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1923 : doit-on commémorer la mort de Karl Marx ?

le par - modifié le 18/10/2023
le par - modifié le 18/10/2023

Dans un climat de tensions entre socialistes et communistes français, et entre Français et Allemands, la presse de gauche se retrouve gênée face à un anniversaire particulier : celui du décès du critique le plus célébré du capitalisme international. Jusqu’à l’oublier volontairement.

L’année 1923 constitue une année importante pour la gauche française, confrontée à de nombreux défis. La vague révolutionnaire partie de Petrograd en 1917 semble se terminer. Socialistes et communistes doivent redéfinir leur politique. C’est donc dans un contexte très particulier que se déroule la commémoration de l’anniversaire des 40 ans de la mort Karl Marx, le 14 mars 1923, que tous revendiquent avec fierté et honneur… Mais peut-être un peu moins qu’à d’autres époques : il faut dire que le climat est particulièrement dégradé entre la France et l’Allemagne en ce début d’année 1923.

Marx et les communistes

Sans surprise, c’est dans les journaux et revues communistes que l’on retrouve l’hommage le plus significatif au philosophe allemand. C’est l’occasion de publier des articles commémoratifs, mais aussi des textes peu connus de Marx. Le 15 mars, Le Bulletin communiste, revue du Parti communiste publie ainsi « Une page inédite de Marx », à savoir une adresse pour la direction de la Ligue des communistes en mars 1850.

Le texte en question traite des questions d’alliance, d’autonomie ouvrière et de révolution. Comment affirmer une perspective communiste ? Marx répond :

« Pendant cette lutte et après cette lutte les ouvriers doivent, à côté des revendications des démocrates bourgeois, formuler, à chaque occasion, leurs propres revendications. Ils doivent exiger des garanties pour les ouvriers, dès que les démocrates s’apprêtent à prendre le pouvoir.

Ces garanties, ils doivent les imposer, si cela est nécessaire, et obliger les démocrates à faire toutes les promesses et toutes les concessions possibles, ce qui est le meilleur moyen de les compromettre. »

L’intérêt de publier un tel texte n’est pas que documentaire : l’Internationale communiste a décidé d’impulser depuis la fin de l’année 1921 une stratégie de « Front unique ouvrier ». Prenant acte du reflux de la vague révolutionnaire – notamment l’échec de l’instauration d’un pouvoir pro-soviétique en Allemagne et en Autriche – cette stratégie vise à construire des alliances avec les socialistes sur des revendications ponctuelles pour ne pas se couper de la masse des ouvriers. Or ladite stratégie passe parfois mal chez une partie des communistes français, qui considèrent les socialistes comme des « traîtres » avec qui rien n’est possible.

En publiant ce texte pour l’anniversaire de Marx, Le Bulletin communiste vient donc rappeler opportunément que, en son temps, l’auteur du Capital défendait lui aussi des perspectives d’alliance, sans rien renier sur le fond.

Par ailleurs la dernière phrase de cette « page inédite » mérite une attention particulière :

« Les démocrates s’efforceront, ou de travailler directement à la République fédérative, ou du moins, s’ils ne peuvent pas empêcher la création d’une République une et indivisible, ils essaieront de paralyser le gouvernement central en exigeant une large autonomie pour les provinces et les districts.

A cela les ouvriers devront non seulement opposer la République une et indivisible, mais exiger également la concentration de la puissance publique dans les mains de l’État. Ils ne devront pas se laisser tromper par le bavardage démocratique sur l’autonomie régionale, etc.

Leur cri de guerre doit être : La Révolution en permanence ! »

Les alliances sont certes nécessaires, mais la perspective de la révolution reste donc à l’ordre du jour. Là encore, dans le contexte de l’année 1923 ces phrases n’ont rien d’anecdotique. Les dirigeants soviétiques commencent à se diviser sur l’avenir de l’URSS et de la révolution mondiale : Lénine, très affaibli et malade, ne peut plus intervenir qu’à la marge. Nous sommes aux prodromes du débat entre Trotsky (qui publie un texte clé fin 1923, Cours nouveau) et Staline, entre autres. Trotsky et ses partisans défendront bientôt l’idée d’une « révolution permanente » – s’appuyant sur la phrase de Marx que l’on vient de citer – contre ceux qui veulent stabiliser l’URSS (ce que Staline appellera à partir de 1924 le « socialisme dans un seul pays »).

Le lecteur du Bulletin communiste ne perçoit certainement pas tous ces enjeux à travers les extraits de Marx. Mais pour ceux qui prennent la décision de publier ce dernier, assurément les propos de 1850 font écho à des problématiques présentes qui, à cette date, font débat…

Les semaines suivantes, Le Bulletin communiste ne s’arrête pas en si bon chemin. C’est une série qui commence : on trouve encore dans la même revue, le 10 mai 1923, un article pour « L’anniversaire de Karl Marx » (cette fois de sa naissance, le 5 mai 1818). On reproduit une traduction française d’un article de Marx sur « l’indifférence en matière politique » de 1874, un article de controverse avec les courants anarchistes.

Le jeune Parti communiste connaît alors un processus de ruptures – Frossard, le premier dirigeant de la SFIC, vient de quitter le parti en janvier 1923 – et Marx est appelé à la rescousse pour aider à la clarification en cours.

La crise de la Ruhr

Mais au-delà de ces traductions et éditions de quelques textes, on ne peut pas dire que Marx occupe le devant de la scène. L’Humanité communiste ne consacre ainsi aucune Une à Marx ni article particulier à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. En cause, assurément, le contexte particulièrement tendu. Le début de l’année 1923 met à rude épreuve l’un des grands principes qu’entendent défendre ceux qui se réclament de l’œuvre de Marx : l’internationalisme.

En effet, les troupes franco-belges pénètrent dans le bassin industriel de la Ruhr en représailles au non-paiement des réparations exigées par le traité de Versailles. Cette occupation est particulièrement mal vécue et déclenche des grèves et affrontements violents. Le PCF et le KPD (Parti communiste d’Allemagne) appellent à la solidarité des prolétaires et à la fraternisation au-delà des frontières. Mais ces campagnes valeureuses ne rencontrent pas l’effet escompté. Pour beaucoup d’Allemands, il s’agit d’une occupation étrangère illégitime : il faut chasser l’occupant.

En mars, on parle bien plus de cette question que de l’anniversaire de Marx. Et ce y compris le jour J puisque le 14, on ne trouve aucune référence explicite à Marx ; on ne célèbre pas particulièrement la date de sa mort. L’actualité est trop brûlante : le socialiste Jean Longuet (pourtant petit-fils de Marx en personne et particulièrement attachés à la diffusion de ses œuvres) consacre la Une du 14 mars du Populaire à la crise de la Ruhr, Léon Blum y dénonçant les agissements du gouvernement français :

« Je sais bien et nous l’avons cent fois démontré ici, que, même envisagée d’un point de vue purement financier et pratique l’opération de la Ruhr est aussi absurde qu’elle est criminelle à d’autres égards (…).

Mais il faut, avant tout, chercher une issue à cette crise affreuse qui est en train de ruiner quelque chose de plus important encore que notre économie nationale : je veux dire la paix dans le monde ; qui est en train de coûter quelque chose de plus précieux encore que des milliards et des milliards, je veux dire des vies humaines. »

Pourtant Marx n’a pas disparu de l’horizon sur le territoire français. Un cas particulier nous le montre bien. Des références plus appuyées à Karl Marx se retrouvent dans Der Republikaner, « Le Républicain du Haut-Rhin » publié à « Mühlhausen », soit Mulhouse. L’Alsace a été annexée par l’Allemagne en 1870 et la France a repris ce territoire à l’issue de la guerre 1914-1918. Pendant plusieurs décennies, Strasbourg et Mulhouse ont été des villes allemandes, ce qui a occasionné de nombreux débats dans le mouvement ouvrier sur l’appartenance « nationale » de l’Alsace : française ou allemande ? Ou bien autonome voire indépendante ?

Toujours est-il que la langue allemande est de fait véhiculaire pour de nombreux militants sur le territoire alsacien. « Was uns Karl Marx ist » (« Ce que représente Karl Marx pour nous ») fait la Une le 14 mars 1923. Pour les « quarante ans du maître » on reproduit notamment en gras un extrait d’un article de Karl Kautsky  qui fait l’apologie de l’auteur du Capital :

« So war Karl Marx der vollendete Typus eines Kämpfers und Denkers, ein Ideal der Mannhaftigkeit im besten Sinnes des Wortes – welcher Sinn freilich einschliesst, dass zu den besten Männern unter uns heute die Frauen ein erhebliches Kontingent liefern.

Studieren wir nicht nur seine Werke, sondern auch sein Leben, eifern wir ihm nach und wir werden das Beste Leisten, was uns mit unseren Kräften zu leisten vergönnt ist. »

C’est-à-dire :

« Karl Marx était le prototype parfait du combattant et du penseur, représentant un idéal viril au sens le plus noble du terme – une ‘virilité’ qui implique bien sûr désormais les femmes, qui fournissent aujourd'hui un contingent considérable à notre cause.

Étudions non seulement ses œuvres, mais aussi sa trajectoire. Imitons-le et nous ferons le mieux que nous pourrons faire avec nos forces. »

Le fait que l’on se réfère à Karl Kautsky (1854-1938) n’a rien d’anecdotique. En « France » (entendons ici celle d’avant 1914, donc sans l’Alsace et la Moselle) Kautsky n’est pas très connu. Les militants les plus aguerris connaissent certes celui que l’on surnomme le « pape du marxisme », qui fut le secrétaire d’Engels puis le principal penseur du SPD (la social-démocratie allemande, le plus important parti ouvrier d’Europe). En « Allemagne » en revanche (donc avant 1914 en intégrant Metz, Mulhouse, Strasbourg), les dirigeants « nationaux » connus étaient Allemands, comme Kautsky. Qu’il reste des traces de cet héritage en 1923 est ici particulièrement clair, et significatif : on n’imagine mal un journal socialiste parisien rendre un hommage aussi net et vibrant à Marx avec un article de Kautsky…

Et malgré la discrétion de la commémoration, le nom de Karl Marx, sans être omniprésent, est bien dans l’air. Il reste irréductiblement associé aux socialistes et communistes. Les républicains radicaux (le centre-gauche de l’époque) sont nombreux à être hostiles à Marx et à l’idéologie « collectiviste ». Lisons par exemple Paul Bazart le 8 mai 1923 dans Le Progrès de la Côte-d’Or, « journal républicain quotidien » dont il est le rédacteur en chef :

« Dans un régime à base de propriété privée – et conforme aux traditions individualistes de la Révolution française – ce qui est ‘social’ a toutes chances d’apparaître comme ‘antisocial’ aux disciples de Karl Marx, à ces partisans – marque S.F.I.O. ou marque S.F.I.C. – de la transformation de la société actuelle en société communiste (…).

Tous les marxistes, autrement dit tous nos socialistes, sont partisans de l’abolition, par un effort plus ou moins violent, de toute propriété privée. »

La conclusion ne souffre d’aucune ambiguïté : entre les républicains et les marxistes, « les deux conceptions sont totalement irréconciliables dans l’état actuel des problèmes et des esprits ».

Comment expliquer un tel acharnement ? Cette agressivité reflète les divisions au sein des radicaux (alors le grand parti pivot, autour duquel s’organisent les coalitions gouvernementales) : peut-on envisager – ou non – une alliance avec les socialistes, qui conservent en effet une forte référence à Marx ?

L’année suivante, radicaux et socialistes se retrouveront ensemble dans une coalition gouvernementale (certes éphémère), le Cartel des gauches. Celui-ci ne restera guère dans les mémoires, mais sera à l’origine d’un acte symbolique fort : la panthéonisation de Jaurès. Soit d’un socialiste républicain qui n’hésitait pas à se référer au « collectivisme » !

De 1923 à 1953, une commémoration impossible ?

Si l’anniversaire de la mort de Marx est relativement éclipsé par la crise de la Ruhr, dix ans plus tard la commémoration sera encore plus tragique : mars 1933, moins de deux mois après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Dans un tout autre contexte, en mars 1953, les soixante-dix ans de sa mort – préparés minutieusement par les Partis communistes, notamment ceux au pouvoir à l’Est – passeront inaperçus, ou presque, dans la presse internationale. C’est le moment où L’Humanité du 6 mars 1953 titre :

« Deuil pour tous les peuples qui expriment, dans le recueillement, leur immense amour pour le grand Staline. »

Une semaine plus tard, Marx ne pouvait guère « rivaliser » avec l’événement du moment : le séisme que représente la mort du chef suprême de l’URSS.

Bref, de 1923 à 1953 on ne peut que constater une succession d’anniversaires manqués à des moments clés de l’histoire, où il était pour le moins difficile d’évoquer le célèbre philosophe de Trêves.

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Pour en savoir plus :

Jean-Numa Ducange, La République ensanglantée. Aux sources du nazisme, Armand Collin, 2023

« Marx en France »,  exposition à voir au Musée de l’histoire vivante de Montreuil jusqu’au 31 décembre 2023