1848 : Cabet et les Icariens partent créer une société idéale au Texas
« Bâtisseur d’utopie », le penseur politique Étienne Cabet décide à la fin des années 1840 d’implanter une première colonie merveilleuse aux États-Unis. Son projet va prendre un tournant inattendu lors de l’éclatement impromptu d’une révolution.
Tout au long du xixe siècle, les États-Unis furent la terre d’élection des bâtisseurs d’utopie par excellence. Parmi les nombreuses tentatives de fonder une communauté idéale, celle des communistes icariens, emmenés par leur chef Étienne Cabet, se distingue du fait que son histoire fut longue (1848-96), complexe, ponctuée de ruptures, avec plusieurs colonies successivement implantées dans six d’États (Texas, Louisiane, Illinois, Missouri, Iowa, Californie).
Depuis la publication de son Voyage en Icarie (1840), le « père Cabet », ainsi qu’ils l’avaient affectueusement surnommé, préparait ses disciples à l’idée qu’ils allaient bientôt partir fonder tous ensemble la société merveilleuse dont il avait esquissé les contours dans son livre. À mesure que la situation des communistes icariens devenait de plus en plus précaire à l’intérieur de l’Hexagone, leur conviction se renforçait qu’il était grand temps pour eux de s’exiler pour fuir une répression programmée.
L’appel « Allons en Icarie ! », paru en dernière page de son journal Le Populaire le 9 mai 1847, annonça que le moment si longtemps espéré était enfin arrivé.
Quelques mois plus tard, ce même journal annonçait triomphalement :
« Nous pouvons maintenant disposer de plus d’un million d’acres de terres excellentes pour former notre établissement, dans une situation aussi bonne que nous la désirions sous tous les rapports. »
Une semaine plus tard enfin, les Icariens apprenaient que le lieu choisi se trouvait au Texas.
La première « avant-garde » de 69 hommes, quitta Le Havre le 3 février à destination de l’Amérique dans une ambiance de ferveur et d’exaltation :
« Allons fonder notre patrie,
Soldats de la Fraternité,
Allons fonder en Icarie
Le bonheur de l’Humanité. »
(Refrain du « Chant de départ icarien », Almanach icarien pour 1848. Supplément, Paris, impr. Delanchy, p. 210.)
De son côté, la presse conservatrice était partagée entre incrédulité et rejet sans appel de la doctrine communiste, à l’instar du Journal de la ville de Saint-Quentin et de l’arrondissement du 6 février 1848 :
« Une conviction sincère est tellement rare aujourd’hui, que nous la respectons jusque dans ses écarts les plus grossiers.
Mais nous ne pouvons nous empêcher de plaindre de pauvres insensés qui abandonnent, peut-être pour toujours, leur patrie, leurs parents, leurs amis, et vont, dans des contrées inhospitalières, dépenser leur force et leur courage à poursuivre de chimériques systèmes. »
Une fois les premiers pionniers arrivés à pied-d’œuvre outre Atlantique, rien ne se déroula pourtant comme prévu. La grande improvisation qui avait présidé à la mise sur pied du projet révéla soudain ses limites. Les dangers guettant des colons mal préparés dans une région située sur le front pionnier et encore faiblement peuplée – sinon d’Amérindiens plus ou moins hostiles –, au climat difficile, et totalement dépourvue de voies de communication, avaient tout simplement été ignorés.
À peine arrivés, les membres de l’avant-garde réalisèrent l’ampleur de la tâche à laquelle ils allaient s’attaquer. Le 2 juin, après avoir dû affronter de difficultés inouïes au cours d’un voyage effectué pour l’essentiel à pied, 26 hommes seulement, tous physiquement exténués, atteignaient enfin le site de la concession.
Ces derniers commencèrent pourtant aussitôt à édifier plusieurs baraquements et à défricher des terres cultivables. Mais dans la fournaise estivale, les organismes affaiblis et insuffisamment nourris ne furent bientôt plus capables de résister à l’épidémie rampante de choléra et de malaria. Six d’entre eux moururent. Les rescapés, rejoints entre temps par les rescapés d’une deuxième « avant-garde », furent contraints de se replier en catastrophe sur La Nouvelle-Orléans.
Pendant ce temps en France, une révolution que nul n’avait senti venir, avait balayé en trois jours le régime de Louis-Philippe fin février. Placé en porte à faux, Cabet hésita : juste au moment où ses théories allaient être mises en application outre-Atlantique, la France instaurait soudainement le régime républicain qu’il avait si longtemps appelé de ses vœux ; fallait-il dans ces conditions maintenir le projet d’émigration ?
L’évolution de la situation politique se chargea de faire rapidement pencher la balance. L’opinion publique s’en prit aux Icariens, soupçonnés des pires intentions. Dès le 16 mars, plusieurs milliers de manifestants défilèrent dans Paris en criant : « À mort les Communistes ! »
Puis, quand la rumeur se répandit dans Paris au matin du dimanche 16 avril que ces derniers allaient tenter de renverser le gouvernement pour installer à sa place un Comité de salut public, les unités de la Garde nationale des quartiers bourgeois firent battre le rappel, et les manifestants ouvriers se retrouvèrent encerclés sur le quai du Louvre par des milliers de gardes nationaux déchaînés, hurlant : « À bas les fainéants ! À bas Blanqui ! À bas Louis Blanc ! À l’eau les Communistes ! »
« Si jamais une utopie sociale a reçu dans ce monde une improbation solennelle, unanime, universelle, c’est bien sans nul doute le communisme […]
Que le citoyen Cabet soit fier, s’il le juge bon de cette gigantesque popularité. »
De nouveau forcé de se terrer pour éviter une exécution sommaire durant les terribles affrontements de juin, de plus en plus isolé et ne voyant aucune issue politique possible, Cabet se résigna à donner le signal de la reprise de l’émigration.
Une série de « Grands départs » échelonnés eurent lieu au début de l’automne. Entre-temps, les Icariens en partance pour l’Amérique avaient eu connaissance du désastre survenu au Texas. Ils décidèrent néanmoins de s’embarquer comme prévu.
Cabet lui-même décida de sauter le pas et partit à son tour le 13 décembre 1848. Un nouveau défi l’attendait outre-Atlantique, où il allait devoir affronter les conséquences de la désastreuse débâcle texane avant d’espérer pouvoir relancer la réalisation de l’idéal communautaire.
Regroupés à La Nouvelle-Orléans, les Icariens étaient désormais divisés. Criant à la spoliation, les dissidents (environ 200 sur 500) prenaient désormais l’opinion publique à témoin de leur infortune. Les journaux conservateurs n’en espéraient pas tant, et se firent aussitôt avec gourmandise l’écho de ces querelles intestines, qui disqualifiaient à leurs yeux le socialisme en général.
« L’établissement icarien est l’une des tentatives les plus solennelles qu’ait essayées le socialisme. À ce titre, nous devons en étudier avec une minutieuse attention les curieuses destinées.
C’est une excellente occasion d’apprécier par des résultats certains les doctrines socialistes. Les doctrines socialistes, avons-nous dit, sont condamnées à l’impuissance ; qu’on les voie à l’œuvre et qu’on les juge. »
Dès son arrivée en Louisiane, Cabet réunit les deux camps en conclave pour s’expliquer et tenter de calmer les esprits, mais sans y parvenir. Au final, un peu plus de la moitié des Icariens arrivés en Amérique se laissèrent convaincre de continuer et tenter une nouvelle aventure à Nauvoo (Illinois), sur le site que les Mormons venaient d’abandonner pour partir s’installer en Utah.
Après ce démarrage difficile, l’histoire des Icariens en Amérique abordait une phase nouvelle, désormais inscrite dans la durée – sinon dans l’harmonie. Durant près d’un demi-siècle, fidèles à leur projet de régénération sociale, ils fondèrent successivement plusieurs communautés, qui accueillirent 2 000 à 2 500 colons, connurent échecs et déchirements, mais aussi quelques réussites.
Survenue en 1856 au lendemain d’une scission dans la douleur, la mort de Cabet constitua un tournant, sans toutefois mettre un terme à cette expérience collective, qui perdura jusqu’à la fin du siècle.
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Pour en savoir plus :
Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet, Paris, Cornély, 1907
Michel Cordillot, Utopistes et exilés du Nouveau Monde. Des Français aux États-Unis de 1848 à la Commune, Paris, Vendémiaire, 2013
François Fourn, Étienne Cabet, ou le temps de l’utopie, Paris, Vendémiaire, 2014
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Michel Cordillot est historien, spécialiste du mouvement ouvrier. Il a notamment étudié les exilés francophones aux États-Unis du XIXe siècle dans son ouvrage Utopistes et exilés du nouveau monde aux États-Unis de 1848 à la Commune, paru en 2013 aux éditions Vendémiaire.