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La science française face à l’expérience du « socialisme réel »

le par - modifié le 01/02/2022
le par - modifié le 01/02/2022

« Illusion » communiste et défense du progrès : dans les années 1930, de nombreux scientifiques français compagnons de route du PCF adhèrent à l’État stalinien, au moment même où celui-ci régit intégralement la production des chercheurs soviétiques.

L’Union soviétique est parvenue, au XXe siècle, à incarner un modèle socialiste d’État-savant, suscitant à travers le monde de multiples appropriations. C’est paradoxalement durant la période stalinienne, au moment même où de violentes attaques et répressions frappèrent les milieux scientifiques soviétiques, que cette image s’imposa : le communisme soviétique se présenta alors comme le principal rempart face à la montée des fascismes et à l’extraordinaire écho que rencontraient les discours antimodernes exaltant, contre l’universel et la Raison, le particulier et l’instinct.

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Dès les années 1920, le nouvel État socialiste avait fondé son projet modernisateur sur une mobilisation sans précédent des scientifiques. Malgré la défiance que pouvait susciter la révolution bolchevique parmi l’intelligentsia russe, les relations entre élites bolcheviques et élites savantes se dessinèrent sous la forme d’un partenariat : bien des savants se rallièrent au nouveau pouvoir, ou du moins acceptèrent de contribuer à la « construction du socialisme », en échange du soutien matériel et symbolique que le pouvoir bolchevique attribuait à la science.

Si, dès les années 1920, les tensions furent bien réelles, ce n’est cependant qu’avec la stalinisation qu’une violente offensive culturelle fut menée, conduisant à une profonde reconfiguration du monde savant, désormais centralisé, hiérarchisé et gouverné par le haut, en même temps que s’imposait comme idéologie d’État la théorie des « deux sciences » (science bourgeoise/science prolétarienne).

Désormais, les différends théoriques se réglèrent, dans bien des cas, à travers une intervention politique, voire par l’élimination physique pure et simple ou la déportation au Goulag. Les disciplines les plus visées furent de fait celles porteuses d’un discours concurrent à celui du Parti sur la réalité socialiste et susceptible de nourrir une critique de son projet politique, en premier lieu les sciences de l’homme, comme la sociologie, l’économie, les sciences du travail ou encore la psychanalyse. Les sciences de la nature furent elles-aussi au cœur de la tourmente, comme l’attestent les attaques de Lyssenko, dès les années 1930, contre la génétique, et l’arrestation, en 1940, du botaniste et généticien N. I. Vavilov, mort en prison en 1943.

Les répressions staliniennes de la fin des années 1930 mirent un frein brutal aux dynamiques d’échange qui avaient été activement relancées, après la période de relatif isolement de la Première guerre mondiale puis de la guerre civile. Fait notable, fin 1936, le  Congrès de génétique qui devait rassembler à Moscou presque un millier de scientifiques du monde entier à l’été 1937, fut annulé par décision du Politburo du PC(b) d’Union soviétique, alors que se multipliaient les attaques contre la génétique et l’eugénisme, dénoncés pour leur association au racisme nazi et au fascisme.

Les années 1930, pourtant, avait pu apparaître comme un âge d’or des échanges scientifiques Est-Ouest, Moscou s’affirmant comme une capitale culturelle et savante. Entre la France et l’Union soviétique, les échanges bilatéraux avaient été réactivés, sous l’impulsion notamment du Comité pour les relations scientifiques avec la Russie, fondé en 1925 avec le double soutien du gouvernement soviétique et du ministère des Affaires étrangères français, au moment de la reprise des relations diplomatiques : excluant toute question partisane, son action visait à rétablir la longue tradition d’échange savant entre les deux pays, et elle facilita de fait les contacts scientifiques, comme en témoigne l’organisation en mai 1934 d’une « décade scientifique française en Union soviétique », à laquelle participa une délégation prestigieuse de savants français, dominée par la figure du physicien Jean Perrin (membre de l’Académie des sciences, prix Nobel de physique en 1926).

À ce mode d’échange académique, les Soviétiques privilégièrent néanmoins, au cours des années 1930, une forme plus politisée, s’attachant à développer les liens avec les savants « progressistes » ou « sympathisant » de la cause communiste qui pouvaient se faire les relais du discours soviétique dans leur pays. Ce sont eux qui furent le plus souvent invités pour des voyages en Union soviétique, où diverses techniques d’accueil étaient déployées afin de cadrer leur interprétation de la réalité soviétique et de favoriser leur mobilisation en faveur d’une défense de la « patrie du socialisme ».

Orchestrée et contrôlée par un ensemble d’institutions soviétiques (celle de la diplomatie culturelle soviétique, l’Académie des sciences, le département scientifique du Parti communiste d’Union soviétique, etc.), l’ouverture internationale de la science soviétique répondait en effet à des objectifs politiques : elle devait servir le dispositif d’influence de l’État socialiste, la participation des savants soviétiques sur la scène internationale visant à démontrer la supériorité de la science marxiste et par là à légitimer le nouveau régime.

La Russie accueillit ainsi plusieurs congrès internationaux, comme en septembre 1931 la conférence internationale de psychotechnique qui regroupa à Moscou environ trois cents psychologues, dont des représentants éminents des sciences du psychisme françaises (J.-M. Lahy, Henri Laugier, Henri Wallon, Henri Piéron). Moment de mise en scène de la science soviétique, ce congrès fut l’occasion d’en affirmer sa grandeur, son rôle dans « la construction du socialisme », comme sa spécificité et son opposition à la « science occidentale » qualifiée de « bourgeoise », d’« idéaliste », d’« impérialiste » voire de « fasciste ».

« En matière scientifique, il existe selon les chefs de la Russie soviétique une vérité communiste et une vérité capitaliste. »

Ce retour spectaculaire des Soviétiques sur la scène savante internationale ne fut pas sans susciter de multiples critiques et débats. Nombre de savants dénoncèrent cette politisation des savoirs, au nom de la « neutralité » de la science. C’est toutefois un net élargissement du philosoviétisme qui s’observe dans les milieux intellectuels français des années 1930.

Au début de cette décennie, en lien étroit avec la diplomatie culturelle soviétique, un collectif de scientifiques favorables au communisme s’était constitué en France en vue d’étudier les réalisations de la science soviétique et de se former au marxisme. Il ne rassembla guère initialement que quelques dizaines de membres, certes pour certains prestigieux, comme le physicien Paul Langevin ou le psychologue Henri Wallon, tous deux professeurs au Collège de France, le sociologue Georges Friedmann ou encore le linguiste Marcel Cohen. Toutefois, les réflexions qu’il mena et qu’il publia, en 1936 et 1937, aux Éditions sociales internationales (la principale maison d’édition du Parti communiste français) dans deux volumes intitulés À la lumière du marxisme firent l’objet de larges discussions, contribuant à l’introduction du marxisme dans les sciences françaises.

L’engagement communisant – le plus souvent sous la forme du « compagnon de route » – resta le fait d’une poignée de scientifiques et universitaires dans l’entre-deux-guerres. Cependant, la tonalité générale à l’égard de l’Union soviétique devint de plus en plus positive dans le monde intellectuel, en particulier au moment du Front populaire, où les stratégies politiques unitaires impliquaient un accord tacite de mise en suspens de la critique de l’Union soviétique.

Bien qu’ils aient suscité de vives inquiétudes, les procès de Moscou de 1936-1938 ne donnèrent pas lieu en France à une vaste mobilisation, la dénonciation restant confinée dans des petits cercles, notamment de l’extrême gauche trotskyste. Aucune action collective non plus ne fut menée en soutien aux scientifiques soviétiques réprimés, même si ici ou là des démarches ponctuelles purent être entreprises. Dans les cercles intellectuels philosoviétiques, les répressions staliniennes et la volonté d’emprise des instances communistes sur la science et la culture purent donner lieu à des discussions et même à des contestations, mais celles-ci restèrent feutrées jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Ce n’est qu’avec la signature du Pacte germano-soviétique que les doutes qui habitaient certains de ces intellectuels commencèrent à s’afficher dans la presse. En août 1939, notamment, le physicien Paul Langevin, « compagnon de route » du Parti communiste français, s’associa à l’appel, publié dans L’Œuvre, de l’Union des Intellectuels français qui « [réprouvaient] toute duplicité dans les relations internationales et [exprimaient] leur stupéfaction devant la volte-face qui a rapproché les dirigeants de l’URSS des dirigeants nazis ».

Après la Seconde Guerre mondiale, le destin tragique des sciences soviétiques donnera lieu à de vastes controverses, telle l’affaire Lyssenko (1948-1950), des grands noms des sciences biologiques françaises (Jacques Monod, Jean Rostand, par exemple) dénonçant alors ce qui apparaissait à leurs yeux comme une imposture. Dans les années 1970, également, des mobilisations de soutien aux dissidents soviétiques (le physicien A. Sakharov, en premier lieu) s’organiseront, notamment dans le milieu des physiciens et mathématiciens.

En revanche, le relatif silence du monde académique français des années 1930 sur la réalité soviétique a pu parfois être dénoncé comme la faillite de l’intellectuel dreyfusard, renonçant à défendre les valeurs d’universalisme et d’autonomie de la science, en dépit de certains « cris d’alarme », comme celui lancé en 1936 par le psychologue d’origine russe Wladimir Dabrovitch dans Le Mercure de France :

À rebours des dénonciations, faciles a posteriori, de l’« aveuglement » des intellectuels, la recherche historique actuelle s’attache à analyser les conditions sociales des modalités de la croyance communiste (et de la non croyance), attentive en cela aux multiples projections que pouvait susciter l’expérience soviétique.

Les raisons de s’engager et d’y croire avec leurs cécités inhérentes furent, dans les milieux savants français des années 1930, indissociables de la quête de nouvelles voies au Progrès, au moment où les discours contre la modernité, le machinisme, la civilisation industrielle et scientifique florissaient et trouvaient avec la montée des fascismes un débouché politique. L’Union soviétique put sembler offrir un nouvel horizon et apparaître comme le lieu des innovations intellectuelles et politiques à partir desquels l’Occident pouvait repenser l’idée de Progrès et échapper à la barbarie antimoderne.

L’« illusion » communiste fut en ce sens le reflet d’une inquiétude profonde face à la destinée des sociétés modernes et aussi, par les engagements qu’elle nourrit, une protestation contre les discours de la « décadence » et de la « dégénérescence » portés par les révolutions conservatrices. C’est sans doute là que réside une des grandes énigmes de l’histoire du XXe siècle, à savoir que l’expérience du « socialisme réel » – cette forme radicale de scientisme qui se retourna avec une extrême violence contre les scientifiques eux-mêmes – ait put nourrir bien des espoirs quant aux potentialités d’un progrès fondé sur la Raison, dans un siècle où l’héritage des Lumières ne cessa d’être contesté de toutes parts.

Pour en savoir plus :

Blum, Alain, Mespoulet, Martine, L’Anarchie bureaucratique. Statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2003

Coeuré, Sophie & Mazuy, Rachel (dir.), Cousu de fil rouge. Voyages des intellectuels français en Union soviétique. 150 documents inédits des Archives russes, Paris, CNRS Éditions, 2012

David-Fox, Michael, Showcasing the Great Experiment. Cultural Diplomacy and Western Visitors to the Soviet Union, 1921-1941, Oxford University Press, 2012

Gouarné, Isabelle, L’Introduction du marxisme en France. Philosoviétisme et sciences humaines, 1920-1939, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013

Pudal, Bernard & Pennetier, Claude, Le Souffle d’Octobre 1917. L’engagement des communistes français, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2017

Isabelle Gouarné est historienne, chargée de recherche CNRS au CURAPP-ESS (CNRS-Université Jules Verne de Picardie). Ses recherches portent sur la socio-histoire du communisme français, l'histoire des sciences et la circulation transnationale des idées entre l'Est et l'Ouest.