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1904 : l'affaire Thalamas déchaîne l'extrême droite

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

Fin 1904, l'historien Amédée Thalamas est accusé par les milieux nationalistes d'avoir « insulté » Jeanne d'Arc. En plein débat sur la laïcité de l'enseignement, l'affaire va déchaîner les passions, mobilisant Clemenceau, Jaurès, Léon Daudet, Maurice Barrès et les Camelots du Roi.

« L'incident » du lycée Condorcet

Tout commence par un banal cours d'histoire, donné aux élèves de seconde du lycée Condorcet (à Paris), en novembre 1904, par le professeur Amédée Thalamas. Ce jour-là, la leçon porte sur Jeanne d'Arc, à laquelle Thalamas a consacré un livre, Jeanne d'Arc, l'histoire et la légende. Mais la façon dont il évoque la Pucelle d'Orléans va franchir les murs du lycée... et causer un scandale d'ampleur nationale.

 

Le 16 novembre, La Petite République explique dans un article intitulé « L'incident de Condorcet » qu'un député nationaliste et monarchiste, Georges Berry, dont le fils assistait au cours de Thalamas, a publiquement dénoncé les propos qu'aurait tenus le professeur d'histoire.

« Il parait : 1° Que M. Thalamas, en pleine classe, aurait qualifié Jeanne d’Arc de fille, ayant été la maîtresse de tous les capitaines de son armée. Il aurait ajouté que Jeanne d’Arc n’était pas à Orléans quand les Anglais levèrent le siège de cette ville, et qu'on a bien fait de la condamner au bûcher !

 

2° M. Thalamas, professeur d’histoire à Condorcet, fut déporté après la Commune. Cette dernière affirmation émane du journal la Patrie. »

Jeanne d'Arc, personnage hautement symbolique de l'histoire française, aurait donc été insultée : l'indignation, dans les milieux nationalistes, est immense. Mais La Petite République ajoute qu'après enquête, Thalamas n'aurait en réalité pas tenu les propos que Berry lui fait tenir :

« C'est alors que M Thalamas mit en garde son jeune auditoire contre la conception sentimentale des faits ; il leur démontra que la légende de Jeanne d’Arc, soumise à la critique historique, se modifie considérablement.

 

Jeanne d'Arc joua un rôle plutôt effaré, à Orléans, et son procès, qui nous indigne à juste titre, fut pourtant pour les gens de l’époque, de mentalité catholique, une chose légale, contre laquelle nul ne songea à protester. Et c’est tout. »

De plus, comme l'indique le journal, Thalamas n'a pas été communard, puisqu'il était âgé de trois ans en 1871.

 

Mais trop tard : l'affaire s'est déjà emballée. Elle va bientôt cristalliser toutes les tensions qui agitent la France, alors en plein débat sur la laïcité dans l'enseignement, quelques mois avant la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Elle va surtout offrir un prétexte idéal pour permettre aux républicains d'un côté, aux nationalistes et monarchistes de l'autre, de se dresser les uns contre les autres.

 

Le XIXe siècle analyse ainsi la situation :

« M. Thalamas n'est d'ailleurs nullement étonné des attaques dirigées contre lui. Il a commis deux crimes que les nationalistes pardonnent difficilement : le premier, d'avoir réprouvé tous les actes d'hostilité religieuse entre ses élèves ; le second, d'avoir présenté au Congrès d'Amiens un rapport sur la morale laïque, où il affirmait qu'on devait enseigner la morale sans y mêler l'idée de Dieu.

 

Pensez donc : prêcher la tolérance et la laïcité de l'enseignement ! Est-ce là une façon d'enseigner l'histoire ? […] Mais ce qui fait surtout rugir M. Berry, c'est que M. Thalamas aurait appelé Napoléon le Grand Toqué ! Cela vaut bien une interpellation à grand renfort d'éloquence et de gestes indignés ! »

Amédée Thalamas, en 1914 - source : Le Miroir-WikiCommons

Fin novembre, une manifestation nationaliste « en faveur de Jeanne d'Arc » a lieu à Paris, avec à sa tête le poète François Coppée, alors fameux. L'Union nationale raconte :

« Les jeunes étudiants portent une magnifique couronne de roses blanches, nouées par un large ruban tricolore. Arrivé devant la statue de Jeanne d’Arc, le spectacle est vraiment imposant. Des milliers et des milliers de têtes se découvrent respectueusement. Des femmes battent des mains et lancent d’une voix claire des : « Vive Jeanne d’Arc ! »

 

Puis un silence s’établit. M.François Coppée monte sur le socle de la statue et y suspend la couronne de fleurs. Alors c’est du délire. Un frisson de patriotisme secoue cette multitude d’hommes, de femmes et de jeunes gens, qui s’étend à droite et à gauche jusqu’à l’extrémité du pont Royal. »

Sous la pression des nationalistes, le ministre Chaumié donne un blâme à Amédée Thalamas et le fait muter au lycée Charlemagne, ce qui réactive la polémique. Dans un long édito paru dans L'Aurore, Georges Clemenceau s'insurge contre cette ingérence « antirépublicaine » :

« La vérité trop claire est que de reculade en reculade, on en est arrivé à avoir peur de tout et à se mettre en déroute devant toute offensive antirépublicaine. Le lâcher-pied est devenu le mot d'ordre universel. Voilà toute l'administration universitaire, avec son grand chef, en débandade à l'aspect d'une simili-levée de boucliers dans la classe d'un lycée.

 

Où s'arrêtera-t-on ? On déplace M. Thalamas pour n'avoir pas de conflit avec trois collégiens. Et l'on livre ainsi du coup toute l'Université à la merci de ses pires ennemis, qui sont les ennemis de la République d'abord [...].

 

Il n'y a plus de sécurité pour les professeurs, puisqu'il est établi désormais qu'ils ne seront pas défendus. Ou plutôt il n'y a de sécurité pour eux que dans la protection de l’Église, l’État républicain se refusant à remplir son devoir. »

L'affaire devient encore plus critique lorsque L'Humanité publie un échange d'amabilités entre le fondateur de la Ligue des Patriotes Paul Déroulède, antithalamiste farouche, et Jean Jaurès, soutien sans faille du professeur déplacé. Déroulède écrit à Jaurès :

« Je tiens Jeanne d'Arc pour la plus sublime héroïne de toute notre héroïque histoire, François Coppée et ses jeunes protestataires pour des patriotes d'autant plus nécessaires à la patrie que vos disciples et vous lui êtes plus funestes, et je vous tiens, vous, monsieur Jaurès, pour le plus odieux pervertisseur de consciences qui ait jamais fait, en France, le jeu de l'étranger, sans avoir su, même par là, vous concilier, ni l'estime ni la sympathie de ces frères allemands, en faveur desquels vous vous évertuez a nous faire renier nos frères de l'Alsace et de la Lorraine. »

Jaurès lui répond :

« Je n'ai point à discuter votre conception du patriotisme ; il vous plaît de retrancher de la conscience nationale ceux qui veulent que la France rétablisse sa vraie grandeur en travaillant à l'avènement de la démocratie, de la liberté, de la justice sociale et de la paix dans le monde. C'est tant pis pour vous.

 

Mais je ne puis accepter le ton et la forme de votre dépêche et je prie deux de mes amis, MM. Gabriel Deville et Augagneur, députés, de vous demander la réparation qui m'est due. [...] Je vous prie d'indiquer à MM. Gabriel Deville et Augagneur avec quels de vos amis ils doivent se mettre en rapport. »

Un duel, très médiatisé, a lieu entre les deux hommes à la frontière espagnole, Déroulède se trouvant alors exilé en Espagne. L'affrontement se solde heureusement par un échange de deux balles, sans résultat.

 

L'affaire Thalamas retombe peu à peu... avant d'exploser à nouveau quatre ans plus tard, lorsque le professeur au centre de la polémique est nommé dans le temple de l'enseignement supérieur français, à la Sorbonne.

Une du Petit Journal, supplément illustré, 18 décembre 1904 - source : RetroNews-BnF

Thalamas face aux Camelots du Roi

Les Camelots du Roi, union de sympathisants royalistes, vont décider d'interrompre chaque cours donné par le professeur honni. Ces militants affiliés à l'Action française envahissent l'amphithéâtre Michelet lors du premier cours, le 2 décembre 1908, allant jusqu'à violenter Thalamas. La Gazette nationale, journal nationaliste, se félicite de ce coup d'éclat :

« L'assistance était houleuse. On frappait avec les cannes sur le parquet, et on se préparait à faire au franc-maçon une réception de Grenoble. Seuls, aux premiers bancs, quelques étudiants étrangers, accompagnés d’une demi-douzaine de Juifs, restaient tranquilles. A cinq heures, l’appariteur apporte le traditionnel plateau avec le verre d’eau sucrée. Et M. Thalamas fait son entrée […]. Des projectiles divers, des œufs qui ne sont pas de la première fraîcheur, des boulettes de terre glaise à modeler, s’abattent sur le tableau [...].

 

A ce moment, un jeune homme, — c’est notre ami M. Maxime Real del Sarte — qui avait eu le courage de se placer au beau milieu de l’escouade des dreyfusards, escalade la chaire, prend la tête de Thalamas sous son bras, et lui administre une paire de gifles bien appliquées. Les dreyfusards s’élancent sur la chaire pour dégager M. Thalamas. Mais les étudiants interviennent, et infligent aux Juifs et aux étrangers une correction dont ils se souviendront longtemps. On ne les y reprendra plus, à se frotter aux Français. »

Léon Daudet, dans L'Action française, se dit lui aussi satisfait :

« Nos amis ne trouvèrent comme opposition à leur admirable colère que les glapissements d'une cinquantaine de métèques et de tout autant de gaillards de la Sûreté, groupés autour du putois Thalamas. »

Tout comme Maurice Barrès qui, sans approuver directement le violent chahut provoqué par les Camelots du Roi, écrit dans L’Écho de Paris :

« M. Thalamas demeure l'homme qui a insulté Jeanne d'Arc. Dans ces circonstances, personne ne peut comprendre que le gouvernement, qui a fermé à M. Brunetière l'entrée du Collège de France, permette à M. Thalamas d'enseigner à la Sorbonne. »

Les manifestations d'hostilité à Thalamas vont se poursuivre. Les 9 et 16 décembre, la Sorbonne est en état de siège : des affrontements ont lieu, la police procède à des arrestations.

 

Plusieurs milliers de personnes manifestent leur soutien dans le quartier Maubert (parmi les jeunes antithalamistes, un certain Georges Bernanos, alors inconnu, qui fera à cette occasion un bref séjour à la prison de la Santé).

 

Le 23 décembre, Maurice Pujo, fondateur des Camelots du Roi et futur directeur de L'Action française, donne dans l'amphithéâtre Guizot un cours sauvage sur Jeanne d'Arc visant à la réhabiliter, avant d'être expulsé par la police.

 

Le 6 janvier 1909, une explosion a lieu dans la rue, près du lieu de rassemblement des manifestants. Le 10 février, le ministère de la Justice est envahi par les nationalistes : soixante manifestants sont arrêtés.

Maurice Pujo, 1919 - source : Gallica-BnF

Enfin, le 17, Pujo et ses amis royalistes administrent, en pleine Sorbonne, une « fessée » à Thalamas. Sa femme, présente, est elle aussi victime de coups :

« Cachés depuis le matin, à onze heures, sous l'amphithéâtre même, trente ou quarante royalistes, M. Maurice Pujo en tête, forcèrent la porte donnant accès dans l'hémicycle et se précipitèrent sur le profes eur aux cris de « À bas Thalamas !... Vive Jeanne d’Arc ! »

 

Les auditeurs du cours se précipitèrent au-devant des envahisseurs, qui déjà menaçaient le professeur en brandissant des chaises, et une violente bagarre éclata. Les coups pleuvaient dru comme grêle. M. Thalamas, ainsi que Mme Thalamas qui se trouvait à ses côtés, reçurent un certain nombre de horions. »

Fin février, Pujo et ses amis passent devant la 11e chambre correctionnelle pour être jugés :

« M. Pujo s’explique le premier :

 

Je nie toute violence et voie de fait personnelles sur M. Thalamas. Je dirai simplement que si je n’ai exercé aucune violence, je reconnais et proclame le premier que, dans cette affaire, je suis le plus coupable. C’est moi qui ai organisé l’expédition qui s'est terminée par la fessée de M. Thalamas (hilarité). Je vous dirai même que mes camarades ici présents ignoraient où je les menais. Je revendique donc toute la responsabilité de ce nouvel acte de notre défense de Jeanne d’Arc.

 

Les autres accusés ne sont pas moins crânes.

 

M. Martin. – J’ai frappé M. Thalamas et je m’en honore.

 

M. d’Auvergne. – J’ai pris part à la manifestation, mais n’ai pas frappé M. Thalamas. Je suis monté sur l’estrade, cependant ; il fallait bien expulser ce Thalamas, dont la vue m’écœurait et m’indignait. Que voulez-vous ! On ne montre pas pareil individu en pareille place. »

Sur intervention du député Jules Delahaye, et dans le souci d'apaiser la polémique, Clemenceau fera, alors président du Conseil, fera libérer les détenus de la prison de la Santé.

 

L'affaire Thalamas aura marqué le premier acte de la mythification de Jeanne d'Arc par la droite nationaliste, dont elle constitue toujours aujourd'hui l'un des emblèmes les plus chers.