Étienne Mattler, capitaine de l’équipe de France et résistant
D’une « Marseillaise » entonnée par provocation dans un cabaret de l’Italie fasciste aux combats de la division Leclerc, récit du parcours de celui qui fut le leader des Bleus lors du Mondial 1938.
Fin janvier 1939, le quotidien Le Petit Parisien publie en feuilleton, pendant une semaine, une série d’articles sur le capitaine de l’équipe de France de football et du club de Sochaux, Étienne Mattler, « lion superbe et généreux ».
Le premier article de la série peut se lire au-dessus d’un autre texte annonçant « une pénible nouvelle, une nouvelle qui attristera les footballeurs du monde entier » : la disparition à trente-cinq ans, encore mal élucidée aujourd’hui (mort naturelle, suicide ou assassinat par les nazis ?) de Matthias Sindelar, le plus grand joueur de l’histoire du football autrichien.
En 1934, les deux hommes s’étaient retrouvés face à face en huitième de finale de la Coupe du monde en Italie, pour une défaite de justesse de la France (2-3 après prolongation). Quatre ans plus tard, ils n’ont pas pu s’affronter à l’occasion du Mondial en France : l’Autriche, annexée par l’Allemagne, n’existe plus.
L’Europe craque de toutes parts, son football aussi, et le Français Mattler, défenseur rugueux et efficace surnommé « le Spartiate », est bien placé pour l’éprouver.
Quelques semaines plus tôt, en décembre 1938, il s’en est allé défier l’Italie double championne du monde en titre à Naples, pour une défaite honorable en présence notamment de deux des fils du Duce, Bruno et Vittorio Mussolini, dans une ambiance volcanique. Le Petit Parisien relève :
« Le public napolitain se mit d’abord à manifester parce que nos joueurs ne firent pas le salut fasciste comme leurs adversaires, et se contentèrent de faire face aux deux tribunes à la manière britannique, sans geste d’aucune sorte. »
De son côté, Paris-Soir s’insurge :
« Quel dommage qu’une partie de la foule se soit montrée si partiale, si bruyante, laissant supposer qu’elle manifestait, non contre l’équipe, mais plutôt contre d’autres choses. Rarement match international fut disputé dans une telle atmosphère. [...]
Le sport deviendrait-il désormais impossible ou sujet à incidents, qui ne peuvent améliorer les relations entre nations, lorsque deux pays ne sont pas d’accord sur d’autres terrains, sur un autre plan ? »
Mattler laisse, dans l’affaire, une anecdote légendaire, rapportée quelques semaines plus tard par L’Intransigeant :
« Le soir du match du 4 décembre, à Naples, où notre équipe avait reçu un accueil si discourtois – la Marseillaise avait même été escamotée –, Mattler et quelques autres joueurs oubliaient les péripéties de la partie dans un cabaret.
Ils s’aperçurent bientôt qu’ils étaient le point de mire des consommateurs italiens qui les dévisageaient sans aménité et même avec un semblant d’ironie.
Le sang de Mattler ne fit qu’un tour : “Allez, les gars, on va ‘la’ leur chanter puisqu’ils n’ont pas voulu l’entendre cet après-midi.”
Il monta sur une chaise tandis que ses camarades se levaient et ils chantèrent, ce soir-là, la plus vibrante Marseillaise qu’on ait jamais entendue à Naples. »
Mattler, qui a effectué ses débuts en équipe de France au printemps 1930 juste avant de faire le voyage vers l’Uruguay pour la toute première Coupe du monde, ne portera plus que cinq fois le maillot bleu après cette soirée napolitaine, établissant, avec 46 capes, un record de présence qui ne sera battu qu’en 1955 par un autre défenseur, Roger Marche.
Son dernier match en sélection, en janvier 1940, a lieu contre le Portugal dans une France déjà en guerre. Un match de « soldats-footballeurs » avec des Français arrivés sur le terrain sous leur capote kaki et des spectateurs à qui l’on distribue un ticket leur indiquant la tranchée à rejoindre en cas d’attaque aérienne.
Le capitaine-soldat se transforme en symbole, comme l’écrit en février 1940 Le Petit Journal :
« Le nom d’Étienne Mattler restera gravé dans l’histoire du football français. […]
Mattler a su communiquer la foi qui l’anime à tous ses camarades. Le rude “Étienne” joue pour l’équipe de France comme pour son club – sur le terrain de football, comme dans sa vie privée, comme enfin à son poste actuel de brigadier d’artillerie, Mattler accomplit avec la même conscience ce qu’il considère très simplement comme son devoir d’homme et de Français.
Mattler, Belfortain de naissance, que le football français a révélé, est un des plus beaux exemples à donner au peuple français. »
« Nous nous sommes battus sans désemparer de Rethel à Clermont, confie Mattler à un journaliste dans la capitale clermontoise en juillet 1940, « et sous l’énergique commandement de notre général, la division a fait des prodiges jusqu’au bout. »
Avec l’Occupation, le nom du joueur se fait un peu plus rare dans les journaux, même s’il continue sa carrière, toujours à Sochaux, et qu’on le voit participer à un match opposant une sélection de la zone occupée à une sélection de la zone dite « libre » en janvier 1942.
Mais il est une de ses activités qui n’est pas relayée dans la presse avant la rentrée 1944, et pour cause : celle de résistant. Le 5 septembre 1944, L’Humanité, qui reparaît librement depuis deux semaines, relaie un communiqué du réseau de résistance Sport Libre évoquant sa possible mort :
« Un militant de Sport Libre tombé environ deux mois avant la Libération avait comme compagnon de cellule un droit commun qui lui a affirmé que Mattler avait été fusillé par les Boches. »
La rumeur est fausse, comme l’est, dans le même article, celle de la mort en déportation du champion de natation Alfred Nakache.
Mattler a bien été arrêté début 1944, et rudement interrogé par la Gestapo (en portant sur lui un survêtement de l’équipe de France…), mais a réussi à fuir en Suisse. Et quelques mois plus tard, L’Humanité peut se réjouir de sa présence en tribunes pour un match de la France contre la Belgique marqué par un hommage aux joueurs des « provinces retrouvées » :
« Nous retrouverons nos footballeurs d’Alsace-Lorraine avec le vaillant Mattler, que la Gestapo avait emprisonné et qui combat maintenant dans la division Leclerc. »
Le 1er janvier 1967, le nom d’Etienne Mattler se retrouve au Journal officiel : ce jour-là, vingt ans après la fin de sa carrière, le Belfortain est promu chevalier de la Légion d’honneur.