La crise de Fachoda en 1898 : choc des impérialismes français et anglais
En 1898, les empires coloniaux français et britannique se disputent la ville de Fachoda, au Soudan. La France finira par céder, mais l'incident diplomatique déchaîne l'opinion publique, dans un contexte de nationalisme exacerbé par l'affaire Dreyfus.
L'épisode manqua de provoquer un conflit armé entre la France et l'Angleterre. C'est à Fachoda, dans l'actuel Soudan du Sud, qu'eut lieu le 19 septembre 1898 la rencontre très délicate entre la mission Marchand, envoyée par la France, et l'armée anglo-égyptienne dirigée par Lord Kitchener.
Fachoda, située à 650 km au sud de Khartoum, sur le Haut Nil, est alors un emplacement d'un grand intérêt stratégique pour les deux puissances coloniales, à un moment où le dépeçage de l'Afrique entre pays européens est quasiment achevé : le contrôler, c'est contrôler cette région du Soudan.
En outre, les Français rêvent de relier par chemin de fer Dakar à Djibouti, tandis que les Britanniques veulent faire la même chose du Caire au Cap. Fachoda est au croisement de ces deux axes.
Jean-Baptiste Marchand et ses 250 tirailleurs sénagalais étaient à Fachoda depuis trois mois lorsque l'armée de 20 000 hommes menée par Kitchener fit irruption. Les Français sont sommés de reculer, mais Marchand a ordre de rester. Les deux hommes vont s'en remettre à leurs chancelleries respectives.
En France, alors que l'affaire Dreyfus, qui déchire le pays, a violemment ébranlé l'autorité de l'institution militare, l'opinion se déchaîne à propos de la situation à Fachoda. La Croix, journal catholique et conservateur, écrit ainsi le 12 octobre :
« Nos chers voisins d’Angleterre nous sachant mal pris avec Dreyfus, la grève, la Chambre et le ministère, en profitent pour se donner, à propos de Fachoda, une attitude absolument impertinente. "Souple avec les forts, arrogant vis-à-vis des faibles : Honni soit qui mal y pense." C’est la devise fructueuse que le protestantisme a acclimatée en Angleterre.
Or, nous sommes faibles en ce moment de crise. Donc, l’Angleterre, après avoir (par la complicité de M. de Freycinet) envahi la riche Egypte, en promettant de ne pas y toucher, nous traite en ce moment de brigands pour avoir occupé Fachoda qui n’appartenait à personne [...].
Si on laisse l’Egypte aux mains de l’Angleterre, il faut que nous lui cédions aussi Bourbon, Madagascar, Pondichéry, la Cochinchine, l’Annam, le Tonkin et notre part éventuelle de la Chine, en un mot l’empire du monde. A quoi bon armer, défendre, orner avec des canaux, des chemins de fer, des palais les colonies qui, en cas de différend, tomberaient sans combat, comme des fruits mûrs, au panier de l’Angleterre ? »
Dans le quotidien antirépublicain Le Soleil, on évoque même, le 22 octobre, la menace d'une guerre entre les deux puissances :
« Nous ne souhaitons pas la guerre, et nous regarderions comme des criminels ou des inconscients ceux qui accepteraient d’un cœur léger une guerre entre la France et l’Angleterre, deux nations qui, sans être animées du même esprit et tout en se servant de procédés différents, n’en ont pas moins toujours marché à la tête de la civilisation et qui sont moralement les deux plus grands peuples qu’il y ait dans le monde.
Une guerre entre la France et l’Angleterre pour clore le dix-neuvième siècle ! Nous estimons qu’on doit faire tout pour éviter une pareille calamité, tout... excepté l’impossible.
Mais vouloir nous imposer une humiliation en nous mettant purement et simplement en demeure d’évacuer Fachoda, occupé par huit officiers français et cent vingt tirailleurs soudanais qui ont planté le drapeau tricolore dans cette bourgade de la vallée du Nil, après cette merveilleuse traversée du continent noir, ce serait nous demander l’impossible ; et la fierté française n’accepterait pas cela : il faut qu’on le sache bien de l'autre côté de la Manche. »
Dans le très sérieux Le Temps, comme dans la plupart des autres journaux, la situation est longuement évoquée à la lueur d'un rapport de la main de Lord Kitchener :
« Après les avoir complimentés sur leur long et difficile voyage, le sirdar informa Marchand qu’il était autorisé à lui déclarer que la présence des Français à Fachoda et dans la vallée du Nil était regardée comme une violation directe des droits de l’Egypte et de la Grande-Bretagne, et que, d’après ses instructions, il devait protester dans les termes les plus énergiques contre l’occupation de Fachoda et le déploiement du drapeau français dans les Etats du khédive.
Marchand répondit qu’en sa qualité de soldat il devait obéir aux ordres reçus : les instructions de son gouvernement d’occuper le Bahr-el-Ghazal et la province de Fachoda étaient précises, et, les ayant remplies, il devait attendre les ordres de son gouvernement pour toute action et pour tout mouvement ultérieurs [...].
Je lui dis qu’il fallait qu’il sût bien que les forces anglo-égyptiennes à ma disposition étaient beaucoup plus fortes que les siennes ; mais, en même temps, je lui déclarai que je n’avais nullement l’intention de créer une situation pouvant conduire à des hostilités. Je le priai de réfléchir attentivement avant de donner une décision finale. »
Le 3 novembre, la France cède : Jean-Baptiste Marchand, en très nette infériorité numérique, reçoit du ministre des Affaires étrangères Théodore Delcassé l'ordre de retirer ses troupes. Le conflit ouvert est évité de justesse.
Mais cette reculade, vécue comme une humiliation par les nationalistes, ulcère toute une partie de la presse, à l'instar du journal conservateur Le Matin, qui héroïse Marchand :
« Et, en effet, rien ne fut organisé dans l'hypothèse de l'arrivée au Nil de notre admirable Marchand. Et, quand la nouvelle de la rencontre de Kitchener et de notre compatriote arriva, ce fut un coup de foudre, non pas seulement en France, mais en Europe. Seule, l'Angleterre ne fut pas surprise. Elle avait deviné, elle, que Marchand et les siens étaient capables d'une épopée.
Ce que fut cette marche à travers les ténèbres de l'Afrique, la vaillance des Marchand, des Baratier, des Mangin, des Germain, des Dié, leur vigueur et leur prudence, leur intrépidité et leur habileté, tout cela sera connu et fera l'étonnement des contemporains. On apprendra peut-être en même temps que ces braves gens n'eurent souvent à compter que sur eux ; on saura que, parfois, ils désespérèrent et se crurent abandonnés. On les verra sans ressources, sans aide, sans approvisionnements ; on entendra les cris de faim de leurs tirailleurs.
Et on se demandera ce qu'on faisait en France pour eux pendant qu'eux travaillaient si courageusement pour leur pays. »
Le 6 novembre, Le Journal des débats politiques et littéraires fait une revue de presse des réactions dans les journaux anglais suite à « l'abandon de Fachoda ». Le Royaume-Uni, qui a célébré l'année précédente le jubilé de la reine Victoria, est lui aussi gagné par la fièvre nationaliste, et la presse se félicite de cette victoire diplomatique sur le vieil adversaire continental.
« Les journaux anglais commentent naturellement avec une grande satisfaction la nouvelle donnée, hier soir, par lord Salisbury au banquet du lord maire. Il est vrai que, pour la plupart, elle n'est pas une raison de se départir de leur attitude cassante et agressive [...]. Mais nos confrères anglais se trompent s'ils croient que l'abandon de Fachoda indique qu'on puisse liquider à notre détriment toutes les questions qui se posent entre la France et l'Angleterre [...].
Le ton général de la presse française, ce matin, en commentant notre retraite de Fachoda, est celui de la résignation devant un fait accompli et depuis longtemps prévu. Il s'y mêle cette impression très nette, que nous donnions hier, à savoir que, si nous cédons à l'Angleterre, cette fois encore, les relations entre les deux pays en demeureront pour longtemps beaucoup plus raides que par le passé. »
En réalité, les relations entre la France et l'Angleterre vont grandement s'améliorer dans les années suivantes. Car, si la véritable priorité française est à l'époque de récupérer l'Alsace et la Lorraine, enlevées par les Allemands en 1871, la France ne peut se permettre de s'aliéner le voisin anglais...
Le 8 avril 1904, la signature des accords anglo-français dits de l'Entente cordiale va faire des deux pays des alliés. Une alliance qui entrera en jeu dix ans plus tard, lors de la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle la France et l'Angleterre combattront côte à côte.
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Pour en savoir plus :
Marc Michel, Fachoda : guerre sur le Nil, Larousse, 2010
Paul Webster, Fachoda : la bataille pour le Nil, Édition du Félin, 2001