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« Ici, on ne sert pas les Noirs » : racisme dans les débits de boisson français

le par - modifié le 17/11/2020
le par - modifié le 17/11/2020

Au cours des années 1960, plusieurs affaires de racisme ont pour théâtre des cafés, certains patrons, gérants ou serveurs ayant décidé de ne pas servir « Noirs » et « Arabes ». Ignorées par la presse à grand tirage, ces affaires sont couvertes par le mensuel antiraciste Droit et Liberté.

Le comportement raciste dans les bars et cafés français, bien que relativement développé dans l’après-Seconde Guerre mondiale, est rarement l’objet d’attention dans la presse traditionnelle. Un mouvement va toutefois s’employer à dénoncer cette attitude, qui n’est pas sans rappeler l’apartheid sud-africain alors en plein développement ou le racisme aux États-Unis, c’est le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP).

Créé en 1949 par des Juifs communistes qui décident de quitter la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), le MRAP rassemble, au cours des années cinquante et soixante, de nombreux intellectuels et personnalités. Écouté et respecté, il est très lié à l’UNESCO. Parmi ses leitmotivs, le MRAP milite pour que la loi devienne une arme pour lutter contre le racisme. Cette ambition se concrétisera en 1972 avec la promulgation de la loi dite « René Pleven » contre le racisme.

Ne négligeant aucun fait jugé suspect, le mensuel du MRAP Droit et Liberté est une excellent reflet de l’activité de l’association. En 1963, plusieurs affaires de racisme dans les débits de boissons sont dénoncés dans le mensuel, le seul à s’attacher à ce genre d’affaire. Les Noirs en sont les premières victimes, parmi lesquels les Ultramarins. Combattre ce racisme du quotidien apparaît ainsi comme un moyen de justifier une loi.

Double peine : un ouvrier martiniquais refoulé d’un bar puis tabassé par la police (juin 1963)

Ce soir du 19 juin 1963, à Lyon, un ouvrier martiniquais décide d’aller se détendre en allant boire un verre. Il pénètre dans un débit de boisson de la rue Childebert, le « New York City Bar ». Mais très vite, alors qu’il s’apprête à commander, le patron, péremptoire, lui lance, « Ici, on sert pas les Noirs ».

Interloqué, l’ouvrier quitte les lieux à la hâte, et, dans un bar voisin, il rencontre deux consommateurs « blancs » bienveillants, qui écoutent le récit de sa mésaventure. Indignés, ces deux Lyonnais, décident de retourner au « New York City Bar » avec l’ouvrier martiniquais. Aussitôt le ton monte et le patron, excédé, appelle la police sur-le-champ.

Deux agents arrivent rapidement et, sans chercher d’autres explications, ils se jettent sur l’ouvrier, le rouent de coups et l’embarquent dans leur fourgonnette, direction le commissariat de la place Antonin Poncet – en compagnie des deux « Blancs ».

Rapidement relâchés, ces derniers décident d’alerter le comité lyonnais du MRAP qui publie un communiqué de presse estimant qu’il est « inadmissible qu’une personne appréhendée quelle que puisse être sa couleur de peau, soit injuriée, frappée et maltraitée » et demandant que « que des sanctions soient prises à l’encontre des policiers qui se sont rendus coupables de telles violences ».

Dans son numéro de l’été 1963, Droit et Liberté relate que l’ouvrier martiniquais a été hospitalisé et que les deux policiers, traduits devant une commission de discipline ont été déplacés dans un autre département. Le journal attend des sanctions exemplaires contre le tenancier du « New York City Bar » – qui ne viendront pas – et s’insurge contre la multiplication de ce genre dans divers bars lyonnais, révélant que cette pratique n’a rien d’exceptionnel.

L’affaire du « Paris-Londres » (1963-66)

Quelques semaines plus tard, Droit et Liberté signale une nouvelle affaire à sa « Une » du 15 septembre 1963 avec ce titre : « Discriminations raciales dans un café parisien ».

La veille, en fin d’après-midi au « Paris-Londres », situé 22 rue de Dunkerque à Paris – à proximité de la Gare du Nord – et très fréquenté à cet horaire, deux Antillais puis trois autres un peu plus tard, tous fonctionnaires ou employés, se voient refuser leur bière au comptoir. Face à leur étonnement et leur début de colère, deux barmen et le gérant rétorquent, directs : « ici, on sert qui on veut ».

Alertés par des clients attablés et offusqués par l’altercation à laquelle ils assistent et au cours de laquelle fusent des injures racistes, des militants du MRAP se déplacent jusqu’au « Paris Londres » pour tenter de convaincre serveurs et patrons de changer d’attitude. En vain : l’association antiraciste s’en remet alors à la police, qui vient constater la discrimination raciale. Encouragés et épaulés par le MRAP et ses avocats comme Rolande Attuly-Jacobs (puis Eliette Lascar) et Fernand Benhaïm, les cinq Antillais décident de déposer plainte.

La Une de Droit et Liberté du 15 novembre scande « Pas de ça chez nous » avec une photo des clients antillais éconduits et de leurs soutiens, devant le Palais de Justice de Paris.

Pendant ce temps, quelques voix antiracistes demandent aux autorités politiques parisiennes de mieux contrôler les débits de boisson face à la recrudescence des attitudes racistes dans ces établissements. Pour preuve, au cours de cette année 1963, il ne se passe pas un numéro sans que Droit et Liberté ne pointe une affaire de « discrimination de comptoir ».

Par exemple, en novembre, trois Algériens sont refoulés par le patron dans un café de la rue Jean-Pierre Timbaud malgré le soutien d’un ancien déporté. Puis, le 18 décembre, dans un café plutôt chic de la rue du Petit Pont dans le Ve arrondissement qu’un Sénégalais, Alioune Meth-Samba, ne pourra pas consommer l’infusion à la menthe qu’il ne cesse de réclamer : « Ici on ne sert pas les Noirs » lui rétorque-t-on. Même si elle fait l’objet d’une lettre envoyée par le président du MRAP, Pierre Paraf, au préfet de police de Paris Maurice Papon, et d’une question au gouvernement du député communiste Robert Ballanger à laquelle répondra le ministre de l’Intérieur Roger Frey qui, peu conciliant, estime que l’incident est « une provocation destinée à être utilisée à des fins de propagande », l’affaire du « Paris-Londres » n’a pas fait grand bruit en dehors des milieux antiracistes.

Elle ressurgit cependant avec le procès qui se déroule près de trois ans plus tard, au début de 1966 devant la XIIe chambre correctionnelle de Paris. Le patron, le gérant du bar et leurs employés n’ayant jamais voulu faire amende honorable, argue que « ces Noirs » sèment régulièrement le trouble dans leur établissement. Fait essentiel : c’est la première fois que de tels actes sont jugés se félicite Droit et Liberté qui titre à sa Une du 15 février « Est-ce possible en France ? ».

D’autant plus que l’affaire aura une issue positive. Le tribunal, reconnaissant la faute, condamne les barmen inhospitaliers à des sanctions financières de quelques centaines (pour les employés) à quelques milliers de francs (pour le gérant et le patron) et au versement du franc symbolique de dommages et intérêts à chacun des cinq Antillais. Sur une double page, le secrétaire général du MRAP Charles Palant se réjouit de cette jurisprudence qui sonne comme une avancée et une victoire. De son côté, l’Amicale générale des travailleurs antillais et guyanais (ATAG), qui s’insurge contre « la ségrégation raciale à Paris », applaudit ce résultat, tout comme les syndicats CGT et CFDT qui y voient un avertissement.

Scandale au « Latin musique »

Malgré ce succès, d’autres histoires de ce genre sont à déplorer dans les années qui suivent. Après une nouvelle affaire à Dijon, en face de la gare, dans l’établissement « À la pomme d’or » qui affiche sur sa devanture, en 1968, « Ici par mesure de sécurité, on ne sert pas les Arabes », c’est à nouveau au cœur de Paris, sur le Boulevard Saint-Germain, qu’une nouvelle affaire défraye la chronique.

Il s’agit de la brasserie le « Latin musique » qui, fin 1971, refuse de servir des « Noirs ». Droit et Liberté y consacre de nombreuses pages dans son édition de janvier 1972, relatant notamment comment Albert Levy, devenu secrétaire général du MRAP, s’y rend avec une dizaine d’Africains et d’Antillais afin de vérifier l’exclusion – comme une sorte de « testing » avant l’heure.

La situation se confirme et la serveuse qui « a des ordres » refuse même de servir des « Blancs » accompagnés de « Noirs ». La raison avancée par le propriétaire du « Latin musique » est celle d’une « bande de sauvages » se comportant comme en terrain conquis et n’hésitant pas à créer des incidents :

« La clientèle blanche se trouve écartée par la présence des Noirs. »

Poursuivi pour « refus de vente » et pour injures et diffamations, le patron répliquera en portant plainte à son tour « contre X » à la suite du bris de sa vitrine et des dégradations à l’intérieur de son établissement survenus dans la nuit du 24 au 25 février 1972, qu’il impute sans preuve aux « Noirs » bafoués. L’affaire en restera là, mais ce scandale n’a pas été une bonne publicité pour le « Latin Musique », qui fermera ses portes quelque temps plus tard, délaissé par la clientèle étudiante cosmopolite refroidie par sa mauvaise réputation.

À la lumière de toutes ces affaires – parmi de nombreuses autres –quelquefois montées en épingle par Droit et Liberté, les débits de boissons apparaissent comme des lieux sensibles. Ils sont emblématiques de l’expression d’un racisme qui circule au sein de la société française au cours des années soixante et soixante-dix, ciblant au faciès « Noirs » et « Arabes ». Militant pour une pénalisation du racisme, l’ambition du MRAP était d’aller au fond des affaires afin de démasquer les comportements de rejet, au risque de susciter des tensions.

À la différence de notre sensibilité d’aujourd’hui – bien plus aiguë – à la question des discriminations, hormis Droit et Liberté les voix sont alors assez rares à s’élever contre ces pratiques qui, somme toute, ne choquent guère l’opinion publique. Les « travailleurs immigrés » ou « hommes de couleur », victimes du poids des stéréotypes, sont traités en sous-hommes au point d’être indésirables dans certaines brasseries ou cafés.

Yvan Gastaut est historien, maître de conférences à l’UFR Staps de Nice. Il travaille notamment sur l’histoire du sport et celle de l’immigration en France aux XIXe et XXe siècles.