Interview

La vie dans la ville : la rue, de l'Antiquité à nos jours

le 22/11/2022 par Danielle Tartakowsky, Alice Tillier-Chevallier - modifié le 01/05/2023

Flâneurs, badauds, marchands, piétons, cyclistes, révolutionnaires, policiers, bourgeois et prolétaires : tous arpentent les trottoirs et axes routiers du tissu urbain. Conversation avec l’historienne Danielle Tartakowsky au sujet de la rue et de son imaginaire.

La rue, avec sa chaussée et ses trottoirs bitumés, ses feux rouges et ses passages piétons, nous est tellement familière qu’elle en est presque devenue invisible. Cinq historiens se sont penchés sur son histoire, pour en retracer les héritages anciens et les ruptures majeures. Entretien avec Danielle Tartakowsky qui a dirigé l’Histoire de la rue, De l’Antiquité à nos jours, co-écrite avec Joël Cornette, Emmanuel Fureix, Claude Gauvard et Catherine Saliou.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : Plutôt que d’envisager la ville dans sa globalité comme le font les histoires urbaines classiques, vous avez souhaité descendre à l’échelle de la « rue ». Pourquoi ce prisme ?

Danielle Tartakowsky : La rue est très présente dans les réflexions contemporaines, notamment chez les architectes et les urbanistes, qui insistent notamment sur son importance dans la création du lien social. C’est cette rue telle que nous la connaissons aujourd’hui que nous avons voulu inscrire dans la longue durée, non pas pour montrer que rien n’a jamais changé, mais pour en dessiner à la fois les héritages et les décrochements successifs : car s’il y a indéniablement des éléments de ressemblance, la rue d’aujourd’hui n’est certainement pas celle de Pompéi.

C’est bien dans l’Antiquité que sont posés les cadres matériels, mais aussi conceptuels qui vont marquer durablement les urbanistes. S’ensuit une longue phase de déclin urbain après la chute de l’empire romain, puis une renaissance des villes à partir du Xe siècle. On peut alors parler, comme l’a proposé Claude Gauvard dans l’ouvrage, d’un « long Moyen Âge de la rue » : car les continuités trouvent leur prolongement jusqu’au XIXe siècle et même au-delà – d’une certaine façon jusqu’aux lotissements des banlieues des années 1920 ou même certaines rues de New York encore aujourd’hui.

Dans le même temps, l’histoire de la rue a connu de grandes ruptures. Ruptures politiques d’abord, avec la volonté du pouvoir de faire de ce qui était largement un espace de désordre et de potentiel danger un lieu lisse et ordonné, et ruptures technologiques bien sûr – de l’éclairage (à l’huile, puis au gaz et à l’électricité) aux revêtements (le bitume inventé pour les trottoirs à la fin du XIXe siècle) et à la circulation automobile. L’histoire de la rue est en quelque sorte une coupe dans l’histoire des techniques : elle est à la fois un espace pionnier et un réceptacle des innovations technologiques.

Quelles ont été les grandes évolutions en termes de découpage des rues ?

La rue ne peut se réduire à son tracé, comme elle l’a été lors des confinements pendant la crise du Covid : une rue sans vie, sans bruit, sans aucune des fonctions qui lui sont normalement attachées est-elle encore une rue ? Néanmoins, le tracé est bien sa condition première : c’est lui qui organise la ville et permet la circulation.

De ce point de vue, les principes fondateurs sont posés dès l’Antiquité, que ce soit la hiérarchie entre grands axes et axes secondaires, le plan en damier, la traversée par des passages qui ne sont pas encore des passages cloutés mais existent bel et bien, ou encore la délimitation entre espace public et espace privé, marquée, dans l’empire romain, par les portiques…

La rue médiévale n’a pas les mêmes qualités urbanistiques ; elle est souvent en pente – d’où l’expression « tenir le haut du pavé » qui se réfère aux eaux sales qui s’écoulent en son centre – et étroite : les enseignes des échoppes y sont à touche-touche, ce qui facilite la propagation des incendies et encombre les rues.

Il faut attendre l’époque moderne et notamment le XVIIIe siècle pour que l’on assiste à leur élargissement : ces modifications de tracés ont un objectif d’assainissement – il s’agit d’aérer la ville et d’offrir de meilleures conditions de vie –, mais elles visent aussi et surtout à faciliter la circulation. Ce primat de la circulation est affirmé à Paris dès 1832 par le préfet de police : le thème des « embarras de Paris » est un véritable poncif. Il faut voir le capharnaüm qu’était la place de l’Etoile avant qu’elle ne devienne un rond-point !

Ces travaux d’aménagement sont le fait des pouvoirs centraux, puis à partir du XIXe siècle surtout, des municipalités, qui font un usage politique de la rue…

La rue est par définition un espace politique, au sens où elle est un lieu de régulation sociale où se font et se défont les réputations, où montent les rumeurs, où l’on observe et où l’on surveille – les femmes jouant là un rôle essentiel. Si les exécutions se font dans la rue, ce n’est pas seulement pour qu’elles servent d’exemples et aient un effet dissuasif, c’est aussi pour mettre en scène l’acceptation sociale de la peine infligée au condamné.

Mais il est vrai que les pouvoirs publics ont cherché à inscrire leur marque dans l’espace de la rue : les entrées royales qui donnaient à voir le roi à une époque où l’image était bien rare disparaissent après le XVIe siècle, et sont remplacées par la création de places royales et l’aménagement de voies monumentales qui marquent politiquement les villes et permettent d’afficher le pouvoir. Les fêtes publiques, à l’image de la Fête de la Fédération pendant la Révolution française, sont une façon d’investir la rue.

La rue à la française s’écrit souvent avec un grand « r » cette Rue qui a fait maintes fois la révolution et qui est prompte à échafauder des barricades. D’où vient cette pratique ?

Les premières barricades remontent à Henri III et à la Ligue, pendant les guerres de religion. Les Parisiens ont été les premiers à empiler des barriques – d’où le terme de barricades. Celles-ci ressurgissent ensuite régulièrement, à Paris mais aussi dans d’autres villes, notamment à l’époque de la Fronde, et ensuite tout au long du XIXe siècle jusqu’à la Commune.

Après 1871, ce ne seront plus, à quelques exceptions près, que des « citations » de barricades : car la barricade était là pour fermer un quartier, pour protéger un ensemble de rues – loin de l’imaginaire collectif d’une marche en avant véhiculée notamment par La Liberté guidant le peuple de Delacroix.

Les barricades de mai 1968 renouent avec cet usage de protection, mais sont bien fragiles au regard de celles construites par les Communards. Et celles mises en place par les Gilets jaunes sur les Champs-Élysées en 2015 ne sont rien d’autres que de simples barrages…

Les manifestations de rues sont-elles aussi anciennes que les barricades ?

Marcher pour dire non est aussi vieux que le monde – il suffit de se rappeler l’Exode ou encore l’Hégire pour ne parler que des religions du Livre. Au-delà de cette dimension anthropologique, on peut bien sûr retracer l’histoire sociale et politique des manifestations, qui remontent en France aux guerres de religion : les processions religieuses sont alors régulièrement utilisées à des fins politiques, comme le seront les enterrements sous la Restauration ou la monarchie de Juillet.

Dans sa forme moderne, la manifestation est néanmoins née de la IIIe République et du suffrage universel. A la différence des révoltes qui reposent sur l’instantanéité, sur le « ici et maintenant », la manifestation est le temps du détour : il s’agit de prendre conscience de ses forces et de les mettre en mouvement. L’émergence de la manifestation est donc contemporaine de celle des partis et des syndicats. La « grande protestation » de 1909 à Paris, en soutien à Francisco Ferrer qui vient d’être exécuté par le gouvernement espagnol, en est en quelque sorte l’acte fondateur. Organisée après demande d’autorisation à Clemenceau , elle est dotée de ce qu’on appelle alors des « hommes de confiance » – qui ne sont rien autre qu’un service d’ordre.

Au sortir de la guerre, la France est le premier pays à créer un corps spécifique pour réguler les manifestations : ce sont les gardes républicains mobiles – ce qui signifie qu’à la différence des autres corps, ils ne sont pas recrutés localement, et ce pour éviter toute fraternisation. La création de ces forces spéciales est une façon de reconnaître la spécificité de la manifestation et de la différencier de l’insurrection.

Le Corbusier avait annoncé, dans les années 1920, la « mort de la rue ». Qu’en est-il aujourd’hui ?

La sentence de Le Corbusier faisait référence à la fin de la rue comme espace partagé du fait de la séparation des différents types de circulation. Cette vision n’a eu qu’un temps, et après toute une période qui a donné la primauté à l’automobile, culminant en France dans les années 1970 avec les voies sur berges et le projet de Pompidou d’une autoroute qui aurait traversé Paris intramuros, on cherche aujourd’hui à rendre la rue à l’ensemble des acteurs.

Malgré les efforts de certains élus pour redonner à la rue sa fonction de creuset, la tendance aujourd’hui est à la segmentation de l’espace : en témoignent l’aménagement de places comme celle de la République à Paris, qui juxtaposent des espaces dévolus à différents types d’usagers ou la création de couloirs de circulation parallèles, par exemple les pistes cyclables ou encore, à Shanghai, les couloirs réservés aux piétons qui parlent au téléphone tout en marchant. La coupure entre espace public et espace privé est nettement marquée par les digicodes et les interphones, là où la présence, autrefois, d’un concierge, permettait une limite plus négociable entre espace du dedans et espace du dehors.

La rue est-elle encore selon vous un espace de vie ?

La rue a longtemps fait partie de la vie quotidienne : les lettres inscrites sur les murs qui ont été retrouvées à Pompéi montrent que la classe était parfois faite sur le trottoir ; tout au long du Moyen Âge et jusqu’au XXe siècle, la rue a été un lieu constant de sociabilités, d’échanges de toutes sortes, de commerce, de festivités, ou encore mais aussi de dangers, notamment la nuit. En tout état de cause, la rue permettait de sortir de l’isolement d’un chez soi étroit et sombre.

Ce rôle de construction du social a décliné, avant de ressurgir, à partir des années 1970, sous une forme organisée, à l’initiative de l’Etat ou des municipalités désireuses d’apporter une réponse au malaise urbain : la fête des voisins, la fête de la musique instaurée en 1981 par Jack Lang, les brocantes qui soustraient le temps de quelques heures la rue à ses usages habituels participent de ce mouvement. De leur côté, les artivistes se sont appropriés la rue pour la transformer en nouveau lieu d’expression artistique et faire sortir l’art du musée.

Professeure émérite d’histoire contemporaine à Paris-8, spécialiste des mouvements sociaux, Danielle Tartakowsky a dirigé l’Histoire de la rue, De l’Antiquité à nos jours, publiée aux éditions Tallandier en 2022 et co-écrite avec Joël Cornette, Emmanuel Fureix, Claude Gauvard et Catherine Saliou.