Les prémices du gospel : hymnes, spirituals, et jubilee songs
La musique que l’on nomme en langage courant gospel est en réalité un canevas au sein duquel on retrouve un certain nombre de musiques « spirituelles » afro-américaines. Dans le sillage du jazz, toutes ont trouvé un écho en France à compter des années 1920.
Les musiques religieuses constituent le troisième pilier des musiques africaines-américaines avec le jazz et le blues.
A la suite du mouvement d’évangélisation du XVIIIe siècle, les esclaves noirs se mirent à chanter des hymnes protestants qui évoluèrent en chants inspirés, les « spirituals », dès 1800, dans leurs propres églises avec leurs propres pasteurs, puisant leur inspiration dans l’Ancien Testament et la Bible. Les negro spirituals apparaissent après 1865 (fin de la Guerre de Sécession et émancipation des esclaves) et sont chantés, le plus souvent, a capella, par des chorales universitaires noires à destination d’un public blanc pouvant payer pour assister à leurs récitals.
Le reste, c’est-à-dire la quasi-totalité des communautés noires américaines poursuivirent l’évolution des spirituals en jubilee songs, inspirées à la fois par la Bible mais aussi, progressivement, par les récits des Evangiles (Nouveau Testament et Gospel) ; ils s’accompagnaient de divers instruments de musique (piano, guitare, voire orchestres de jazz au complet) et affichaient des rétentions africaines (syncopes, canevas appel-réponse, polyrythmie) et d’une belle diversité d’interprètes : solistes des deux sexes, quartettes masculins, chorales, évangélistes itinérants, pasteurs aux sermons enfiévrés, etc.
Cette évolution se poursuivit dans la même voie, tout au long des premières décennies du XXe siècle jusqu'à l’apparition des gospel songs aux alentours de 1935.
Les Negro spirituals, solennels et pompeux, gommant toute exubérance et inspiration africaines, restèrent longtemps un phénomène purement américain même si la première chorale du genre, issue de l’Université Fisk à Nashville au Tennessee, avec les Fisk Jubilee Singers, se produisit en Europe – notamment devant la Reine Victoria en Angleterre en 1873. Leur exemple fut suivi par des douzaines d’autres chorales du même genre formées dans des universités, des instituts supérieurs et autres établissements destinés aux étudiants noirs, quoique dépendant de ces chorales pour récolter les fonds nécessaires à leur fonctionnement : ce fut le cas des Hampton Institute (Virginie), Tuskegee Institute (Alabama) ou du Utica Institute (New York).
Néanmoins, c’est après la Première Guerre mondiale, dans les années 1920, que quelques-unes de ces chorales à géométrie variable (trios, quartettes ou grandes chorales) vinrent rendre visite au Vieux Continent.
Le Ménestrel du 23 juillet 1926 p.5, analyse ainsi un chant des Fisk Jubilee Singers :
« La langue anglaise ainsi chantée évoque irrésistiblement de douceâtres sonorités de saxophone, et à juste raison Benoist-Méchin note chez les Fisk Jubilee Singers des ‘voix d'ébène, douces comme des saxophones, lisses, d'une aisance prodigieuse, gonflées de recueillement’.
Voix qui impliquent en effet une langoureuse sensualité à l'égard des sons et tout ensemble comme un complet détachement des objets de ce monde : nous ne savons d'ailleurs jamais bien au même instant si elles se pâment, se moquent ou pleurent. »
Jubilee songs, sermons et évangélistes itinérants
Si les Negro spirituals ne concernaient qu’une fraction infime des populations noires aux Etats-Unis, dans les années 1920 et 30 les Jubilee songs, chantées par des groupes comme les Birmingham Jubilee Singers, The Heavenly Gospel Singers, les Mitchell’s Christian Singers ou le Norfolk Jubilee Quartet, connurent un succès populaire de grande ampleur.
Leurs enregistrements se vendaient comme des petits pains parmi la communauté noire américaine et il en alla de même pour les prêcheurs charismatiques d’alors comme les révérends J.M. Gates, J.C. Burnett, A.W. Nix, D.C. Rice, Lightfoot Solomon Michaux, Elder Charles Beck et bien d’autres. Ce fut aussi le cas du pré-gospel de plusieurs groupes vocaux des années 1930 et 40 comme le Golden Gate Quartet, les Southern Sons, les Jubalaires, les Southern Harmonaires, les Heavenly Gospel Singers ou les Trumpeteers, tous éminemment populaires et drainant des foules considérables dans les églises, théâtres et music halls où ils se produisaient. Pour autant, jusqu’en 1945 ces formations ne suscitaient pas grand intérêt de la part des audiences non-noires, en Amérique comme en Europe.
Quelques-uns des groupes et quartettes précités passèrent en effet le cap de l’après-guerre et acquirent une célébrité relative en Europe, et en France en particulier – le Golden Gate Quartet, notamment. Il y eut aussi des évangélistes des deux sexes, souvent des couples de chanteurs-chanteuses accompagnés de guitaristes, qui propageaient les messages de la Bible et des Evangiles en se déplaçant de ville en village, se produisant sur les marchés comme les parvis des églises, à la manière de Blind Willie Johnson, Blind Joe Taggart, Edward W. Clayborn, Arizona Dranes (pianiste adepte du ragtime), Sister Cally Fancy et de beaucoup d’autres ; ils et elles eurent l’occasion d’enregistrer des disques qui surent rencontrer le succès.
L’âge d’or du gospel traditionnel : 1935-1970’s
C’est alors que Thomas A. Dorsey, un pianiste de jazz et de blues originaire de Géorgie mais installé à Chicago, changea la donne et opéra une véritable révolution à l’échelle des musiques noires américaines. Longtemps pianiste de la célèbre Ma Rainey, partenaire du guitariste Tampa Red dans un groupe de Hokum blues grivois, limite pornographique, il était en même temps grand amateur de musiques religieuses et à ce titre organisateur de chorales dans les églises de sa ville.
En 1935, il perdit sa femme en couches ainsi que son bébé. Effondré, il prit cela comme une « punition de Dieu » pour les péchés commis durant sa vie de bluesman et décida de se consacrer uniquement à son sacerdoce. Ne niant pas ses expériences musicales antérieures, au contraire, il choisit de dépoussiérer les hymnes et Jubilee songs de son époque en leur insufflant les harmonies et le swing du jazz, de même que les rythmes, le drive et les cadences du blues.
Precious Lord, la composition consécutive à son deuil, chef-d’œuvre de souffrance, de contrition et de foi en Dieu, devint un chant incontournable de tous les solistes et groupes de musique gospel. Les paroles, Precious Lord, take my hand, lead me on, let me stand… sont depuis devenues des classiques du chant religieux (mais pas que), reprises entre autres par Elvis Presley ou Aretha Franklin. Ce chant magnifique fut suivi de plusieurs centaines d’autres morceaux qui tous, demeurent encore populaires de nos jours et continuent d’être interprétés avec ferveur par les musiciens qui le jouent, de toutes les couleurs de peau.
A l’origine, le pari de Dorsey n’était pourtant pas gagné d’avance tant les autorités ecclésiastiques étaient réticentes à toute idée de changement. Pourtant, les fidèles furent preneurs et les « gospels blues » de Dorsey firent sensation ; les églises américaines de toutes dénominations – surtout baptistes, méthodistes, sanctifiées et pentecôtistes, les plus populaires dans les communautés noires – adoptèrent ces chants, accompagnés de notes de piano, d’orgue ou de batterie.
Ce succès permit à Dorsey d’ajouter d’autres casquettes à sa panoplie : avec la chanteuse Sallie Martin, il fonda la National Convention of Gospel Singers, qui fut à la base de la découverte de nouveaux talents comme Roberta Martin, Willie Mae Ford Smith, Robert Anderson, Clara Ward et surtout Mahalia Jackson, la plus talentueuse et la plus célèbre de tous. Elle passera d’ailleurs à la télévision en 1950 puis en 1952 et décrochera en France le Grand Prix du disque.
Dans le même temps, la grande diversité observée parmi les formations au début du XXe siècle se maintint avec divers quartettes masculins – les Soul Stirrers (avec R.H. Harris puis Sam Cooke, Johnnie Taylor et Paul Foster), les Sensational Nightingales (avec Julius Cheeks), le Spirit of Memphis Quartet, les Swan Silvertones, ou les Pilgrim Travelers –, de nombreux groupes féminins – les Sallie Martin Singers (avec Cora Martin), les Caravans d’Albertina Walker (avec Shirley Caesar, Dorothy Norwood, Inez Andrews, Bessie Griffin…), Clara Ward et les Ward Singers (avec Marion Williams…), les Stars of Faith de Frances Steadman, les Original Gospel Harmonettes de Dorothy Love Coates –, des groupes mixtes – les Roberta Martin Singers (avec Robert Anderson, Eugene Smith, Delois Barrett, Gloria Griffin), les Staple Singers (avec Mavis Staples) –, des solistes – Mahalia Jackson, Sister Rosetta Tharpe, The Georgia Peach, Sister Ernestine Washington, Marie Knight – ou toujours, des pasteurs charismatiques comme le révérend C.L. Franklin à Detroit (le père d’Aretha), James Cleveland ou Al Green…
Tous les artistes cités, et la liste est loin d’être exhaustive, sont parmi les plus célèbres de ce que l’on nomme l’âge d’or du Gospel, qui court essentiellement du début des années 1950 aux années 1970. Tous ont joué partout en Amérique comme en Europe, en Afrique et ailleurs. Ils ont abondamment enregistré, ont rencontré un succès parfois phénoménal, et leurs disques furent distribués partout, et en France notamment.
Emergence des grandes chorales, des années 1960 aux années 90
En 1960, le révérend James Cleveland (pianiste, chanteur, compositeur et ex-Caravans) commença à travailler avec des grandes chorales comme les Voices of Tabernacle, l’Angelic Choir et il fonda le Gospel Music Workshop of America, sur le modèle de Dorsey, déclenchant une vogue inégalée pour ces grandes chorales (comprenant parfois plus de cent membres), les « Mass Choirs », boostées par le phénoménal succès du morceau Oh Happy Day des Edwin Hawkins Singers en 1969.
Des centaines de chorales profitèrent de cet engouement, parmi lesquelles le Florida Mass Choir, le Mississippi Mass Choir ou le Georgia Mass Choir, de même que leurs pasteurs vedettes : Clay Evans, Milton Brunson, Maceo Woods et autres Jessy Dixon.
Le gospel contemporain : des années 1990 à nos jours
La musique gospel, comme toutes les musiques populaires, n’a jamais eu de cesse d’évoluer. A la fin du XXe siècle, le gospel traditionnel a d’abord donné naissance à la musique soul, avec notamment plusieurs transfuges ayant quitté le giron de l’Eglise pour le monde beaucoup plus lucratif des variétés (Sam Cooke, Johnnie Taylor, Wilson Picket...), passant de « I love Jesus » à « I love you baby » tout en gardant les rythmes, les cadences et les mélodies du gospel. Puis ce style musical fusionna avec son rejeton, le funk, pour donner naissance au gospel contemporain, représenté entre autres par les talentueux Vanessa Bell Armstrong, Tramaine Hawkins, Bebe et Cece Winans, Mattie Moss Clark et les Clark Sisters, Sandra et Andrae Crouch, Mary Mary, Kirk Fletcher ainsi que toute une nouvelle génération d’artistes et de musiciens.
De nos jours, la grande majorité des solistes et groupes relèvent du gospel dit contemporain mais il est encore possible de rencontrer des interprètes de gospel traditionnel dans un certain nombre de chorales et d’églises des ghettos noirs urbains de Chicago, Memphis ou New Orleans, tout comme dans les zones rurales du Mississippi, du Texas, de l’Arkansas, de l’Alabama et de la côte Est (Caroline du Sud et du Nord, Géorgie, Virginie). De nombreux groupes continuent ainsi à produire des disques de gospel, tandis que les programmes de réédition des grands classiques de l’âge d’or demeurent actifs, permettant au plus grand nombre de se procurer ces glorieux enregistrements.
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Pour en savoir plus :
Robert Sacre, Les Negro Spirituals et les Gospel Songs, Que Sais-Je ?, PUF, 1993
Jean Buzelin, Negro Spirituals et Gospel Songs, Chants d’Espoir et de Liberté, Editions du Layeur / Notre Histoire, 1998
Robert M. Marovich, A City Called Heaven, Chicago and the Birth of Gospel Music, University of Illinois Press, 2015
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Robert Sacre est musicologue, spécialiste des musiques noires américaines. Il est maître de conférences à l’université de Liège, en Belgique.