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Au XIXe siècle, l’art des cires anatomiques est marqué par un nom de famille devenu une fierté nationale française : les Talrich. Profitant d’un engouement populaire pour le morbide, Jules Talrich deviendra une célébrité de son temps.
Initialement il y a le grand-père, Thadée Talrich. Ce dernier s’est illustré dans le domaine de la chirurgie, donnant à la famille un premier ancrage dans le monde médical. Son fils, Jacques, médecin et chirurgien dans la vie, a fini par se vouer corps et âme à la céroplastie, convaincu qu’il était de l’utilité de ces créations dans le domaine médical. L’annonce de sa mort en 1821 ne fait pas les gros titres des journaux, quoique son talent soit reconnu à sa juste valeur dans quelques articles qui assureront à Talrich père une certaine postérité.
Une des œuvres les plus célèbres de Jacques Talrich est sans conteste la tête de cire du philosophe anglais Jeremy Bentham.
Ce dernier souhaitant être « conservé et exposé » une fois décédé, avait eu un véritable coup de cœur de son vivant pour les têtes momifiées maories, les mokomokai. Mais comme les Anglais ne maîtrisaient pas cet art ancestral, la tête momifiée était ratée et surtout, elle était devenue si terrifiante qu’il était dès lors impensable de la laisser sur le reste du corps. Une tête de remplacement en cire a donc été commandée ; c’est Jacques Talrich qui a été choisi pour ce travail fastidieux.
Pour les chroniqueurs du XIXe siècle, le travail de Jacques Talrich donnait ses lettres de noblesse à cet art en France, prenant la suite d’autres sculpteurs de talent – à l’image de André-Pierre Pinson. Les élèves surpassaient les maîtres : l’art de la cire venue d’Italie ayant décliné au fil du temps, la France se distinguait désormais dans la discipline.
Le jeune Jules, fils de Jacques né en 1826, a très probablement été bercé par les travaux de ce père au talent si particulier, entouré on l’imagine de planches anatomiques et de divers organes disséqués puis moulés en vue des précieux travaux. Lui aussi sera maître sculpteur. Ça tombe bien, le XIXe siècle semble le moment idéal pour proposer des œuvres de cire, qu’elles soient liées au monde médical, funéraire ou encore de divertissement.
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Bien qu’effrayante pour l’œil profane, l'œuvre de Jules Talrich s’inscrit avant tout dans une histoire de la vulgarisation des sciences anatomiques en cours dans la seconde moitié du XIXe siècle. La Vie moderne du 30 Avril 1887 ne dément pas :
« Par les collections de modelages scientifiques qu’il a créées, il a puissamment contribué à la propagation et à la vulgarisation de la science anatomique tandis que par ses travaux artistiques, ses portraits, ses cérisculptues profanes ou religieuses, il a porté au plus haut point de perfection un art un moment abandonné ou dédaigné. »
Il faut dire que ce travail horrifique faisait alors beaucoup parler de lui, tant et si bien que la Faculté de Médecine de Paris avait fait de Talrich son modeleur officiel. Les distinctions ne manquent pas à son évocation dans les journaux. C’est le cas par exemple dans le Courrier de Saône et Loire du 29 Juin 1906 qui précise :
« En répandant l’instruction, en mettant la science à la portée de toutes les intelligences, M. Talrich fait bonne et utile besogne.
Initiés et profanes, tous viendront voir les superbes chefs-d’œuvre de M. Talrich modeleur-statuaire de la Faculté de médecine, des musées Dupuytren et Orfila, mouleur de la morgue, fournisseur du ministère de l’instruction publique des beaux arts, etc. »
L’ouverture du musée Dupuytren – du nom du célèbre chirurgien ayant laissé un leg inestimable à la science – avait auparavant fait grand bruit dans la presse, annonçant une probable rivalité avec les emblématiques musées de médecine de Florence et de Bologne, et surpassant par la même occasion les musées forains français et étrangers. Retrouver les cires de Jules Talrich à l’intérieur dudit musée contribuait à en faire un nouveau haut lieu des sciences nationales.
Dans le même temps, Jules expose dans divers lieux à Paris, sur les Grands boulevards, et notamment au Musée français. Ici, de véritables scènes sont recréées, dont certaines provoquent l’émoi du public – comme celui du rédacteur de La Vie Parisienne du 6 Janvier 1866 :
« Je sens un frisson me parcourir la racine des cheveux et se glisser le long de mon échine comme un serpent glacé ; je me débats sous l’étreinte de ce terrible cauchemar et il me faut un violent effort pour me rendre à la réalité et me convaincre que je suis bien au dix-neuvième siècle, en plein boulevard des capucines, tant est grande la puissance de l’art de M. Talrich a déployé dans la mise en scène d’une torture au quinzième siècle. »
Que ce journaliste ait été réellement terrifié ou pas, on sait que la peur fait vendre et attire le chaland. Si certains chroniqueurs ne tarissent pas d’éloges pour parler du travail de Talrich fils, on ne peut pas dire que toute la presse soit unanime. Au cours de sa vie, l’artiste fut contraint de de défendre corps et âme son travail et sa volonté de l’exhiber. Dans Le Figaro du 8 Février 1866, un rédacteur affligé répond ainsi publiquement à un courrier signé Jules Talrich.
« Monsieur Talrich s’indigne que j’aie appelé son Musée une exhibition de boyaux indiscrètement découverts. […]
‘Nous sommes, dit-il, en mesure de prouver à M. Robert Burat que le public français est appréciateur de scènes tirées d'auteurs tels que le Tasse, Victor Hugo, Michel Servantes (sic), Alexandre Dumas, etc. Le Musée français n’est pas un charnier !’
Eh ! non ! Mais il offre pourtant, avouez-le, d'assez jolies petites atrocités à la curiosité parisienne. »
Il faut dire que de ces hauts lieux du divertissement parisien proposaient aux visiteurs de découvrir des scènes particulièrement glauques issues d’authentiques faits divers, de même que des tours de magie – dont le fameux « Décapité parlant », éphémère sensation qui durera le temps que le public découvre la supercherie, créée à partir de miroirs et d’illusions d’optique.
Il y a bien sûr un autre domaine où Jules Talrich a pu s’illustrer en plus de celui des cires anatomiques : celui du monde des morts. Ses affinités logiques avec la chair des défunts lui ont ainsi ouvert les portes de quelques missions pour le moins surprenantes.
Comme nous l’avons vu, Jules Talrich évoluait déjà dans sa jeunesse dans un univers particulier, celui des morts, par le biais de son père et de ses œuvres. C’est un élément que l’on retrouve par exemple dans L’Eclair du 27 Avril 1905 où le fils du défunt Jules Talrich raconte :
« Mon père a moulé le crâne de Richelieu [...], l’opération présentait bien des difficultés, car la tête avait été embaumée au moment de la mort (1642). Elle était devenue d’une extrême fragilité et les chairs desséchées ressemblaient à de l’amadou : elle se désagrégeait au moindre contact.
Cependant, le travail réussit complètement. Le ministre félicita mon père. J’ai pu tirer deux exemplaires. J’en ai offert un à M. Gréard qui le légua au Musée Carnavalet. Le deuxième est dans notre musée privé… »
Jules Talrich fabrique en effet des masques mortuaires en cire. Sa célébrité aidant, on fait appel à lui pour « immortaliser » Léon Gambetta ou feu l’empereur Napoléon Ier – auquel il oublie semble-t-il de modeler les oreilles…
Plus que les têtes célèbres, celles des anonymes ayant croisé le chemin d’un assassin sont également passées entre les mains expertes du sculpteur. Celui-ci se rend régulièrement à la morgue afin de recréer les visages des victimes et aider la justice à résoudre diverses enquêtes. Une raison d’ordre technique : comme le matériel frigorifique n’en est alors qu’à ses balbutiements, le recours à la cire – et plus tard à la photographie – permet de proposer à la foule un visage à reconnaître, tandis que le « vrai » corps continue son inéluctable décomposition.
La présentation de ces visages modelés était parfois annoncée dans la presse, comme en témoigne cet entrefilet du Petit Journal du 21 Novembre 1876 :
« Le moulage de M. Talrich sera exposé aujourd’hui lundi ou demain mardi au plus tard.
Le moulage est prêt depuis deux jours, mais M. Talrich qui tient à faire une œuvre utile, ne veut pas la livrer avant le séchage complet du moule, retardé par le mauvais temps. »
24 ans plus tard, la science ayant fait un bond extraordinaire, cet art est déjà en déclin. Le Petit bleu de Paris du 8 Décembre 1900 interviewe un Talrich vieillissant :
« Notre art du point de vue criminel, nous dit M. Talrich, ne rend plus les services qu’il pouvait rendre avant.
En effet, tant qu’on n’eut pas à la morgue l’appareil frigorifique qui maintenant conserve les corps pendant fort longtemps, la décomposition les rendait en peu de jours méconnaissables. Les traits “descendaient” comme nous disons. »
Après une long vie riche en créations et en expérimentations, Jules Talrich s’éteint quatre ans plus tard, en 1904, laissant l’affaire familiale – devenue une véritable « Maison » – à ses descendants. Le Monde artiste du 9 Octobre 1904 annonce un legs de dix mille francs à l’Académie des Beaux-arts pour la création d’un prix éponyme :
« Un nouveau legs vient d'être fait à l'Académie des beaux-arts. M. Jacques Talrich, sculpteur anatomiste de la Faculté de médecine de Paris, lui a fait don d'un capital de plusieurs milliers de francs.
La rente servira à fonder un ‘Prix Jacques Talrich’ de trois cents francs, qui sera décerné chaque année. »
Les cires Talrich sont toujours considérées dans les collections d’anatomie comme des trésors de technicité et de précision dont malheureusement, il ne reste que de très rares exemples.
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Pour en savoir plus :
Rafael Mandressi et Laurence Talairach-Vielmas, « Modeleurs et modèles anatomiques dans la constitution des musées médicaux en Europe, XVIIIe-XIXe siècle », in: Revue germanique internationale, 21 | 2015, 23-40
Hélène Palouzié et Caroline Ducourau, « De la collection Fontana à la collection Spitzner, l’aventure des cires anatomiques de Paris à Montpellier », in: In Situ [En ligne], 31 | 2017
Emire, Michel, Les collections de cire : au carrefour du renouveau pédagogique et scientifique de l'anatomie In : Le Muséum au premier siècle de son histoire [en ligne]. Paris : Publications scientifiques du Muséum, 1997
Talrich, J., Catalogue de préparations anatomiques normales et pathologiques en cire et plastique. Anatomie comparée et histoire naturelle, Paris, Thunot, 1861
Talrich, J., Catalogue de préparations anatomiques normales et pathologiques en cire, plastique et plâtre. Anatomie comparée et zoologie, Paris, Panckoucke, 1866
Livret descriptif et raisonné du musée anatomique et travaux d'art des Talrich, Villeurbanne, P. Colombier, s.d., p.l.
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Juliette Cazes est chercheuse indépendante en thanatologie et autrice. Membre de la Société d'Anthropologie de Paris, elle est également chargée d'enseignement en université.