À rebours des dénonciations, faciles a posteriori, de l’« aveuglement » des intellectuels, la recherche historique actuelle s’attache à analyser les conditions sociales des modalités de la croyance communiste (et de la non croyance), attentive en cela aux multiples projections que pouvait susciter l’expérience soviétique.
Les raisons de s’engager et d’y croire avec leurs cécités inhérentes furent, dans les milieux savants français des années 1930, indissociables de la quête de nouvelles voies au Progrès, au moment où les discours contre la modernité, le machinisme, la civilisation industrielle et scientifique florissaient et trouvaient avec la montée des fascismes un débouché politique. L’Union soviétique put sembler offrir un nouvel horizon et apparaître comme le lieu des innovations intellectuelles et politiques à partir desquels l’Occident pouvait repenser l’idée de Progrès et échapper à la barbarie antimoderne.
L’« illusion » communiste fut en ce sens le reflet d’une inquiétude profonde face à la destinée des sociétés modernes et aussi, par les engagements qu’elle nourrit, une protestation contre les discours de la « décadence » et de la « dégénérescence » portés par les révolutions conservatrices. C’est sans doute là que réside une des grandes énigmes de l’histoire du XXe siècle, à savoir que l’expérience du « socialisme réel » – cette forme radicale de scientisme qui se retourna avec une extrême violence contre les scientifiques eux-mêmes – ait put nourrir bien des espoirs quant aux potentialités d’un progrès fondé sur la Raison, dans un siècle où l’héritage des Lumières ne cessa d’être contesté de toutes parts.
–
Pour en savoir plus :
Blum, Alain, Mespoulet, Martine, L’Anarchie bureaucratique. Statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2003
Coeuré, Sophie & Mazuy, Rachel (dir.), Cousu de fil rouge. Voyages des intellectuels français en Union soviétique. 150 documents inédits des Archives russes, Paris, CNRS Éditions, 2012
David-Fox, Michael, Showcasing the Great Experiment. Cultural Diplomacy and Western Visitors to the Soviet Union, 1921-1941, Oxford University Press, 2012
Gouarné, Isabelle, L’Introduction du marxisme en France. Philosoviétisme et sciences humaines, 1920-1939, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013
Pudal, Bernard & Pennetier, Claude, Le Souffle d’Octobre 1917. L’engagement des communistes français, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2017
–
Isabelle Gouarné est historienne, chargée de recherche CNRS au CURAPP-ESS (CNRS-Université Jules Verne de Picardie). Ses recherches portent sur la socio-histoire du communisme français, l'histoire des sciences et la circulation transnationale des idées entre l'Est et l'Ouest.