ensemble de la presse s’attarde sur ce que certains qualifient même d’ « attentat anarchiste ». L’Intransigeant, journal pro-boulangiste, rapporte les propos du comité révisionniste qui déplore les incidents de la marche du 27 mai : les anarchistes à l’origine de cette attaque se tromperaient d’ennemi en ne visant non pas la bourgeoisie mais bien des camarades. De l’autre côté, les slogans anti-boulangistes fusent, le Journal de St-Quentin et de l’Aisne proclame par exemple : « À bas les vendus ! À bas les boulangistes ! Vive la Commune ! ». Par ailleurs, les couronnes déposées par les soutiens boulangistes sont retirées, c’est notamment le cas de celle de L’Intransigeant.

Des mouvements de foule et un climat général de violence précèdent les deux coups de revolver tirés depuis le haut du mur par un certain Lucas, dépeint comme un jeune anarchiste. Il visait un boulangiste mais, dans Gil Blas, on lit que les tirs ont atteint un étudiant et un jeune sculpteur. Cet assaut reste massivement critiqué, même par les anti-boulangistes : il est décrit comme un « acte de lâcheté » dont on soutient la cause en condamnant la forme. La division est à son comble, même si, aux lendemains de cet incident, des blanquistes retirent leur soutien à Boulanger !

Le Père-Lachaise devient le théâtre des conflits politiques dans lesquels on utilise la mémoire de la Commune comme élément unificateur. Pourtant, les différents groupes d’opposants au boulangisme forment des cortèges hétérogènes et les discours appellent à la mobilisation contre les boulangistes, sans vraiment trouver de solution qui fasse l’unanimité. Les processions restent multiples dans les deux années qui suivent.

Par ailleurs, cette attaque s’inscrit dans le contexte d’une série d’attentats anarchistes en Europe, qui, en France, aboutit aux lois dites scélérates de 1893-1894 réprimant les mouvements anarchistes perçus comme une menace. Elles ont pour conséquence la mise en place de mesures répressives importantes afin d’encadrer les défilés politiques. Le Petit Courrier du 28 mai 1894 témoigne ainsi de l’interdiction par la police des manifestations et discours.

Une division qui affaiblit les cortèges, subissant la répression gouvernementale

Les montées au Mur sont donc limitées. Le drapeau rouge, symbole fort, est interdit : seul le dépôt de couronnes est autorisé. Les grands cortèges sont eux aussi prohibés. En conséquence, ce ne sont que de petits groupes qui peuvent se rendre chaque année, en silence, au Mur des Fédérés. Ceux-ci sont encadrés par des forces de police très nombreuses, afin que les mouvements révolutionnaires soient, dans la mesure du possible, contenus. En 1894, le préfet Lépine en personne s’est déplacé pour faire respecter la loi ! En dépit de leurs protestations, les manifestants doivent obéir et se replier sur d’autres lieux.

Pourtant, à partir de 1897, les montées au Mur s’affirment de nouveau, en dépit de la répression. En 1900, par exemple, des cris célèbrent la Commune. Le silence est aussi rompu par des chants révolutionnaires comme L’Internationale - symbole de la répression de la Commune en 1871 -, pourtant interdits. Ces manifestations font donc l’objet de violentes charges policières, comme en témoigne le quotidien L’Éclair. Les tensions ne sont plus entre les révolutionnaires eux-mêmes, mais entre le gouvernement et les gauches révolutionnaires. Les montées au Mur sont donc synonymes de tumultes, de discours politiques engagés et de violentes bagarres, si bien que la rigueur des mesures de répression étatique fait décroître drastiquement le nombre des participants.

Une gauche légaliste, opposée aux militants plus révolutionnaires, s’empare du mur

Dès sa création en 1905, la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière, qui regroupe presque tous les socialistes) s’empare de la montée au Mur des Fédérés. Des groupes anarchistes, voire même des socialistes, décident d’organiser leurs propres commémorations de la mort des communards, mais avec peu de succès car la SFIO domine le champ politique des gauches. Entre 1905 et 1912, les cortèges menés par la SFIO au cimetière du Père-Lachaise sont ainsi une façon de réaffirmer l’idéal révolutionnaire socialiste, tout en étant organisés en toute légalité.

À partir de 1913 la division s’intensifie à nouveau, notamment du fait des désaccords autour de la loi des Trois ans qui rallonge le service militaire. La gauche révolutionnaire, antimilitariste, en particulier les anarchistes, se mobilise contre cette loi et ces tensions se font ressentir pendant les commémorations : en réaction aux obstructions parlementaires et aux protestations populaires, le gouvernement fait ainsi annuler la manifestation au Mur des Fédérés de 1913. Au début de la Première Guerre mondiale, quelques militants révolutionnaires veulent continuer de manifester pacifiquement.

Les montées au Mur se font donc largement dans le calme, et même parfois dans le silence. La SFIO, partisane de l’Union sacrée, juge quant à elle qu’il est inopportun de commémorer les morts de la Commune : les morts liés à la guerre doivent primer sur la mémoire des Communards fusillés. Le parti socialiste cesse donc ainsi de monter au mur. Pendant toute la période de la guerre, les chiffres restent de ce fait très faibles : seules quelque 300 personnes y prennent part en 1917 d’après le quotidien Le Soir.

Une réappropriation des commémorations par les communistes, en lien avec la révolution russe

À partir de la fin de l’année 1917, du fait de la révolution bolchevique, de nouveaux groupes de militants commencent à apparaître et la division de la gauche grandit encore.

Le printemps 1919 est marqué par de nombreuses grèves ouvrières et un climat révolutionnaire. On proteste notamment contre la hausse des salaires et les nouvelles décisions du gouvernement Clemenceau qui avantagent les représentants patronaux. Si la manifestation du 1er mai est interdite, la montée au Mur, quant à elle, est particulièrement mobilisatrice. Elle reste à cette date unitaire, notamment grâce à l’appel de la CGT. Devant « l’impressionnant défilé au Mur », L’Humanité, qui est toujours l’organe d’un parti socialiste de plus en plus divisé, proclame que « Le Prolétariat magnifie la Commune et acclame la Révolution russe » (celle de février).

Le parti communiste, né au congrès de Tours en décembre 1920, s’empare lui aussi des montées au Mur. Désormais, et pour longtemps, deux cortèges vont être organisés. En 1921, les socialistes restés dans la « vieille maison » défilent même au cimetière du Montparnasse. Au Père-Lachaise, où les drapeaux sont seulement déployés à l’intérieur de la nécropole, ils laissent ainsi le champ libre aux communistes, qui défilent alors en chantant L’Internationale et aux cris de « Vive Jaurès, vive les Soviets ! » selon La Presse du 29 mai 1921. L’année suivante on craint des bagarres, qui sont évitées car les dirigeants s’entendent pour défiler l’un après l’autre.

La montée au Mur devient ainsi une sorte de duel de chiffres où chacun compte les participants. Les communistes ont largement l’avantage et le conservent. Les anarchistes, quant à eux, rejoignent tantôt les uns - provoquant parfois l’embarras des communistes et des altercations, comme en 1921 -, tantôt les autres.

Par ailleurs, avec la guerre, les associations d’anciens combattants ont fait leur entrée dans les défilés. C’est en particulier le cas de l’ARAC (Association républicaine des anciens combattants) qui fait irruption sur la scène politique dès le printemps 1917, et qui va se ranger aux côtés du parti communiste. Son idéologie repose alors, comme celle du parti communiste, sur des valeurs antimilitaristes et anti-impérialistes. Pour toutes les organisations communistes, la montée est en fait également un moyen de revendications liées à la conjoncture française et internationale. Porté par une représentation de l’histoire où la Révolution d’octobre 1917 est désormais vue comme la fille de la Commune, le mot d’ordre principal est simple : « Vive la Commune ! A bas la guerre ! » La lutte contre la guerre impérialiste et la défense de l’URSS - qui donne par la suite lieu à une journée de manifestation le 1er août - sont ainsi soutenues par « Les fils de la Commune », dont les dessinateurs communistes qui appellent à défiler.

Les socialistes quant à eux, préfèrent conserver une forme d’hommage traditionnel et solennel. Il s’agit d’honorer les morts avant tout, même si en 1930 s’ajoutent des revendications plus politiques, copiées sur celles des communistes et appelant à lutter contre la bourgeoisie.

La diversification des acteurs présents dans les cortèges s’amplifie, les communistes mobilisant bien au-delà de leurs militants, notamment au sein des structures familiales et on appelle à la mobilisation des femmes.

La CGTU manifeste avec ses bannières syndicales. La préfecture de police interdisant souvent les manifestations liées aux grèves, la montée au Mur, qui reste autorisée, permet aussi de revendiquer de meilleures conditions de travail tout en protestant contre la répression gouvernementale contre le mouvement communiste. Hormis quelques bagarres entre anarchistes et communistes, les cortèges restent plutôt pacifiques.

Un nouvel élan unitaire insufflé par la montée du fascisme

Après les émeutes antiparlementaires du 6 février 1934, la gauche se mobilise peu à peu de manière unie contre le fascisme. Les montées au Mur font partie de la lutte contre l’extrême droite et rencontrent un franc succès. Selon L’Humanité, 100 000 militants - communistes rejoints par des socialistes - se sont rendus au Père-Lachaise en mai 1934, en réclamant « l’unité d’action ». Quelques mois plus tard, les gauches décident officiellement de s’unir et de s’entendre sur une politique générale commune. La montée au Mur devient ainsi à partir de 1935 un symbole d’union face à la montée du fascisme en France et en Europe, et un mur antifasciste est érigé.

L’antifascisme va également de pair avec une réintégration du PCF au sein de la Nation : alors que les photographies de Regards en 1935 montrent encore uniquement des faucilles et marteaux ainsi que des drapeaux rouges, l’année suivante, si le poing levé reste de rigueur en couverture du numéro commémoratif le 28 mai 1936, on met aussi en avant dans les cortèges communistes des drapeaux bleu, blanc, rouge et des bonnets phrygiens.

Pour l’historienne Danielle Tartakowsky, ces événements s’insèrent par ailleurs dans les manifestations festives du Rassemblement puis du Front populaire, dont la « montée » de mai 1936 marque le début. Cette fois, ce sont plus de 600 000 manifestants qui sont annoncés dans L’Humanité, les dirigeants socialistes et communistes défilant ensemble. En 1937 encore, on prévoit une foule si nombreuse que seules les délégations porteuses de couronnes ont accès au Mur des Fédérés, le reste du cortège continue le long de l’allée.

En dépit des divisions, liées notamment à la guerre d’Espagne, l’unité reste de rigueur. En avril 1939, le journal Le Populaire annonce que le parti socialiste et le parti communiste se sont rencontrés et ont décidé d’un commun accord de collaborer pour la montée au Mur du 21 mai 1939. Cependant, le cortège est moins massif et à la veille de la guerre, si le discours communiste est encore très patriotique, le chapeau plat de la Niçoise côtoyant dans Regards celui d’une Alsacienne « belle et grave » montre que l’heure n’est plus à la fête !

En mémoire des sacrifiés de la Semaine sanglante, la montée au Mur des Fédérés du Père-Lachaise est donc devenue depuis les années 1880 un événement mobilisateur pour les militants des gauches. Entre enjeux de mémoire et réappropriation de l’histoire à des fins politiques, ces commémorations sont aussi le miroir des tensions au sein du débat public. Un équilibre fragile, entre division et unité, qui reste difficile à trouver mais où, après la parenthèse de la guerre, les communistes dominent à nouveau la commémoration, malgré que celle-ci, tout en se perpétuant, diminue progressivement d’importance par la suite.

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Pour en savoir plus :

Franck Frégosi, « La "montée" au Mur des Fédérés du Père-Lachaise. Pèlerinage laïque partisan », Archives de sciences sociales des religions, 2011/3 (n° 155), p. 165-189.

Danielle Tartakowsky, « Montée au mur et politique », Fondation Gabriel Péri.

Danielle Tartakowsky, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIXe-XXe siècle, Paris, Aubier, 1999.

Éric Fournier, La Commune n’est pas morte : les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, Paris, Libertalia, 2013