1879 : Zola défend Sarah Bernhardt et accuse la presse
Le 8 juillet 1879, Émile Zola prend la plume pour défendre la comédienne Sarah Bernhardt, victime de critiques, rumeurs et calomnies d'une grande virulence. La presse – notamment le Figaro – est accusée par le romancier d'être responsable des dérives mêmes qu'elle dénonce.
Le 27 juin 1879, l'influent critique d’art Albert Wolff publie dans Le Figaro un article attaquant vivement la Comédie-Française, alors en déplacement à Londres. Il considère que « les artistes émargent sur le budget des Français pour divertir les Anglais ». Plus précisément, il s’en prend à la célèbre actrice et artiste Sarah Bernhardt et lui reproche de chercher la « publicité » en multipliant ses activités artistiques. Son activité à l’étranger est au même moment source d'un certain nombre de polémiques.
Si dans le numéro du 29, un télégramme adressé par Sarah Bernhardt au journaliste est publié, la situation ne semble pas s’apaiser.
Émile Zola, alors rédacteur au Voltaire, prend la plume le 8 juillet pour défendre la comédienne. Au sein de l'autoproclamé « Figaro des républicains », le célèbre auteur se fait à la fois critique littéraire, feuilletoniste et romancier.
Au cœur de cette joute intense, Zola s’attaque à Albert Wolff tout en dénonçant plus généralement les rumeurs et calomnies dont est alors victime la comédienne. Albert Wolff répondra à Émile Zola dans le numéro du jour même du Figaro. Mais sans le même éclat.
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REVUE DRAMATIQUE ET LITTÉRAIRE
Le cas de Mme Sarah Bernhardt me parait des plus intéressants et des plus caractéristiques. Je n’ai pas à prendre la défense de la grande artiste, que son talent défendra suffisamment. Mais je ne puis résister au besoin d’étudier, à son sujet, ce fameux besoin de réclame qui affole notre époque, selon les chroniqueurs.
D’abord, posons nettement les situations.
Mme Sarah Bernhardt est accusée d'être dévorée d’une fièvre de publicité. A entendre les chroniqueurs et les reporters de notre presse parisienne, elle ne dit pas une parole, ne risque pas un acte, sans en calculer à l'avance le retentissement. Non contente d’être une comédienne adorée du public, elle a cherché à se singulariser en touchant à la sculpture, à la peinture, à la littérature. Enfin, on en est venu à dire que, tout à fait affolée par sa rage de réclame, compromettant la dignité de la Comédie-Française, elle avait fini par se montrer à Londres, vêtue en homme, pour un franc.
Quant aux chroniqueurs et aux reporters qui dressent aujourd’hui ce réquisitoire, ils prennent des attitudes de moralistes affligés. Ils pleurent sur ce beau talent qui se compromet. Ils menacent la comédienne de la lassitude du public et lui font entendre que, si elle fait encore parler d’elle d’une façon désordonnée, on la sifflera.
En un mot, eux qui sont les seuls coupables de tout ce bruit, ils déclarent que si le bruit continue, c’en est fait de Mme Sarah Bernhardt ; et le plus comique, c’est que précisément ils continuent eux-mêmes le bruit.
J'ai lu avec attention les derniers articles de M. Albert Wolff dans le Figaro. M. Albert Wollf est un écrivain de beaucoup d’esprit et de raison ; mais il « s’emballe » aisément. Quand il croit être dans la vérité il pousse sa thèse à l'aigu ; et vous devinez quelle besogne, s'il est dans l’erreur. Beaucoup d’autres ont parlé comme lui de Mme Sarah Bernhardt. Mais je m’adresse à lui, parce qu’il a une réelle et grande puissance sur le public.
Voyons, de bonne foi, croit-il à cet amour enragé de Mme Sarah Bernhardt pour la réclame ? Ne s'avoue-t-il pas que, si Mme Sarah Bernhardt aime aujourd'hui à entendre parler d’elle, la faute en est précisément à lui et à ses confrères qui ont fait autour d'elle un tapage si énorme ? Ne voit-il pas enfin que, si notre époque est tapageuse, avide de boniments, dévorée par la publicité à outrance, cela vient moins des personnalités dont on parle que du vacarme fait autour de ces personnalités par la presse à informations. Examinons cela tranquillement, sans passion, uniquement pour trouver la vérité, en nous appuyant sur le cas de Mme Sarah Bernhardt.
Qu'on se rappelle ses débuts. Ils furent assez difficiles. Le Passant, tout d’un coup, la mit en lumière. Il y a de cela une dizaine d’années. Dès ce jour-là, la presse s'empara d'elle, et ce fut surtout de sa maigreur dont il fut question. Je crois que cette maigreur fit alors pour sa réputation beaucoup plus que son talent.
Pendant dix années, on n'a pu ouvrir un journal sans trouver une plaisanterie sur la maigreur de Mme Sarah Bernhardt.
Elle était surtout célèbre parce qu’elle était maigre. M. Albert Wolff pense-t-il que Mme Sarah Bernhardt s'était fait maigrir pour qu'on parlât d’elle ? J’imagine qu’elle a dû être souvent blessée par ces bons mots d'un goût douteux ; ce qui exclut l’idée qu’elle payait des gens pour les publier.
Ainsi donc voilà son début dans la réclame. Elle est maigre, et les chroniqueurs, aidés des reporters, font d’elle un phénomène qui occupe l’Europe.
Plus tard, on découvre d’autres choses : par exemple, on l’accuse d’une méchanceté diabolique ; on raconte que, chez elle, elle invente des supplices atroces pour ses singes ; puis, toutes sortes de légendes se répandent, elle dort dans son cercueil, un cercueil capitonné de satin blanc ; elle a des goûts macabres et sataniques, qui la font tomber amoureuse d'un squelette, pendu dans son alcôve. Je m'arrête, je ne puis dire ici les histoires monstrueuses qui ont circulé, et que la presse a répandues crûment ou à demi mots. De nouveau, je prie M. Albert Wolff de me dire s’il soupçonne Mme Sarah Bernhardt d’avoir fait circuler ces histoires elle-même, dans le but calculé de faire parler d’elle.
Je touche ici un point délicat. En quoi les excentricités de Mme Sarah Bernhardt, vraies ou non, intéressaient-elles le public ? Je suis persuadé, pour mon compte, de la fausseté parfaite de ces légendes. Mais quand il serait vrai que Mme Sarah Bernhardt rôtirait des singes et coucherait avec un squelette, qu’avons nous à voir là-dedans, nous autres, si c’est son plaisir. Dés qu’on est chez soi, les portes closes, on a le droit absolu de vivre à sa guise, pourvu qu’on ne gêne personne. C’est affaire de tempérament.
Si je disais que tel critique, très moral, vit dans une cour de petites femmes complaisantes, que tel romancier idéaliste patauge dans la prose de l’escroquerie, je me mêlerais certainement de ce qui ne me regarde pas.
La vie intérieure de Mme Sarah Bernhardt ne regardait ni les reporters ni les chroniqueurs. En tout cas ce n’est pas encore elle qu'il faut accuser ici de chercher la réclame, c'est la réclame, violente et blessante, qui a forcé sa demeure et qui a mis autour de l’artiste la réputation romantique et légèrement ridicule d'une femme à moitié folle.
Maintenant, arrivons à la grosse accusation. On lui reproche surtout de ne pas s’en être tenue à l’art dramatique, d'avoir abordé la sculpture, la peinture, que sais-je encore ! Cela est plaisant.
Voilà que, non content de la trouver maigre et de la déclarer folle, on voudrait réglementer l’emploi de ses journées. Mais dans les prisons on est beaucoup plus libre.
Est-ce qu’on s’inquiète de ce que Mme Favart ou Mme Croizette fait en rentrant chez elle ? Il plaît à Mme Sarah Bernhardt de faire des tableaux et des statues, c’est parfait.
A la vérité, on ne lui nie pas le droit de peindre ni de sculpter, on déclare simplement qu’elle ne devrait pas exposer ses œuvres. Ici le réquisitoire atteint le comble du burlesque. Qu’on fasse une loi tout de suite pour empêcher le cumul des talents. Remarquez qu’on a trouvé la sculpture de Mme Sarah Bernhardt si personnelle, qu'on l'a accusée de signer des œuvres dont elle n’était pas l’auteur. Nous sommes ainsi faits en France, nous n’admettons pas qu’une individualité s’échappe de l'art dans lequel nous l’avons parquée.
D’ailleurs, je ne juge pas le talent de Mme Sarah Bernhardt, peintre et sculpteur ; je dis simplement qu’il est tout naturel qu’elle fasse de la peinture et de la sculpture, si cela lui plaît, et qu'il est plus naturel encore qu’elle montre cette peinture et cette sculpture, qu’elle tâche de vendre ses œuvres, qu’elle mène, en un mot, ses occupations et sa fortune comme elle l’entend.
Ce sont là des affirmations naïves, tant elles vont de soi. On sourit d'avoir à expliquer que chacun a le droit strict d’arranger son existence selon son goût, sans qu’on le jette violemment sur la sellette, devant l’opinion publique. Et ici le reproche adressé à Mme Sarah Bernhardt de chercher la publicité devient plaisant. Sans doute, comme peintre et comme sculpteur, elle cherche la publicité, si l'on entend par là qu’elle expose ses œuvres et qu’elle les vend. Mais alors pourquoi ne lui fait-on pas un crime de chercher la publicité comme artiste dramatique ?
Les personnes qui la rêvent modeste et cachée devraient lui défendre de paraître sur les planches. De cette façon, on ne parlerait plus d'elle du tout. Si l’on admet qu’elle se montre au public en chair et en os, – en os surtout, dirait un reporter, – elle peut bien lui montrer ensuite ses œuvres. C’est raisonner singulièrement que de conclure à un besoin furieux de réclame, parce qu’elle ne se contente pas du théâtre et qu’elle s'adresse aux autres arts ; il faudrait plutôt conclure à un besoin d'activité, à une satisfaction de tempérament. Jamais personne n’a eu le courage de mener à bien de longs travaux, dans le but étroit d’obtenir des articles.
On écrit, on peint, on sculpte, uniquement parce que la main vous démange.
C’est ce que M. Sarcey doit admettre, car lui se lamente seulement sur le temps que la peinture et la sculpture prennent à Mme Sarah Bernhardt. Elle est trop occupée, selon lui, et c’est pourquoi elle a fait manquer à Londres une matinée, scandale énorme qui a occupé toute la presse. Je ne veux pas entrer dans la discussion des faits qui se sont passés là-bas, d'autant plus que je me méfie des articles publiés ; je sais quelle est la vérité des journaux.
Il parait pourtant que Mme Sarah Bernhardt était réellement très souffrante, et il est tout à fait comique d'attribuer cette indisposition à sa peinture, à sa sculpture, ou encore à la fatigue que lui occasionnent les représentations données par elle en dehors du théâtre. Tout le monde peut être malade, même sans s’être fatigué et sans être peintre ou sculpteur. Ce qui me met en défiance sur les chroniques que nous avons lues, c’est justement le démenti donné par l'intéressée elle-même au conte qui la présentait vêtue en homme au milieu de ses tableaux et de ses statues, et se montrant pour un franc comme une bête curieuse. Je reconnais là les mêmes imaginations que pour les singes à la broche et le squelette dans le lit.
A cette heure, tout se gâterait ; Mme Sarah Bernhardt parlerait de donner sa démission ; la question deviendrait grosse d’orage. Cela est vraiment très typique. Je n’entends pas trancher la question, mais j’ai voulu exposer les faits.
Et, à présent, je le demande une fois encore à M. Albert Wolff, si les reporters, si les chroniqueurs n’avaient pas fait d’abord de Mme Sarah Bernhardt une maigre légendaire qui restera dans l'histoire ; si, plus tard, ils ne s’étaient pas occupés de son squelette et de ses singes ; si, lorsque la copie leur manquait, ils n’avaient pas bouché le trou avec un bon mot ou une indiscrétion sur elle ; s’ils n’avalent pas empli les journaux de leur étonnement goguenard chaque fois qu’elle a fait un envoi au Salon, publié un livre ou monté en ballon captif ; enfin, si, lors de ce voyage de la Comédie-Française à Londres, ils ne nous avaient pas raconté en détail jusqu’à ses maux de cœur ; M. Albert Wolff croit-il que les choses en seraient venues au point où elles en sont ?
Ce que j’ai voulu établir nettement, c’est ce que j'énonçais au début : ce n’est pas Mme Sarah Bernhardt comédienne, ce n’est pas nous artistes, romanciers, poètes, qui sommes pris de cette rage de réclame ; c’est le reportage, c’est la chronique qui, depuis cinquante ans, ont changé les conditions de la réclame, décuplé les appétits curieux du public, soulevé autour des personnalités en vue cet orchestre formidable de l’information à outrance.
Ici, j’élargis mon sujet ; à la vérité, je n’ai pris le cas de Mme Sarah Bernhardt que pour préciser des faits dont j’ai été frappé. Mon expérience personnelle m’a appris que lorsqu’un chroniqueur accuse un écrivain de chercher le bruit, il arrive que l'écrivain est un bon bourgeois, faisant tranquillement sa besogne, tandis que c’est le chroniqueur qui joue devant lui de la trompette.
Remarquez que les écrivains comme les comédiens finissent souvent par se laisser aller agréablement sur cette pente de la réclame. On s’habitue au tapage ; on a sa ration de publicité tous les matins, et l’on s’attriste quand on ne trouve plus son nom dans les journaux. Il est très possible qu'on ait gâté Mme Sarah Bernhardt comme tant d’autres, en lui donnant l'habitude de voir le monde tourner autour d’elle. Mais, dans ce cas, elle est une victime et non une coupable.
Paris a toujours eu de ces enfants gâtés qu’il comble de sucre, dont il veut connaître les moindres gestes, qu’il caresse à les faire saigner, dont il dispose pour ses plaisirs avec un despotisme d’ogre aimant la chair fraîche.
La presse à informations, le reportage, la chronique ont donné un retentissement formidable à ces caprices de Paris, voilà tout.
La question est là et pas ailleurs. Il serait vraiment cruel de s’être amusé pendant dix ans de la maigreur de Mme Sarah Bernhardt, d’avoir fait courir sur elle une légende diabolique, de s’être mêlé de toutes ses affaires privées et publiques en tranchant bruyamment les questions dont elle était seule juge, d’avoir occupé le monde de sa personne, de son talent et de ses œuvres, pour lui crier un jour : « A la fin, tu nous ennuies, tu fais trop de bruit ; tais-toi. » Eh ! taisez-vous, si cela vous fatigue de vous entendre !
Voilà ce que j’avais à dire. C’est un simple procès-verbal.
Je n’attaque pas la presse à informations, qui m’amuse et qui me donne des documents. Je crois qu’elle est une conséquence fatale de notre époque d’enquête universelle. Elle travaille, plus brutalement que nous, et en se trompant souvent, à l'évolution naturaliste.
Il faut espérer qu'un jour elle aura l’observation plus juste et l’analyse plus nette, ce qui ferait d’elle une arme d'une puissance irrésistible. En attendant, je lui demande simplement de ne pas prêter le fracas de son allure aux gens qu’elle emporte dans sa course, quitte à leur casser les reins, s’ils viennent à tomber.