La frontière franco-italienne aux temps du fascisme
Entre 1926 et 1940, alors que les relations diplomatiques se tendent entre la France et l’Italie mussolinienne, le poste-frontière de Menton devient un lieu de fascination pour la presse française. Qu’y fait-on ? Qui la traverse ? Que trouve-t-on de l’autre côté ?
A partir du milieu des années vingt, les relations franco-italiennes s’assombrissent. Benito Mussolini, parvenu au pouvoir en 1922, développe une attitude de plus en plus agressive à l’égard de la France. Principaux motifs : soif de supériorité et irrédentisme, le « Duce » considérant que l’Italie doit récupérer les terres qui sont, selon lui, « historiquement » italiennes tel l’ancien Comté de Nice et la Savoie.
La perspective d’une invasion militaire italienne se dessine et un sentiment d’inquiétude gagne les esprits. Jusqu’alors plutôt ouverte, notamment aux nombreux migrants transalpins, et jusqu’alors plutôt perçue comme l’espace du contact entre les deux « sœurs latines », la frontière des Alpes change de nature. Si dans la région frontalière des Alpes du nord entre Modane et Bardonecchia, la tension est palpable, celle-ci est encore plus perceptible sur la frontière littorale, entre Menton et Vintimille, située au débouché de la vallée elle aussi frontalière de la Roya.
Point névralgique de tous les dangers mais aussi de tous les fantasmes, le poste frontière du pont Saint-Louis, fixé en contrebas d’un vallon escarpé depuis le rattachement du Comté de Nice à la France suscite l’attention passionnée de la presse dans une ambiance magnétique.
Plantons le décor : Menton est une superbe station de la Côte d’Azur aux multiples attraits, largement prisée pour son calme, ses jardins, ses plages superbes et son magnifique panorama. Le tourisme de luxe s’y est développé à l’instar de Cannes, Nice ou de la Principauté de Monaco comme en témoigne Le Figaro en août 1934 photographies à l’appui : « Décor grandiose… Féeries de lumière ».
Mais Menton est aussi une ville-frontière : à l’est de la cité des oranges et des citrons, dans le quartier de Garavan, au bout d’une majestueuse et large avenue en bord de mer, une ligne de séparation entre France et Italie vient perturber l’harmonie des lieux. Et l’impressionnant massif rocheux qui la caractérise sur bien des images est surnommé « pas de la mort » en raison du danger qu’il représente pour les migrants clandestins tentant de contourner les douanes et qui parfois, égarés, chutent mortellement du haut des falaises.
C’est donc bien un contraste entre l’extrême élégance du lieu et sa dimension frontalière, devenue martiale à l’époque fasciste, qui a suscité l’attraction médiatique. Lorsque Benito Mussolini accentue sa pression sur la frontière après avoir révélé ses ambitions au milieu des années vingt, la presse garde un œil très attentif aux diverses allées et venues entre Menton et Vintimille mais aussi à ce que l’on nomme alors des « incidents de frontière », n’hésitant pas à dépêcher des reporters sur place contribuant à la forte médiatisation du lieu.
Un « incident de frontière » : violences anti-françaises à Vintimille (novembre 1926)
Dans le contexte d’attentats manqués contre le Duce en 1925-26 et d’une large francophobie exprimée de l’autre côté des Alpes, la tension s’accroit entre France et Italie. En conséquence, la frontière est le théâtre d’un incident largement commenté dans l’opinion tant locale que nationale. Les faits se déroulent à Vintimille dont la gare jouit du statut de « gare internationale » depuis la signature d’un traité en 1882 (présence française en territoire italien à l’équivalent de Modane, présence italienne en territoire français). Ainsi, tout au bout de la ligne Paris-Lyon-Méditerranée notamment, la gare de Vintimille est bien située de l’autre côté de la frontière.
Le 2 novembre 1926, des incidents surviennent aux abords de cette gare. Des miliciens fascistes venus de Gênes pour « renforcer la surveillance de la frontière avec la France » prennent d’assaut le dortoir des cheminots français sous prétexte que, pendant l’exécution de l’hymne fasciste devant plusieurs milliers de personnes sur la place aux abords de la gare, trois cheminots apparus au balcon de leur logement n’ont pas daigné se découvrir.
En réponse à ce qui est perçu comme une provocation, une cinquantaine de « chemises noires » escaladent les grilles de la gare : dans l’excitation les dortoirs sont envahis et les locaux mis à sac. Une quinzaine de cheminots sont ainsi fouillés, chacun étant sommé de sortir à coups de pieds et de poings. Par ailleurs, le même jour, un militant fasciste fait irruption dans le consulat français de Vintimille proférant insultes et menaces sans aller plus loin.
Il n’en faut pas plus pour que ces incidents suscitent l’émotion en haut lieu, du côté français, malgré les excuses officielles des autorités italiennes et du Duce en personne. La sécurité des cheminots français jouissant d’un statut d’extraterritorialité de l’autre côté de la frontière semble en danger et la frontière est en émoi : des manifestations se déroulent de l’autre côté dans les jours qui suivent à Menton, Beausoleil et même à Nice. Dans ces villes où les migrants transalpins sont si nombreux à travailler et à vivre, entre sympathies et aversion pour le régime mussolinien, cette hostilité est source de tensions.
Depuis Paris, Le Quotidien se lance alors dans une vaste enquête sur les Italiens à Nice sous la plume du reporter Louis Roubaud (1884-1941). Cette affaire s’inscrit en outre dans le contexte de l’affaire Ricciotti Garibaldi junior (1881-1951), ex-colonel des Légions garibaldienne et petit-fils de Giuseppe Garibaldi, antifasciste affiché mais convaincu à Nice le 4 novembre d’espionnage au profit du pouvoir mussolinien. Cette affaire enflamme toute la presse française qui s’attache aux va-et-vient transfrontaliers.
En 1932, à la Une de La Liberté, un article intitulé « La garde des frontières, il faut parer à une attaque brusquée » et signé Louis d’Orignac, brandit la menace de manœuvre militaire italienne sur la frontière. Il est vrai que depuis quelques années, la construction de la ligne Maginot, commencée en 1928 par des ouvrages situés dans les Alpes-Maritimes (le premier étant le fort de Rimplas) apporte une réponse à cette peur de l’invasion.
Entre 1926 et 1940, au quotidien, les incidents sur cette frontière, forment ainsi un véritable feuilleton. En 1937, un douanier français accusé de distribuer des tracts antifascistes à Menton est pris à partie au poste frontière par le commissaire italien ; en 1939, un groupe de jeunes fascistes énervés se rend devant l’école française en poussant des cris injurieux, menaçant d’envahir l’établissement. La femme d’un fonctionnaire français qui passait par là est molestée.
Migrants et réfugiés
Pendant l’entre-deux guerres, le poste Saint-Louis est le lieu de toutes les traversées dans le sens Italie-France. En effet, la migration de travail des Transalpins vers la France emprunte largement cette voie, en parallèle de celle des Alpes du nord à Modane. Qu’elle soit officielle ou clandestine, la traversée de ce massif frontalier est un écueil pour le migrant.
Tracasseries administratives pour ceux qui s’engagent dans la voie officielle, danger de mort pour les clandestins car l’histoire nous indique que lorsque cette frontière est franchie par la voie terrestre au mépris des autorités, le danger n’est jamais très loin : nombreux sont les drames humains survenus à la suite d’entreprises de passages clandestins. Le « pas de la mort » au-dessus du poste frontière n’a pas usurpé son nom : dans cette zone accidentée, plusieurs tentatives de franchissement se sont soldées par des accidents mortels au fil du temps. Pendant cette période, les arrivées toujours massives suscitent bien des réprobations, au point de remettre sur le devant de la scène le mythe de l’invasion italienne.
Ainsi, en juillet 1930, l’écrivain et envoyé spécial à Menton pour L’Œuvre Pierre Benard s’inquiète d’une immigration italienne qui s’apparente selon lui à une « infiltration ». Le journaliste comptabilise 800 entrées mensuelles officielles par le poste Saint-Louis, mais évoque aussi des passages clandestins rocambolesques cette fois-ci par la mer :
« Ici, l’autre jour, ceux qui étaient attablés dans un petit café près de la frontière virent sortir de l’eau un baigneur qu’ils n’avaient pas vu y entrer. L’homme s’avança vers eux, un peu grelottant et très poliment leur demanda le chemin du commissariat.
Il était professeur en Italie. Il n’avait jamais été fasciste. Alors il a voulu s’expatrier. Il avait effectué démarches sur démarches pour obtenir son passeport. On le lui avait toujours refusé.
Alors, un beau matin, il s’était décidé. Débarqué à Vintimille, il s’était promené comme un touriste heureux de prendre l’air. Puis, à l’heure du bain, il avait enfilé son maillot. Et comme un bon nageur qui exerce ses muscles, il avait gagné le large. Soudain il avait piqué vers la côte française. Deux heures et demie après, il posait le pied sur le territoire de Menton. »
A travers cette anecdote, Pierre Benard stigmatise ce flux continu de Transalpins à travers la frontière, tant ceux qui ont des papiers en règles que ceux arrivant en terre français par des chemins de traverse. Le danger pointé relève du fait que ces jeunes hommes seraient une possible menace sur la France. Quelle menace ? Révolutionnaire si ces migrants sont de réels « fuorusciti », antifasciste soucieux de fédérer une opposition contre le Duce depuis la France ; mais aussi fasciste, si ces migrants devaient se révéler des partisans du régime plus ou moins déguisés :
« Et nous n’entendons pas parler des facilités de ‘renseignements’ que possède le gouvernement italien grâce à ses noyaux de travailleurs étagés tout le long de la frontière.
D’Annemasse à Menton, me déclarait un fonctionnaire, il n’y a pas un millimètre de terrain qui ne soit connu des Italiens. »
La situation se complique à partir de 1938 avec la mise en place des lois raciales en Italie. Les réfugiés juifs d’Europe centrale et de l’est se voient contraints de quitter le territoire : une bonne partie tente de venir en France par Vintimille et Menton. En mars 1939, sous la pression – et parfois la complicité – des autorités italiennes mais aussi grâce à l’aide d’organisations juives comme le Comité de Gênes, soucieuses du salut de leurs coreligionnaires, des milliers de déracinés tentent de franchir la frontière.
Mais la France, qui vit une situation de crise et qui cherche à maîtriser les flux migratoires coûte que coûte, n’entend pas accueillir ces réfugiés. Un décret-loi du gouvernement Daladier datant du 9 août 1938 avait instauré, sous l’autorité du préfet, un « comité de surveillance de la frontière » chargé de veiller à l’étanchéité du secteur des Alpes-Maritimes. Ainsi, le passage terrestre devenu plus difficile parce que davantage contrôlé, certains réfugiés optent pour un franchissement par la voie maritime dans de petits navires fournis par des passeurs, dont la plupart sont des pêcheurs du coin peu scrupuleux. Les habitants de Menton, Roquebrune-Cap Martin, Eze ou de Beaulieu voient s’échouer sur leurs plages au petit matin ces embarcations de migrants juifs européens parties nuitamment de San Remo ou de Vintimille.
Ce triste spectacle suscite une double émotion : de la compassion face aux drames humains mais aussi et surtout une vive inquiétude sur les insuffisances en matière de surveillance des frontières et les risques que cela peut engendrer en temps de guerre. Par exemple dans Le Matin du 10 juin 1939, on apprend que deux pêcheurs mentonnais acheminaient des étrangers vers la France avec la complicité de chauffeurs automobiles. Le mois suivant, en juillet, des coups de feu sont tirés sur des clandestins. Souvent dans ses commentaires, la presse fait un amalgame entre migrants italiens et Juifs étrangers fuyant l’Italie : dans les deux cas, ce sont des figures qui questionnent directement le passage de la frontière.
Contrebande et trafics
Si les hommes, femmes et enfants traversent la frontière, les marchandises aussi. Des situations frauduleuses sont régulièrement constatées au Pont Saint-Louis. Plus tard, en 1964, une fameuse scène du film Le Corniaud de Gérard Oury avec Bourvil et Louis de Funès met en scène à cet endroit même une situation de fouille d’une automobile de luxe par les douaniers afin de trouver un diamant volé. Ces scènes existent déjà dans les années trente. Attentifs et déterminés, les douaniers tentent de déjouer les trafics en tout genre. Ainsi, en février 1937, une affaire de trafic d’armes émeut la presse.
Colonel en retraite, Philippe Fournier, la quarantaine, représentant en soieries et domicilié à Nice se présente au pont Saint-Louis au volant de sa Torpedo en provenance d’Italie. Un brigadier des douanes, qui avait constaté ses fréquents passages, arrête l’automobile et ordonne sa fouille. On découvre alors sous le carter et les fauteuils un véritable arsenal : deux mitraillettes, deux carabines de guerre, dix-neuf révolvers, plus de mille cartouches et des chargeurs.
Interrogé par le commissaire spécial de Menton (poste de police placé spécifiquement sur la frontière), Philippe Fournier affirme exercer le commerce des armes, travaillant pour son compte. Mais une enquête plus poussée révèle que cet ancien président de la section niçoise de la ligue d’extrême droite des Croix-de-feu, exclu par son leader le colonel De La Rocque quelques mois plus tôt, est devenu membre du Parti populaire français (PPF) organisation populiste et fascisante fondée par Jacques Doriot.
« Le colonel en retraite introduisait des armes entre l’Italien et la France » titre Le Petit Journal.
Les journaux informent que Pierre Fournier se livrait à ce trafic depuis plusieurs mois, comptabilisant une vingtaine d’allers-retours à travers la frontière en quelques semaines – ce que révèle le registre des douanes, qui note l’immatriculation de chaque véhicule franchissant le pont Saint-Louis. Face à ce type d’information, l’inquiétude grandit et l’on suppute sur la finalité politique de ce type de contrebande.
Ainsi Le Petit Journal parvient à recueillir le témoignage de Julien Massonni, le douanier qui a confondu Pierre Fournier :
« J’ai vu arriver une puissante voiture et j’ai demandé au chauffeur s’il avait quelque chose à déclarer.
‘Rien dans les mains rien dans les poches’ m’a-t-il dit en riant fortement […]
J’eus un pressentiment et, en soulevant le coussin arrière de l’auto j’aperçu une arme […]. »
Pour essayer d’en savoir plus sur ces manigances laissant planer une forme de complotisme, les journaux parisiens dépêchent des reporters sur place. Ainsi, quelques semaines plus tard, en avril 1937, le quotidien du soir du Parti communiste, récemment créé et dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch, Ce soir, propose un enquête bien significative du magnétisme opérée par la frontière et le fantasme d’aller toucher de près les dangers du fascisme. Le journaliste, essayiste, scénariste et romancier Stéphane Manier (1896-1943) est envoyé sur place. Après plusieurs jours sur place, il fait état de la situation étrange voire inquiétante à la frontière et livre un long article titré : « Les mystères de Menton-Garavan, au poste-frontière du pont Saint-Louis une comédie se joue chaque jour ».
Stéphane Manier décrit avec précision la topographie du lieu :
« Ici la Méditerranée s’élargit, l’œil perd les rives derrière les monts rocailleux du Piémont. »
Puis la focale se fixe sur le poste frontière, sorte d’« espace-monde » :
« C’est par le pont Saint-Louis que les voyageurs de France vont vers l’Autriche, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, c’est la porte étroite, trop étroite qui s’ouvre sur l’Italie, l’Europe Centrale, le Proche-Orient. »
Stéphane Manier indique que « pendant les vacances de Pâques, deux mille autos particulières passent chaque jour, près de deux cents autocars et une moyenne de dix mille piétons » sont passés par là. Si les touristes français n’ont besoin que d’un sauf-conduit gratuit pour aller faire leurs courses de l’autre côté, la réciproque n’est pas vraie. Le poste est en effet embouteillé, saturé, avec des douaniers débordés condamnés à être tout à la fois soupçonneux à cause des multiples fraudes et aimables vis-à-vis des touristes, qui sont pour la plupart de riches voyageurs se présentant avec leurs automobiles cossues et leurs belles toilettes.
Aller de l’autre côté, une curiosité touristique
En décembre 1926, dans Le Carnet de la semaine, hebdomadaire mondain et satirique dirigé par le journaliste Albert Dubarry, informe ses lecteurs que le duc et la duchesse de Brabant (le prince Léopold III, futur roi des Belges en 1934, et son épouse Astrid de Suède), en villégiature sur la Côte d’Azur après leur récent mariage, ont subi quelques tracasseries à la frontière.
Pour ce couple célèbre et quelque peu glamour de jeunes mariés en voyage de noces, cela fait tâche. Au point d’émouvoir la communauté des riches hivernants. Souhaitant voyager incognito, le couple qui réside à Beaulieu avait décidé de partir en excursion vers Bordighera puis San Remo, très vantées pour leur charme. N’ayant pas pris le soin de se munir de leur passeport, ils sont arrêtés à la frontière. Si les douaniers français les saluent respectueusement, les carabiniers italiens les obligent à sortir de leur automobile de grand luxe et à se soumettre à des formalités auprès du chef de poste.
Avec une pointe d’humour, Le Carnet de la semaine précise que la duchesse en a profité pour aller acheter quelques cartes aux marchands installés là et pour écouter le chanteur populaire Luigi « qui s’accompagne lui-même avec sa guitare au milieu de la route ». Après ces minutes d’attente le couple pourra passer en Italie pour y passer quelques heures avant de revenir du côté français en fin de journée.
Ainsi, tout en conservant sa vocation de contrôle et de surveillance parfois sévère, la frontière doit aussi se parer d’atours. Car nous nous trouvons dans une région hautement touristique. D’ailleurs, de nombreuses voix s’élèvent pour demander à ce que la circulation des touristes de part et d’autre de la frontière puisse être facilitée.
En 1935, Le Petit Journal, sous la plume de René Hombourger, demande la création, à côté du bureau des douanes, d’un bureau d’informations touristiques. On aimerait aussi un côté moins martial et moins sévère des lieux :
« Il n’est écrit nulle part que les formalités douanières doivent s’accompagner de vexations de toute espèce. »
Des douaniers plus sympathiques, des lieux plus attractifs sont à promouvoir :
« Embellissons nos frontières, construisons-y des postes douaniers plus propres, plus pimpants, plantons-y des fleurs des arbres nettoyons-en les abords installons-y des panneaux-réclames pourvu qu’ils ne soient pas un pêché au mauvais goût.
A ce prix seulement, l’accès à la France, l’accès du pays le plus agréable et le plus doux retrouvera son charme et sa dignité. »
Décidément focalisé sur la frontière franco-italienne, Ce soir dépêche un autre envoyé spécial, Charles Reber pour restituer au lecteur l’ambiance des lieux en août 1937, avec un parfum d’exotisme. Il décrit l’avenue de la frontière à Garavan qui vous achemine vers le poste-frontière fatidique :
« Tout au long de la route des marchands ambulants ont dressé leur tréteaux […] deux cafés vendent des vins italiens. Inutile d’aller en Italie et de courir le risque d’y être arrêté comme un antifasciste. »
D’autant qu’en face de la douane et du bureau du commissariat spécial se profile un magasin fort bien achalandé, la galerie de la frontière :
« C’est une petite maisonnette bâtie dans le rocher et surmontée d’une terrasse.
Une âme charitable viendra vous offrir de poster votre courrier à San Remo. Vous pouvez y acheter des cartes postales en italien. Ainsi, tous vos amis de Paris seront convaincus que vous êtes en Italie en plein centre du fascisme.
Mieux encore, vous avez la possibilité de de vous procurer ici même la preuve irréfutable que vous avez bien séjourné au pays du fascio. Dans ce bazar vous avez le choix entre des centaines de bibelots, colliers italiens dont l’origine est incontestable. »
Une centaine de personnes – « peuple de badauds » – stationnent là en permanence entre le poste de douane et la galerie de la frontière. Le poste italien se trouve un peu plus loin, après le tournant : de part et d’autre, les autos arrivent sans cesse, anglaises, américaines. La description devient même pittoresque :
« Un curieux petit homme vêtu d’un maillot rouge sans manche et coiffé d’une casquette à large visière noire va et vient au milieu de la foule.
C’est l’homme le plus connu de la frontière, il s’appelle Jean Cosso et fait partie du paysage. Il n’aime pas le fascisme et les fascistes le détestent. »
Cet homme qui vend les journaux de Paris, ne peut pas aller de l’autre côté, même s’il y possède des terres. Il y a aussi un « mouchard de la frontière » qui observe toutes les allées et venues. Habillé d’un pantalon de flanelle gris et d’une chemise blanche sans manches, tête nue, c’est un Italien qui opère en territoire français, signalant aux voitures jugées suspectes que si elles passent la frontière elles auront du souci à se faire.
Pourtant, fascistes ou pas, les Italiens veulent que les touristes de la Côte d’Azur viennent jusqu’en Italie pour y dépenser leur argent. Une compagnie italienne d’autocar démarche les touristes à Nice, leur proposant de les conduire jusqu’à San Remo sans passeport. Mais certains touristes s’aventurent par eux-mêmes en automobile (pour les plus aisés) ou en train jusqu’à Vintimille, subissant un sévère contrôle à la sortie.
Charles Reber en fait l’expérience : des grilles à la sortie du train sépare Français et Italiens. Arrivé sans passeport, le journaliste sera renvoyé de l’autre côté, même si son nom ne figure pas dans le registre des suspects que les douaniers italiens alimentent et consultent en permanence.
Cette dimension martiale n’empêche pas certaines circulations culturelles transfrontalières et dans ces cas, la frontière parfois n’existe plus. Pour ne prendre qu’un seul exemple, les tournées culturelles comme celles de la Ligue Auvergnate et du Massif Central présentant leurs bourrées en avril 1930 au public niçois puis mentonnais, se prolongent au-delà de la frontière. Les bourrées sont ainsi également programmées à San Remo, où les Auvergnats sont accueillis par les autorités locales – ce qui ravit L’Auvergnat de Paris, qui fait alors peu cas du fascisme qui sévit au-delà des Alpes.
Toutefois, en août 1930, L’Ouest-Eclair s’inquiète à sa Une en faisant ce constat : les « rodomontades de Mussolini » sur la frontière franco-italienne portent un préjudice grave au tourisme. Les plages sont désertes, les villas sans locataires, les casinos ouvrent à minima et renoncent aux fête. Le quotidien de l’Ouest ironise :
« Je suis sûr que vous allez penser que cette catastrophe est le résultat du mauvais temps […] Ma réponse vous étonnera : tout le monde craint la guerre. »
Pourtant, cette crainte sera finalement fondée.
Epilogue, une frontière renversée en juin 1940, Menton annexée par l’Italie fasciste
En effet, cette séquence d’intensité frontalière lancée une quinzaine d’année plus tôt se conclut en 1940 par la « bataille de Menton » épisode de la bataille des Alpes qui se joue sur le Pont Saint-Louis où, dans les années trente, a été construit le dernier ouvrage, le plus au sud, de la ligne Maginot. Il s’agir d’un avant-poste : une petite casemate reliés aux ouvrages bien plus importants du cap Martin et de Sainte-Agnès.
Retranchés là, neufs combattants de l’unité des Bataillon alpins de forteresse (BAF) vont, entre le 14 et le 27 juin 1940, résister aux tentatives d’invasion des militaires italiens. Après cette période héroïque, la bataille est perdue. L’armée italienne traverse la frontière et s’installe à Menton où Mussolini viendra en visite le 1er juillet. La ville et seulement elle est purement et simplement annexée par l’Italie fasciste. 15 000 des 21 000 Mentonnais quittent leur ville pour se réfugiés dans le Sud-Ouest et dans le Var.
La ville s’italianise complétement jusqu’à la chute de Mussolini en septembre 1943. Un temps déplacée, la frontière sera remise en service à la fin du conflit.
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Pour en savoir plus :
Yves Kinossian (dir), Fixer et franchir la frontière. Alpes-Maritimes (1760-1947), Milan, Silvana Ed, 2017, actes du colloque de Nice 9-11 juin 2016
Yvan Gastaut, La France de Nice et du Sud-Est, quotidien niçois (1926-1930), Nice, Serre, 1995
Bernard et Raymond Cima, Michel Truttmann, Juin 1940 - La glorieuse défense du Pont Saint-Louis, Editions Cima, 1995
Journée d’études organisée par le laboratoire URMIS, La frontière franco-italienne des Alpes-Maritimes, étudier les récits de traversées, MSHS-Université Côte d’Azur, 6 décembre 2018
Enzo Barnaba et Viviana Trentin, Il paso della morte. Storie et immagini du passagio lugo la frontiera tra Italia e Francia, Modena, Infinito Edizioni, 2019
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Yvan Gastaut est historien, maître de conférences à l’UFR Staps de Nice. Il travaille notamment sur l’histoire du sport et celle de l’immigration en France aux XIXe et XXe siècles.