Grégoire Bouillier : « D’une certaine façon, j’ai fait de l’histoire gonzo »
Carte blanche à l’écrivain Grégoire Bouillier, dernier récipiendaire du prix André-Malraux ; il revient avec nous sur son long et patient travail d’enquête autour des vies de Marcelle Pichon, mannequin sous l’Occupation retrouvée morte de faim quatre décennies plus tard.
Hanté par un fait divers entendu à la radio en 1985 – une femme, ancien mannequin, retrouvée morte de faim dans son studio avec, à ses côtés, un journal d’agonie tenu pendant 44 jours –, l’écrivain Grégoire Bouillier décide, en 2018, de mener l’enquête. Il en livre les résultats dans Le Cœur ne cède pas, récit de plus de 900 pages, nourri des nombreuses archives qu’il a exhumées.
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RetroNews : Vous écrivez que Le Cœur ne cède pas est à la fois « une enquête absolument scrupuleuse » et un « récit absolument subjectif ». Est-ce cette ambivalence qui en fait un roman ?
Grégoire Bouillier : Le Cœur ne cède pas est, plus exactement, une enquête littéraire. Il rapporte des faits rigoureusement avérés, établis grâce à de longues recherches dans les archives physiques et numériques comme auprès de témoins, qui s’insèrent néanmoins dans un dispositif fictionnel : l’enquête est menée par une agence de détectives que j’ai montée de toutes pièces, la Bmore & Investigations, incarnée par Bmore lui-même et son assistante, Penny. Deux personnages totalement fictifs que j’ai dû inventer quand la petite-fille de Marcelle Pichon m’a écrit qu’elle m’interdisait d’écrire un livre sur sa grand-mère…
Ce qui m’a amusé sur le plan littéraire, c’est que cet interdit de départ s’est révélé une aubaine. Parce que, dans mon livre, la fiction est totalement au service de la vérité historique et, inversement, la réalité se déploie à l’intérieur d’un cadre purement fictionnel. Pour moi, la vérité est un enjeu crucial. Cela m’agace toujours quand j’entends les romanciers, par souci de liberté de création, dire qu’ils se fichent de la vérité car, finalement, celle-ci serait « inatteignable ». Alors que c’est quelque chose qu’on peut dire si on a beaucoup, beaucoup, beaucoup cherché la vérité. Ce ne peut pas être un postulat de départ car, dès lors, c’est la porte ouverte à l’impunité du mensonge.
Dans mon travail, je suis très soucieux des faits : une chose a eu lieu ou elle n’a pas eu lieu ; ce n’est pas subjectif, on ne peut pas transiger. C’est la réalité qui m’intéresse, car elle a une imagination incroyable ! Bien supérieure en tout cas à la mienne. Chaque jour en apporte de nouvelles preuves. C’est la raison pour laquelle j’ai conçu un site internet qui permet à chacun de consulter les documents concernant Marcelle Pichon. Ce sont les preuves que je n’invente rien ni ne travestis la réalité. C’était important pour moi que le lecteur puisse vérifier par lui-même.
Comment s’est construite cette enquête qui semble, à vous lire, avoir été assez addictive ?
Tout a commencé par l’évocation fortuite, au cours d’un dîner, de ce fait divers remontant à plus de trente ans et à la proposition d’un des convives, qui travaillait à l’INA, de m’aider à retrouver dans les archives l’émission de radio qui m’avait tant marqué lorsque je l’avais entendue en 1985.
J’ai d’abord enquêté sans rien écrire pendant un an et demi : j’ai plongé dans les archives de l’état civil comme dans celles de la SNCF – car le grand-père de Marcelle Pichon était employé à la Paris-Orléans. J’ai épluché la presse depuis 1921, date de naissance de Marcelle. J’ai cherché dans les registres des écoles, pour découvrir qu’il en existe très peu faute d’une véritable politique patrimoniale de l’Éducation nationale et c’est extrêmement dommageable. Je me suis aussi documenté sur l’histoire de la mode dans les années 1940-50. Et, bien sûr, j’ai remonté la généalogie de la famille Pichon sur quatre générations et, à la fin, je suis également parvenu à retrouver ses petits-enfants…
Toutes ces recherches m’ont totalement captivé. J’ai connu de vraies déceptions mais aussi des joies fantastiques ! Et j’aurais pu continuer comme ça des mois et des années car l’enquête sur Marcelle était à la fois addictive et infinie. C’est lorsque j’ai reçu le mail de la petite-fille que je me suis enfin mis à écrire. J’ai trouvé que cet interdit était un très bon début. Au-delà du fait divers, cela posait des enjeux littéraires, sur ce qu’il est possible d’écrire ou pas. Donc il y a à la fois l’histoire de Marcelle et le récit de l’enquête elle-même.
Aviez-vous, avant de vous lancer, l’expérience des archives ?
Absolument pas ! C’est le sujet qui m’a poussé à m’improviser détective, et le hasard a bien fait les choses : si le dîner qui a été à l’origine de l’enquête avait eu lieu plus tôt, je me serais vu refuser l’accès à certaines archives en raison de leurs délais d’accessibilité au public. Cela s’est joué à un an près... J’ai ensuite tiré les fils un à un, en passant parfois dix heures d’affilée sur Gallica, RetroNews, les archives d’état civil en ligne… surtout que le site du boulevard Sérurier était fermé à cause du Covid-19.
Par exemple, à un moment, je découvre que l’arrière-grand-père de Marcelle voit coup sur coup sa mère, sa femme et son fils de 2 ans mourir. J’ai trouvé ça bizarre. Cela se passait à la fin des années 1860 du côté de Bommiers, dans le département de l’Indre. Du coup, j’ai plongé dans les archives de l’Indre pour découvrir qu’entre 1856 et 1860, le nombre de décès à Bommiers était passé d’une dizaine en moyenne chaque année à plus du double et même le triple en 1858. Il m’a encore fallu une semaine pour mettre finalement la main sur le rapport d’un médecin qui raconte qu’à l’époque, l’Indre connut une épidémie d’angine couenneuse ayant décimé le département. J’avais eu raison de ne rien lâcher ! Car sans cette épidémie, Marcelle ne serait jamais née puisque son arrière-grand-père ne se serait jamais remarié avec celle qui deviendra son arrière-grand-mère…
Le hasard a joué son rôle aussi et, à défaut de trouver exactement ce que l’on cherche, on fait parfois des découvertes surprenantes… Parce que Marcelle habitait à deux pas du Vel d’Hiv, je me suis penché sur la rafle des 16 et 17 juillet 1942. J’avais lu, chez différents historiens, que les journaux n’y avaient consacré qu’un entrefilet, préférant annoncer en Une des informations plus frivoles, notamment la réouverture du cabaret Le Florence. Or, Marcelle avait pris le nom de Florence lorsqu’elle était mannequin… Donc j’ai creusé cette histoire, pour m’apercevoir que la presse quotidienne avait non seulement passé la rafle totalement sous silence, mais qu’elle s’enthousiasmait sur « les enfants de la presse » envoyés en vacances respirer le bon air de la campagne. A la Une de plusieurs journaux, il y avait même une photo montrant les enfants tout sourire monter dans des autobus. Ce qui est dingue quand on sait que les familles juives raflées étaient envoyées au Vel d’hiv dans des autobus…
Vous n’êtes d’ailleurs, dans cette enquête, pas tendre avec la presse…
Il y a de quoi ! Un seul exemple : j’ai découvert que la photo de Marcelle parue en 1985 dans plusieurs journaux et censée la montrer lorsqu’elle était mannequin chez Jacques Fath était totalement fausse… Il s’agit d’une autre mannequin, qui s’appelait Patricia Prunonosa ! Personne n’y avait vu que du feu, jusqu’à ce qu’à ce qu’une morpho-psychologue à qui j’ai soumis la photo s’en rende compte.
Les archives de presse vous ont servi néanmoins, dans le récit, à restituer le quotidien…
Elles m’ont été très précieuses pour retrouver cette temporalité qui est gommée par le regard rétrospectif. A leur lecture, on saisit le fil exact de l’actualité, sans la hiérarchie que fabrique ensuite « la grande histoire ». En octobre 1940, à cause des restrictions alimentaires, la presse recommande de manger des orties juste au moment du mariage de Marcelle. Ce simple détail m’a fait toucher du doigt la réalité de l’époque. Il y a une émotion, soudain.
En même temps, la presse, mais aussi les journaux d’occupation, tels celui tenu par Maurice Garçon entre 1939 et 1945 ou par des d’autres plus anonymes, permettent de prendre conscience que les années d’occupation, aussi affreuses qu’elles aient été, ne se réduisent pas à cela : le quotidien continue, les jeunes filles font leur rentrée des classes, tombent amoureuses, se marient, chaque jour fait toujours 24 heures. Et, dans ce flux des menus événements, il y a aussi l’étoile jaune qui fait son apparition sur le manteau d’une camarade de classe…
Vous vous défendez ouvertement dans votre livre d’avoir fait un « travail d’historien ». Pour quelles raisons ?
Pour une raison simple : je ne suis pas historien, je n’en ai ni les compétences, ni les outils. Si j’ai fait des recherches que l’on peut dire « historiques », je me suis aussi appuyé sur les travaux d’historiens. J’arrive donc après eux. Je profite de leurs travaux.
En plus, je suis resté concentré sur une vie qui, finalement, n’a rien de remarquable. Si la mort de Marcelle est spectaculaire, son existence est minuscule, au sens de Pierre Michon. Elle n’est représentative que d’elle-même. Ou plutôt, elle est traversée par l’Histoire : son destin est lié au XXe siècle, mais elle ne l’incarne pas.
Il y a aussi que les historiens s’attachent à livrer le résultat de leurs recherches, sans vraiment dire comment ils s’y prennent. Alors que, dans mon livre, je raconte par le menu les chemins que j’emprunte pour tenter d’en savoir plus sur Marcelle Pichon. D’une certaine façon, j’ai fait de « l’histoire gonzo », comme on parle de « journalisme gonzo ».
Quels documents vous ont procuré les émotions les plus fortes ?
Il y a eu indéniablement les archives déclassifiées de la CIA trouvées au Musée des Arts décos, prouvant que Jacques Fath avait collaboré avec les Allemands, ce qui expliquait que, parti de rien ou presque en 1939, il employait, au lendemain de la guerre, pas moins de 250 personnes et possédait son propre hôtel particulier ! Or, son passé collaborationniste n’était absolument pas évoqué dans la presse des années 1940 ou 1950 – une véritable omerta ! J’ai découvert à cette occasion que le milieu de la haute couture avait bénéficié de l’impunité la plus totale, parce que, à l’heure de la reconstruction, l’État cherchait avant tout à redorer le blason de la France et, à ce titre, la mode était considérée comme le meilleur des ambassadeurs.
Un autre moment fort a été l’acte de divorce de Marcelle Pichon avec son second mari : en transparence, des passages qui ne sont pas censés être divulgués étaient malgré tout lisibles… Et c’est comme ça que j’ai découvert que son mari avait tabassé Marcelle. En théorie, je n’aurais jamais dû le savoir. Cela a été un grand moment pour la Bmore & Investigations ! D’autant que cela m’a amené à en savoir plus sur le protectorat français en Tunisie. Avec ce truc fou de découvrir que le résident général de France à Tunis s’appelait Stephen… Pichon !
Mais je peux aussi parler de ma découverte des archives Arolsen concernant les personnes persécutées par le régime nazi. J’y ai trouvé une Marcelle Pichon qui, dans le cadre du projet d’extermination par le travail, avait été envoyée travailler à 17 ans dans une usine Siemens. Au final, sa date de naissance ne coïncidait pas : ce n’était donc pas la Marcelle Pichon que je cherchais. Mais cette homonyme, cette petite sœur née à Paris en 1923, cela a été un moment fort pour moi. J’ai pensé au film Monsieur Klein…
Auriez-vous envie de mener d’autres recherches du même type ?
J’ai vraiment adoré mener cette enquête, qui m’a fait voyager dans le temps et l’espace. Je me suis senti comme un chercheur d’or, mais un chercheur d’or qui n’avait pas besoin de tomber sur un gros filon car chaque trouvaille constituait un filon en soi. C’est génial de mener une enquête à fond. On brasse tout : les époques, les événements, les lieux, les fantômes… Je suis même allé jusqu’à faire un test ADN pour élucider ma propre généalogie, c’est vous dire !
Bon, maintenant, je ne sais absolument pas si je vais me lancer dans une nouvelle enquête. Pour cela, il faudrait qu’un nouveau sujet s’impose à moi, que quelque chose me mobilise aussi totalement que Marcelle Pichon. Mais cela ne m’appartient pas. On verra si quelque chose ou quelqu’un « cogne à ma vitre ». Cette enquête sur Marcelle Pichon, elle n’est pas une recette que je vais mettre à toutes les sauces. Il faudra que ce soit approprié.
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Trois extraits presse sélectionnes pour RetroNews par Grégoire Bouillier :
1. La Une du Matin le 3 février 1921, jour de la naissance de Marcelle Pichon.
2. La Une de Paris-Soir, le 16 juillet 1942, jour de la rafle du Vel d’Hiv.
3. La Une de La Dépêche Coloniale le 10 août 1905 ; on y croise Stephen Pichon en Tunisie.
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Écrivain, Grégoire Bouillier est l’auteur de Rapport sur moi (2002), L’Invité mystère (2004), Cap Canaveral (2008) et Le Dossier M (six livres publiés de 2017 à 2020). Le cœur ne cède pas est paru chez Flammarion en 2022. Il a été récompensé du Prix André-Malraux.