Écho de presse

Dans les caves du Saint-Germain-des-Prés d’après-guerre

le 21/06/2022 par Jean-Marie Pottier
le 18/10/2021 par Jean-Marie Pottier - modifié le 21/06/2022
Rex Stewart dans le Caveau des Lorientais, reconstitué par Jacques Becker dans le film Rendez-vous de juillet, 1949
Rex Stewart dans le Caveau des Lorientais, reconstitué par Jacques Becker dans le film Rendez-vous de juillet, 1949

Fréquentés notamment par Boris Vian et la jeune Juliette Gréco, de nombreux clubs de jazz souterrains font alors leur apparition dans le célèbre quartier, symboles à la fois de l’envie de fête de l’après-Libération et de la popularité du genre.

Vol au-dessus d’un nid de zazous. Début décembre 1948, le journaliste Pierre Berger survole en avion un petit territoire d’un kilomètre carré pour mieux le visualiser afin de le cartographier.

Ce pays exotique s’appelle Saint-Germain-des-Prés, et son quotidien, L’Intransigeant, le représente recouvert d’une cinquantaine de lieux à la mode. Certains – Le Café de Flore, Les Deux-Magots, la brasserie Lipp – sont connus depuis la fin du siècle précédent quand d’autres, le Club Saint-Germain, le Tabou, le Caveau des Lorientais, ont poussé dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale au son des jazzmen, français comme américains. Poussé sous terre, en l’occurrence, « car la cave est de rigueur dans le quartier ». Car, écrit le même quotidien la semaine suivante, « les gens n’y rêvent, en effet, que de soirées aux Enfers ou, plus exactement, en cave ».

RetroNews lance sa revue

Découvrir l’histoire par la presse 

« Résistances », « Sexualités », « Contaminations », « Crimes et délits » : 4 grandes thématiques pour faire résonner histoire et actualité ; 4 nouvelles inédites à base d'archives.

En librairies et kiosques le 22 septembre 2021.

 

Commander le premier numéro

La première de ces caves germanopratines, le Caveau des Lorientais, arbore l’accent breton : quand elle ouvre ses portes au sous-sol de l’hôtel des Carmes, au printemps 1946, tous les bénéfices en sont reversés à la ville morbihannaise dévastée par les bombardements. Les « Lorientais », comme on les appelle simplement, sont le lieu d’élection du clarinettiste et saxophoniste Claude Luter, adepte du style Nouvelle-Orléans, et de ses fidèles, parfois rebaptisés les « Lutériens ». En juillet 1947, l’écrivain Claude Roy s’y rend pour Les Lettres françaises :

« C’est un endroit dans une cave, rue des Carmes, qui est organisé pour faire penser aux joints de San Francisco, avec des gars-en-chemise-cheveux-courts-têtes-de-durs-à-qui-on-ne-la-fait-pas qui dansent le jitterburg presque aussi bien qu’on le fait à Harlem, et le jour ils sont étudiants en droit comme n’importe qui. »

En cet été 1947, un autre club légendaire vient juste d’ouvrir à Saint-Germain-des-Prés : le Tabou. Il voit le jour au sous-sol d’un café du même nom tenu par un couple de Toulousains, sous l’impulsion d’une petite bande où l’on repère l’acteur Marc Doelnitz, l’écrivaine Anne-Marie Cazalis et la jeune Juliette Gréco, vingt ans seulement, soutenus par quelques-uns de leurs aînés, dont l’écrivain Roger Vailland.

Le Tabou accède notamment à la célébrité sur la foi de la présence intermittente à la trompette de Boris Vian, à l’époque chroniqueur de jazz pour Combat, et de quelques visites de Jean-Paul Sartre : en mai 1947, un reportage sensationnaliste du magazine Samedi soir clame qu’« il ne faut plus chercher les existentialistes au café de Flore. Ils se sont réfugiés dans les caves ». Célébrité tapageuse, sulfureuse même, sur fond de rumeurs de bagarres, qui pousse très vite les riverains privés de sommeil à se plaindre, et même à clamer que « la rue Dauphine, qui s’est signalée par son courage lors de la libération de Paris, se signalera en se libérant du Tabou ».

« Enterré le Café de Flore ou le Bar Vert », écrit L’Aurore en août 1947. 

« Avec son vieux phono, ses vieilles chaises, ses tables branlantes, le Tabou était entré dans la vie parisienne. C’est ce qui fit sa gloire.

C’est ce qui fait actuellement son malheur : il y a trop de gens qui, la nuit tombée et jusqu’à l’aurore, se pressent dans la cave de la rue Dauphine. On y étouffe. On s’y écrase.

“Il faudrait chaque soir asperger ça de pénicilline”, déclarait récemment un médecin. »

Très vite, le succès et le désir d’autonomie poussent la bande du Tabou à migrer vers un nouveau club. En juin 1948 ouvre sous son impulsion le Club Saint-Germain, rue Saint-Benoît. La soirée fait la Une de France-Soir et constitue « le dernier grand événement fédérateur » du quartier, estime le journaliste Bertrand Dicale dans sa biographie de Juliette Gréco.

Le club pratique l’œcuménisme musical, dans un jazz français alors déchiré par la guerre de ceux qu’on surnomme les « figues moisies » (les partisans du style traditionnel) et les « raisins aigres » (les défenseurs du bebop, incarnés notamment par Boris Vian). Dès le mois de juillet, il connaît une de ses soirées les plus mythiques à l’occasion de la visite de Duke Ellington. Arrivé Gare du Nord par la Flèche d’or, le train de Londres, le jazzman est accueilli par ses admirateurs, dont l’auteur de L’Écume des jours, avant de se produire à Pleyel puis au Club Saint-Germain. Le lendemain, Combat conte à ses lecteurs un retour au XIXe siècle aristocratique ou à la Belle Époque, après une soirée qui a vu de nombreuses personnalités jouer des coudes pour contempler le musicien, de Marc Allégret à Jean Genet en passant par Yves Montand et Simone Signoret :

« L’atmosphère rappelait celle de ces soirées mousseuses et brillantes du Second Empire et que nous n’avons plus connues depuis le duc de Morny, remplacé aujourd’hui par Marc Doelnitz. [...]

C’était vraiment le retour du joyeux avant-guerre (de 1914-18 bien entendu). »

Au Club Saint-Germain comme dans les autres caves de Saint-Germain-des-Prés ont lieu, jusqu’à une heure avancée de la nuit, ce qu’on n’appelle pas encore des afters, des prolongations des concerts organisés dans des salles plus prestigieuses. En 1949, Combat s’amuse d’une d’entre elles, improvisée à grandes lampées de brandy par le trompettiste Oran Thaddeus « Hot Lips » Page :

« Vers 4 heures du matin, “Hot Lips” se mit à murmurer un nouveau blues. Le drummer le suivit un bon bout de chemin puis soudain s’écroula sur sa batterie.

“Hot Lips” parut surpris et déclara que pourtant, quant à lui, cela commençait à aller. Il but encore, rassembla un dernier carré de musiciens et entreprit une nouvelle improvisation. Ce dernier carré s’étant effondré à son tour, il partit pour un solo d’un quart d’heure.

Il faisait jour lorsque enfin, il daigna remiser sa trompette. »

Aux garçons en chemise à carreaux et aux filles en pantalon corsaire qui hantent ces lieux, qu’on qualifie déjà depuis près de dix ans de « zazous », on trouve vite d’autres surnoms. Les « rats de cave » le plus souvent, auxquels Georges Brassens dédiera après leur évanouissement une Élégie (« Sache aussi qu’en écoutant Bechet / Foll’ gamberge, on voit la nuit tombée / Ton fantôme qui sautille en cachette / Rue du Vieux-Colombier. [...] S’il est brave, pourquoi que Dieu le père / Là-haut ferait / Quelque différence entre Saint-Pierre / Et Saint-Germain-des-Prés ? »). Ou parfois les « troglodytes », descendants des réfugiés des bombardements de la Seconde Guerre mondiale dont l'hebdomadaire Carrefour tire le portrait avec amusement :

« Et d’abord, pourquoi des caves ?, dira-t-on. Pourquoi faut-il que jazz, buveurs et danseurs élisent pour séjours les antres souterrains ?

Eh ! parbleu ! répondrai-je. L’explication est simple : l’origine de la coutume se situe au temps des bombardements. Nous avons tous, en ce temps-là, passé dans les caves, assis par terre, entre des amas d’épaves domestiques, des heures extrêmement inconfortables.

Alors, la leçon n’a pas été perdue. Maintenant, les bombardiers peuvent revenir : tranquillement attablés devant des boissons fraîches, ou bien dansant avec des filles pantalonnières aux cheveux de naufragées, c’est comblés d’agréments qu’on attendra le signal de fin d’alerte. »

Du printemps 1946 à Noël 1948, au moins une demi-douzaine de clubs de jazz ouvrent ainsi à Saint-Germain-des-Prés. L’esprit originel des caves se dilue : « Le périmètre sacré cesse d’être une frontière. Le bop saute la Seine et le boulevard Saint-Michel. On danse dans des celliers sans esprit, aménagés à la diable par des limonadiers qui n’ont pas le temps de lire L’Être et le Néant et qui cherchent leur Gréco dans la première fille venue », analyse le journaliste Philippe Boggio dans sa biographie de Boris Vian.

En décembre 1948, Combat dénonce ce quartier qui « industrialise ses originalités » après l’ouverture du Vieux-Colombier, adossé au théâtre du même nom et dont Sidney Bechet va devenir un des prestigieux résidents :

« Il y avait beaucoup trop de manteaux de fourrure, trop de ce “beau monde” que l’on croise à l’étranger, vers l’Étoile ou la Muette par exemple, beaucoup de ces gens qui viennent à Saint-Germain-des-Prés comme ils vont aux Halles : pour se “commettre” un peu.

Il n’y avait que cela. On sentait bien que l’ouverture de la cave – transformée en grenier – était le Stalingrad du quartier. On sentait déjà naître un nouveau Montmartre plus terne, moins drôle et, du reste, aussi coûteux que l’autre.

Puis, on découvrait avec surprise que Saint-Germain-des-Prés retrouvait par ce biais ses anciens habitants : les bourgeois. Ce n’était plus les bourgeois paisibles d’autrefois, c’était des bourgeois en goguette mais, quand même, des bourgeois. »

Le Saint-Germain des caves jazz est déjà menacé de se figer en caricature quand, en juillet 1949, un film plein de vitalité lui offre un bref sursis de pellicule. Dans Rendez-vous de juillet, Jacques Becker montre la jeune vague du cinéma français, emmenée par Daniel Gélin, Maurice Ronet, Nicole Courcel et Brigitte Auber, danser dans les caves au son de la trompette de Rex Stewart.

Si, le soir, l’équipe du film se retrouve pour faire la fête au Vieux-Colombier, c’est le Caveau des Lorientais qu’on voit dans le film, reconstitué au studio Francœur de Montmartre quelques mois après sa fermeture pour raisons de sécurité. Commentaire de Marc Doelnitz :

« Nous étions devenus une vision d’archives. »

Pour en savoir plus :

Philippe Boggio, Boris Vian, Flammarion, 1993

Bertrand Dicale, Gréco, les vies d’une chanteuse, JC Lattès, 2001

Olivier Roueff, « La montée des intermédiaires. Domestication du goût et formation du champ du jazz en France, 1941-1960 », in : Actes de la recherche en sciences sociales, 2010/1-2