La première de ces caves germanopratines, le Caveau des Lorientais, arbore l’accent breton : quand elle ouvre ses portes au sous-sol de l’hôtel des Carmes, au printemps 1946, tous les bénéfices en sont reversés à la ville morbihannaise dévastée par les bombardements. Les « Lorientais », comme on les appelle simplement, sont le lieu d’élection du clarinettiste et saxophoniste Claude Luter, adepte du style Nouvelle-Orléans, et de ses fidèles, parfois rebaptisés les « Lutériens ». En juillet 1947, l’écrivain Claude Roy s’y rend pour Les Lettres françaises :
« C’est un endroit dans une cave, rue des Carmes, qui est organisé pour faire penser aux joints de San Francisco, avec des gars-en-chemise-cheveux-courts-têtes-de-durs-à-qui-on-ne-la-fait-pas qui dansent le jitterburg presque aussi bien qu’on le fait à Harlem, et le jour ils sont étudiants en droit comme n’importe qui. »
En cet été 1947, un autre club légendaire vient juste d’ouvrir à Saint-Germain-des-Prés : le Tabou. Il voit le jour au sous-sol d’un café du même nom tenu par un couple de Toulousains, sous l’impulsion d’une petite bande où l’on repère l’acteur Marc Doelnitz, l’écrivaine Anne-Marie Cazalis et la jeune Juliette Gréco, vingt ans seulement, soutenus par quelques-uns de leurs aînés, dont l’écrivain Roger Vailland.
Le Tabou accède notamment à la célébrité sur la foi de la présence intermittente à la trompette de Boris Vian, à l’époque chroniqueur de jazz pour Combat, et de quelques visites de Jean-Paul Sartre : en mai 1947, un reportage sensationnaliste du magazine Samedi soir clame qu’« il ne faut plus chercher les existentialistes au café de Flore. Ils se sont réfugiés dans les caves ». Célébrité tapageuse, sulfureuse même, sur fond de rumeurs de bagarres, qui pousse très vite les riverains privés de sommeil à se plaindre, et même à clamer que « la rue Dauphine, qui s’est signalée par son courage lors de la libération de Paris, se signalera en se libérant du Tabou ».
« Enterré le Café de Flore ou le Bar Vert », écrit L’Aurore en août 1947.
« Avec son vieux phono, ses vieilles chaises, ses tables branlantes, le Tabou était entré dans la vie parisienne. C’est ce qui fit sa gloire.
C’est ce qui fait actuellement son malheur : il y a trop de gens qui, la nuit tombée et jusqu’à l’aurore, se pressent dans la cave de la rue Dauphine. On y étouffe. On s’y écrase.
“Il faudrait chaque soir asperger ça de pénicilline”, déclarait récemment un médecin. »