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Répression de l'antinatalisme : Henriette Alquier jugée

le par - modifié le 14/03/2023
le par - modifié le 14/03/2023

A la fin des années vingt, tandis que la France tente d’enrayer l’effondrement démographique provoqué par la Première Guerre, une institutrice féministe plaide pour une maternité « choisie ». Sidéré, le camp conservateur s’indigne et l’affaire continue au tribunal.

Le 16 mars 1927, le journal La Croix attire l’attention de ses lecteurs sur les « agissements » de la Fédération des syndicats de l’enseignement laïque, et plus particulièrement, des « groupes féministes » qui en émanent. Ceux-ci viennent en effet de publier dans leur bulletin mensuel un long rapport sur la « maternité, fonction sociale », dont le contenu a outragé l’organe catholique conservateur :

« Ces seize colonnes ne sont qu’une longue diatribe contre la France ‘bourgeoise’ et soi-disant démocratique qui opprime la famille ouvrière et fait que, pour la femme du prolétariat, ‘la venue d’un premier enfant n’est que le prélude d’une vie de souffrances et de misères’.

 C’est en outre une apologie de la Russie des Soviets qui est devenue, paraît-il, le paradis de la femme et de l’enfant. L’institutrice qui a rédigé ce rapport, Mlle Henriette Alquier, expose ensuite les revendications des groupes féministes de l’enseignant laïque (…).

Sous prétexte de protéger les mères, la camarade institutrice va jusqu’à préconiser l’enseignement systématique et méthodique des procédés néo-malthusiens et même l’avortement chirurgical. »

Ce qui n’aurait pu être qu’une passe d’arme entre la droite catholique et des groupes féministes sous influence communiste va bientôt prendre l’allure d’une véritable affaire politico-judiciaire. En effet, toute propagande « antinataliste », en faveur de la contraception et de l’avortement, est alors susceptible de tomber sous le coup de la loi de 1920, adoptée au sortir de la guerre, sous le gouvernement Millerand. Et la droite conservatrice, dont la fibre anti-laïcarde s’est renforcée d’un vigoureux anticommunisme, trouve en Henriette Alquier une cible de choix, autour d’un argumentaire que résume la suite de l’article :

« Ainsi, au moment même où de bons citoyens se groupent pour combattre la dénatalité, au moment même où les programmes officiels invitent les maîtres d’école à appeler l’attention de leurs élèves sur les périls de toute sorte que fait courir à la France l’accroissement insuffisant de sa population, il se trouve des institutrices publiques assez inconscientes pour faire l’apologie du néo-malthusianisme ! »

Saignée à blanc par la Grande Guerre, la France n’a pas relevé durablement son taux de natalité, et sa démographie reste anémique comparée à celle de ses voisins, notamment l’Allemagne. Le discours néo-malthusien que développait, depuis la fin du XIXe siècle, l’extrême gauche libertaire, et qui était déjà dans le collimateur les autorités, devient donc, dans les années vingt, scandaleux pour les natalistes et autres « repopulateurs », dont beaucoup sont regroupés au sein de l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, fondée en 1896 par le démographe Jacques Bertillon. Instituteurs et institutrices laïcs sont de toute façon accusés de longue date par la droite de déformer les cerveaux des petits Français. Rien de surprenant, donc, à ce que la presse conservatrice déclenche une vigoureuse campagne contre une institutrice qui semble cumuler toutes les fautes.

L’affaire s’aggrave lorsque, le 27 mai, le député catholique Georges Pernot, membre de la Ligue pour le relèvement de la moralité publique, interpelle le ministre de l’Instruction Publique, Édouard Herriot, sur le « cas Alquier ». Figure éminente du radicalisme, ancien président du Cartel des Gauches, Herriot n’a rien d’un bigot antiféministe. Mais il appartient au gouvernement d’union nationale du plus droitier Raymond Poincaré, lequel, avec l’aval du ministre de la Justice Louis Barthou, pousse Herriot à engager des poursuites au titre de « propagande anticonceptionnelle », dans le cadre de la loi de 1920.

La gauche et l’extrême gauche contre-attaquent immédiatement, même si les propos d’Henriette Alquier, assez radicaux sur certains points, ne font pas l’unanimité – la plupart des féministes sont hostiles à l’avortement, voire à certaines formes de contraception. La Fédération de l’enseignement laïc distribue ainsi 50 000 tracts pour dénoncer la cabale dont est victime l’institutrice, en cherchant à s’appuyer sur le Parti communiste et la CGTU, qui, en la matière, se réclament des positions éclairées de l’URSS.

Mais dans la première phase du combat, ce sont surtout des personnalités courageuses et isolées qui interviennent dans la presse, au premier rang desquelles Victor Margueritte, célèbre auteur, en 1922, de La Garçonne, et qui vient précisément de publier un roman, Ton corps est à toi, sur le thème des ravages de la maternité non désirée, Habitué des causes perdues et des calomnies, le romancier prend passionnément fait et cause pour l’institutrice :

« On poursuit Henriette Alquier, sous prétexte de propagande anticonceptionnelle. Or jamais elle n’a dit : ‘Femmes qui ne voulez pas que vos fils et vos filles soient de la chair à misère ou à canon, n’enfantez plus !’.

Elle a seulement crié : ‘Ne mettez au monde que des êtres que vous pourrez élever avec la certitude qu’ils soient dignes de la vie. Non pas d’une vie d’infirmes, de souffreteux, et d’esclaves. Mais d’une vie laborieuse et droite !’ »

En d’autres termes, le plaidoyer d’Henriette Alquier ne s’inscrit plus, ou plus seulement, dans l’argumentaire libertaire néo-malthusien de l’avant-guerre, qui entendait soustraire aux forces capitalistes le vivier indéfiniment renouvelé des masses misérables, mais dans une logique féministe et progressiste, qui consiste à privilégier la maternité « choisie » ou « consciente » – c’est le titre d’un ouvrage tout aussi récent de Manuel Devaldès (voir Le Soir du 19 juin 1927) –, pour mieux élever ses enfants, voire pour « améliorer la race », dans la perspective eugéniste de Devaldès.

« Loin d’être, comme certains le prétendent, manœuvre antipatriotique, ces pages clairvoyantes sont un acte de foi dans le destin d’une Française plus belle, parce que plus saine et plus juste », poursuit Margueritte (ibid.), qui en appelle à l’union de tous les progressistes pour défendre Henriette Alquier.

L’été et l’automne voient s’organiser une campagne d’opinion. La Vie ouvrière publie ainsi régulièrement les motions des sections syndicales locales qui soutiennent Henriette Alquier. « Les syndicats d’instituteurs affiliés à la CGTU, c’est-à-dire se réclamant de Moscou et qui groupent 15 000 adhérents (…) se solidarisent avec l’abominable propagande » s’en étrangle Le Figaro du 1er octobre 1927, tandis que La Croix s’indigne de même :

« Mme Henriette Alquier est présentée au public de journaux dits ‘de gauche’ – maçonniques, socialistes, communistes et anarchistes – comme une héroïne et une martyre. »

Fin octobre, les poursuites sont confirmées : Henriette Alquier sera jugée en correctionnelle le 10 décembre à Saumur, lieu de publication du Bulletin féministe, dont la gérante, Marie Guillot, sera également poursuivie. Henriette Alquier risque 6 mois à 3 ans d’emprisonnement.

Des acteurs de poids, tels le journal L’Humanité et la Ligue des droits de l’homme entrent alors, à leur tour, dans la bataille, avec un plaidoyer en plusieurs points : l’institutrice incriminée n’est nullement « antinataliste » – elle cherche au contraire à améliorer la natalité : la loi de 1920 ne saurait donc lui être appliquée. Victor Margueritte raffine le raisonnement, en observant que le néo-malthusianisme, doctrine philosophico-scientifique, n’est condamnable que lorsqu’il s’accompagne d’une mise en pratique – sinon, il ne forme qu’une opinion parmi d’autres, parfaitement légitime en démocratie. Par ailleurs, la presse réactionnaire a tiré de son contexte quelques phrases malheureuses, suggérant une propagande en faveur de l’avortement, alors qu’Henriette Alquier ne l’envisageait que dans les cas extrêmes.

Un autre élément du rapport a été monté en épingle : son intention d’organiser la propagande néo-malthusienne dans les écoles. « Il faut reconnaître qu’Henriette Alquier a commis le grave tort (…) de prendre notre école laïque comme champ de propagande, elle qui devrait toujours demeurer au-dessus de la mêlée », estime, dans La Lanterne du 9 décembre 1927, l’éditorialiste Marie Jade, pourtant favorable à l’institutrice. Mais c’est pour ajouter aussitôt :

« Si j’étais son avocat, je dirais, m’adressant au tribunal de Saumur : ‘messieurs les jurés, oubliez toute politique, soyez indulgents aux bonnes intentions d’Henriette Alquier, mère de famille’. »

La presse de gauche s’applique ainsi à battre en brèche l’image de harpie néo-malthusienne forgée par la presse réactionnaire, en rappelant qu’Henriette Alquier est une enseignante et une mère de famille exemplaire, seulement soucieuse du sort des « tout petits », terme affectueux particulièrement prisé par L’Humanité.

Un aspect particulièrement intéressant du débat est la mise en accusation des élites, moralistes et donneuses de leçons, dans leur intimité la plus profonde. « Notons en passant, ironise ainsi Victor Margueritte dans La Volonté du 3 juin, que notre président de la République [Gaston Doumergue] est célibataire, que notre président du Conseil [Raymond Poincaré], marié, n’a pas d’enfant, et que, en dehors de la belle rose baptisée Madame Herriot, on ne connaît pas à notre ministre de l’Instruction publique [Édouard Herriot] grande progéniture » – pour comprendre l’allusion, il faut savoir qu’un rosiériste de Lyon avait, en 1913, donné à une rose le nom de l’épouse du maire de la ville.

Citée par le Journal des Débats politiques et littéraires du 29 août, une autre institutrice féministe, Renée Papaud, n’hésite pas à écrire dans L’École Émancipée :

« Notre époque est le règne de l’hypocrisie. Que dans une chambre où les membres, en grande majorité, sans aucun doute, mettent en pratique les théories malthusiennes, il y ait presque l’unanimité pour clouer au pilori une institutrice coupable d’avoir simplement exprimé une opinion sur la question, est tellement monstrueux qu’on finisse par douter que la Vérité ne (sic) parvienne jamais à percer les ténèbres du mensonge.

Assez de bluff, Messieurs les bourgeois. »

Ces attaques pouvaient s’appuyer sur de robustes statistiques, puisqu’en 1925, le taux de fécondité français, déjà en déclin depuis la modeste reprise de l’après-guerre, se situait à 2,69 enfants par femme en âge de procréer, et n’allait cesser de décliner par la suite, pour atteindre 2 à la veille de la guerre (contre 2,71 en 1905) : de toute évidence, les hommes politiques qui prônaient le repeuplement accéléré de la France avaient échoué dans leur mission, et hormis quelques catholiques convaincus, ne donnaient guère eux-mêmes l’exemple d’un penchant prononcé pour la fécondité pléthorique.

Ces raisons objectives expliquent que le ministère public aborde le procès Alquier en assez mauvaise posture. L’Humanité du 11 décembre, fait une peinture délicieusement féroce du tribunal « bourgeois » chargé de juger l’affaire :

« Un président cacochyme, deux assistants ruminants, tel est le tribunal qui a pour charge de condamner notre camarade Henriette Alquier, institutrice et militante communiste. »

Celle-ci emporta la sympathie de l’assistance en déclarant dignement :

« Je n’ai pas voulu faire de propagande anticonceptionnelle (…), au contraire. J’ai voulu opposer les pratiques anticonceptionnelles des classes aisées, avec celles, clandestines, des classes pauvres. Je suis une mère de famille. Je défends la natalité d’enfants sains. »

Organisée par maître Ernest Lafont, la défense appela à la barre pas moins de 18 témoins, qui vinrent évoquer, tant la haute moralité d’Henriette Alquier, que la détresse des classes pauvres affligées d’un excès d’enfants. Si l’appartenance au Parti communiste de la majorité d’entre eux pouvaient nourrir les accusations de partialité, les témoignages du maire de Montpellier et de l’inspecteur primaire de l’Hérault, attestant tous les deux les excellents états de service de l’accusée, furent sans doute décisifs.

Le ministère public ne requit qu’une peine d’amende, « pour l’exemple », et la justice rendit, une semaine plus tard, un verdict d’acquittement : « Les juges de Saumur n’ont pas osé prononcer une condamnation qui aurait été un véritable défi à tous les instituteurs et institutrices, en dehors de toute question d’opinion politique », estima à juste titre L’Humanité du 18 décembre.

Dans un long éditorial du journal Paris-Soir en date du 26 décembre, la journaliste Séverine se réjouissait de cette belle victoire, due à la mobilisation collective, mais peut-être, aussi, à l’ultime remord d’Herriot, qui aurait déclaré : « Je ne frapperai pas un maître pour délit d’opinion. »

Henriette Alquier devait rester, pour de longues années, le symbole de la lutte contre la « loi scélérate » de 1920 et des incohérences de la politique nataliste. Comme l’avait rappelé à juste titre Séverine, la condamner aurait pu provoquer des poursuites contre d’autres ouvrages sur la même thème et mettre en péril une des valeurs fondamentales de la IIIe République : la liberté d’opinion. Ce qui n’empêcha pas, dans les années 1930, la reprise des poursuites contre la propagande néo-malthusienne.

Pour en savoir plus :

Francis Ronsin, La grève des ventres, propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France. 19e-20e siècle, Paris, Aubier, 1980

Anne-Marie Sohn, « Henriette Alquier », dans Christine Bard et Sylvie Chaperon, Dictionnaire des féministes, France XVIIIe-XXIe siècles, Paris, PUF, 2017