Joseph Kessel dans l'Amérique de la crise
En 1933, l'écrivain et grand reporter Joseph Kessel est à New York. Il tire de son voyage une série de reportages sur la difficile vie des Américains dans un pays dévasté par la crise de 1929.
En 1933, New York fascine déjà les Français. Cité gigantesque et ultra-moderne, la « ville debout », selon l'expression de Louis-Ferdinand Céline, symbolise pour eux toute la grandeur et la misère de l'Amérique de l'entre-deux-guerres.
Joseph Kessel, écrivain et grand reporter, va livrer pour Le Matin un portrait nuancé de « New York, cité, île et port, en même temps, à la mesure de sa population, de ses tours de Babel, de sa fièvre, de ses vices, de ses ambitions et de sa force ».
Il décrit son arrivée par bateau :
« J'aperçus alors, confus, perdu dans le brouillard, mais le déchirant, le dépassant, un bloc fantastique de tours, de piliers géants et d'aiguilles, groupés comme un château fort de titans. Des vapeurs les entouraient, des bateaux fendaient l'eau à leurs pieds.
Le peuple des maisons venait buter contre ses sentinelles de béton. Percés de mille fenêtres, c'étaient les gratte-ciel de la pointe de l'île de Manhattan qui forme la cité de New-York. Puis on en distinguait d'autres encore, plus hauts encore, plus saisissants. Et, comme la brume tachait leurs bases, ils semblaient flotter dans un ciel indécis. C'était l'image même du monde à l'envers que j'avais à interroger. »
L'Amérique que Kessel va découvrir à New York, c'est d'abord celle de la Grande Dépression. La crise économique de 1929 est encore proche et elle a fait des ravages dans tout le pays. Kessel décrit les files de chômeurs qui font la queue pour un café ou un bout de pain à Columbus Circle, près de Central Park :
« Les uns dormaient. D'autres considéraient le ciel où tournoyait un avion. Les plus nombreux regardaient droit devant eux, d'un air absent [...].
Dès le premier coup d'œil, il ne pouvait y avoir de doute : les hommes ne pensaient qu'à manger. On le devinait à la douloureuse contraction des mâchoires, à leur épuisement qui ne venait pas d'une fatigue musculaire, mais d'une usure interne. On le devinait aussi à leurs yeux, en même temps fiévreux et ternes, hostiles et morts. »
À mesure qu'il explore la ville, il réalise que les mendiants sont partout, à chaque coin de rue. Kessel, voyageur endurci, dit n'en avoir jamais vu autant.
« J'avais l'impression de passer en revue une armée étrange d'êtres inutiles, déchus, hors de la vie. Car ces hommes étaient véritablement légion. J'avais déjà traversé des villes terriblement frappées par le chômage. À Berlin, j'avais, sur un assez bref trajet, compté des mendiants par dizaines. Mais, nulle part, je n'avais rien trouvé de comparable à ce que je voyais sur les trottoirs de New York, tout fiévreux d'une foule immense et pressée.
On eût dit que chaque porche recelait deux ou trois vaincus par la lutte pour l'existence, deux ou trois noyés qui remontaient périodiquement à la surface du flot humain pour demander l'aumône. »
À Wall Street, il décrit le désœuvrement des « banksters » (contraction de « bank » et de « gangsters »), ces financiers brisés par la crise :
« Les halls des banques étaient pareils à des cimetières. Dans les offices, les employés bâillaient. Au pied des gratte-ciels, des files de jeunes gens, bien habillés et sans travail, regardaient les fenêtres du Stock Exchange, comme s'ils espéraient y voir surgir des signes miraculeux. »
Mais le New York de 1933, c'est aussi celui de la Prohibition. L'interdiction de fabriquer et de vendre de l'alcool, mise en place en 1919, n'a alors plus que quelques mois à vivre. Mais Kessel la qualifie déjà de véritable « farce » :
« L'illégalité souriante, franche, paisible et acceptée par tous est si bien entrée dans les mœurs américaine qu'on ne peut essayer de donner l'aperçu le plus simple et le plus bref de l'existence aux États-Unis sans indiquer quelques-unes des mille manières dont est violée chaque instant la loi sur la vente de l'alcool. A-t-on même le droit de dire “violée” ? Elle est simplement négligée, mise au rancart, comme une mesure burlesque, dérisoire et folle [...].
Dans ce pays, soi-disant sec, on est à peu près forcé d'avaler plus de cocktails, plus de whiskies en un jour qu'on ne le fait en une semaine dans un pays normal. »
L'écrivain raconte aussi sa très brève rencontre avec le président Roosevelt dont il évoque le charme « exceptionnel, presque absolu » et loue le courage politique.
Enfin, Kessel conclut le 21 mai :
« Les citoyens les plus orgueilleux du monde ont, par une rude expérience, appris la modestie. Les gens les plus enivrés de production à outrance, de gaspillage sans frein, de machinisme et de jeu, commencent à reconnaître les vertus de la modération, de l'équilibre, de la prudence [...].
Je me rappellerai toujours cette table de restaurant modeste où je déjeunai en face d'un vieil industriel que je voyais pour la première fois et qui, complètement ruiné, se souvenait avec douceur du temps où l'on mettait plus de quinze jours pour aller de New York en Europe, et qui murmurait :
– Nous avons été punis pour avoir voulu vivre en Titans matériels. Nous ne savons plus nous reposer, ni réfléchir, ni rêver. Tout a été sacrifié à l'“efficiency”, au rendement. Et ce rendement n'a rendu que le désastre. »