Les chroniques de George Sand pour La Presse et Le Temps
Écrivaine extrêmement prolixe, George Sand a contribué jusqu’à la fin de sa vie à la rédaction d’articles de journaux. Nous nous attardons ici sur deux séries de feuilletons remarquables et novateurs, pour le compte de La Presse puis du Temps.
D’une incroyable productivité littéraire, George Sand a aussi prêté sa plume, tout au long de sa carrière, à de nombreux journaux et contribué à en créer plusieurs, L’Éclaireur de l’Indre en 1843 ou La Cause du peuple en 1848, notamment.
C’est d’ailleurs à la presse qu’elle doit ses débuts et son pseudonyme : en janvier 1831, la jeune Aurore Dudevant, âgée de 27 ans, mal mariée à l’irascible baron Casimir Dudevant, déjà mère de deux enfants de huit et trois ans, se réfugie pour quelques mois à Paris avec son amant, Jules Sandeau. Pour survivre, le couple doit faire preuve d’inventivité – Aurore commence par peindre des tabatières puis se voit proposer, par le directeur du petit journal satirique Le Figaro, Henri Delatouche, d’écrire « ce qu’il lui plaira ». Jules et Aurore planchent en commun pour livrer des nouvelles qu’ils signent J.S. ou J. Sand, abréviation de « Sandeau ».
Leur production acquiert vite une petite notoriété littéraire, mais la jeune femme ne semble guère apprécier l’expérience, comme elle l’évoque dans une lettre du 4 mars 1831 :
« M. Delatouche, est sur nos épaules, taillant, rognant à tort et à travers, nous imposant ses lubies, ses aberrations, ses caprices […].
Nous se sommes que ses manœuvres, ouvrier-journaliste, garçon-rédacteur. »
Heureusement, ce travail de forçat ne dure guère : dès l’automne 1831, la jeune femme est de retour au foyer conjugal, et délaisse la copie payée à la ligne pour se lancer dans un roman de plus grande envergure – Indiana, publié en mai 1832, qui lance sa carrière d’écrivaine. Mais de cette première expérience journalistique, Sand devait conserver deux précieux acquis : son pseudonyme (Indiana est signé G. Sand), et une leçon d’écriture par défaut.
Car la romancière, d’une prolixité phénoménale, d’une fantaisie et d’une imagination presque sans limite, ne devait jamais réussir à se conformer à la forme concise et neutre imposée par le format journalistique. Ce qui ne l’empêcha pas de devenir, à sa manière, journaliste autant que romancière ou dramaturge, en produisant, jusqu’aux derniers mois de vie, plus de 400 articles, pour les périodiques les plus variés (La Revue des deux mondes, L’Illustration, Le Courrier français…). Une facette trop souvent oubliée ou minorée de son talent polymorphe.
Il est vrai que, dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, l’écriture journalistique n’est pas encore tout à fait formatée, et que la presse se montre plus qu’accueillante au talent singulier des écrivains, qui contribuent, pour beaucoup, à son attractivité – Sand publiera en feuilleton, dans les journaux, une large partie de son œuvre. Penchons-nous sur les deux séries que livre l’écrivaine de la maturité, à La Presse, d’abord, en 1856, puis au Temps entre 1871 et 1876.
Elle n’est plus, alors, la timide débutante qui intrigue le Tout-Paris, mais la femme de lettre française la plus célèbre de son temps, vénérée presque à l’égale de Victor Hugo, à la tête d’une œuvre impressionnante, même si critiques et quolibets n’ont cessé de pleuvoir pour flétrir, tant son mode de vie peu conventionnel que son style littéraire, jugé trop peu rigoureux par une large partie de la gent littéraire masculine.
Si elle continue, malgré cette ascension, d’écrire pour la presse, c’est d’abord parce qu’elle est régulièrement sollicitée par les rédacteurs, mais aussi parce qu’elle-même a besoin d’argent : retirée dans sa propriété de Nohant, dans le Berry, qu’elle ne quitte que pour quelques voyages et séjours Paris, elle est à la tête d’un trépidant petit familistère qu’il faut soutenir matériellement, faute de rentes substantielles, par le travail. Entre chasse aux papillons, théâtre de marionnettes et baignades dans l’Indre, cette femme qui a passé la cinquantaine en 1854 trouve encore le temps d’écrire romans, nouvelles, pièces de théâtre et articles de presse. Cette mécanique littéraire bien rodée n’implique pourtant ni sécheresse ni répétitions, car Sand met, à ses articles, la même vitalité et le même cœur qu’à toutes ses productions.
C’est bien l’impression que donne la série que lui a commandée, en 1856, le directeur de La Presse, Émile de Girardin, à qui elle avait déjà donné, deux ans plus tôt, les 138 épisodes de son Histoire de ma vie. Débutée le 24 juin 1856, intitulée « Autour de la table », la série s’achève le 25 octobre de la même année, après huit articles structurés par la table du titre.
C’est, précise le premier, « une table qui ne paie pas de mine, mais c’est une solide, une honnête table », sur laquelle on pratique toute sorte d’activités : « écritures folles ou ingénieuses, dessins charmants ou caricatures échevelées, peinture à l’aquarelle ou à la colle, maquettes de tout genre… ». Les soirées la transforment en véritable carrefour intellectuel :
« Alors chacun apporte son travail ou son délassement et on se querelle, on se pousse, on se serre pour que tout tienne sur la grande table. […]
Mais le plus grand charme de la table, c’est la lecture en commun, à tour de rôle. Si peu qu’on ait de poumons, on peut bien lire chacun quelques pages, et l’on n’exige du lecteur aucun talent. »
Cette table pourrait être celle de Nohant, bien sûr, mais le narrateur – Sand écrit ici, comme souvent, au masculin – a préféré la situer dans la propriété des Montfeuilly, famille de hobereaux qui accueille voisins et amis pour des discussions passionnées sur à peu près tous les sujets, et plus précisément, sur leurs lectures, dont il va ici être question :
« Vous m’avez autorisé à vous rendre compte, dans la forme sérieuse ou familière qui se présentera, de l’impression produite sur nous par ces lectures.
Elles ne sont pas tellement fréquentes ou tellement suivies que je puisse vous parler de temps en temps de tout ce que nous aurons lu ou relu ; car je ne saurai en aucune façon, m’astreindre exclusivement à un compte-rendu d’ouvrages nouveaux et il pourra bien m’arriver de vous parler de choses anciennes et consacrées. »
Faire de la chronique littéraire, donc, mais à la manière de Sand : primesautière, un peu décousue, sans système, bref, vivante, à l’exemple de que l’écrivaine applique à sa propre littérature. Les différents membres de la maisonnée prendront en charge la discussion : Louise, la respectable matriarche, Théodore, le fils aîné, plutôt raisonneur et rationaliste, Julie, une jolie voisine, plus exaltée et romantique, le narrateur lui-même, qui endosse le rôle de modérateur…
Si la forme est légère, le fond, lui, est de haute volée, puisque toutes ces lectures sont prétextes à de longs et complexes débats esthétiques, moraux, philosophiques, avec, parfois, un soupçon d’analyse politique, inévitablement voilée en cette période où le contrôle sur la presse reste étroit, mais qui laisse néanmoins filtrer la sensibilité de Sand, à la fois déiste, humaniste, et socialisante.
La série débute par un long échange consacré à Victor Hugo, à propos des Contemplations. Théodore trouve le grand homme trop disparate et désordonné, Julie est plus prompte à le défendre, approuvée par le narrateur, qui fait ici le bilan des acquis du romantisme :
« J’ai beau chercher dans l’histoire des arts un ouvrage de premier ordre qui ne pèche point par quelque endroit contre ce que les uns appellent les règles, contre ce que les autres appellent la sainte logique, je ne les trouve pas. »
La thèse courra en filigrane tout au long de la série, mais chaque épisode n’hésite pas à prendre une direction nouvelle. C’est ainsi qu’il est question, dans le numéro 3, du 24 juillet 1856, d’un récent ouvrage posthume consacré à Delphine de Girardin, l’épouse du directeur de La Presse, décédée le 29 juin 1855. Sand en profite pour tracer un portrait empathique de l’ancienne chroniqueuse, cherchant à faire valoir, sous la femme du monde, la femme de cœur :
« Donc je vous parlerai surtout du côté de son âme qu’elle montrait le moins, et que de funestes circonstances, à moi personnelles, m’avaient mis à même d’apprécier.
Je parle de sa sensibilité ardente et de cette tendresse de cœur que la vie du monde couvrait d’un voile de discrétion et d’enjouement.
On a dit avec raison qu’elle avait eu le don et le charme de rester femme. Eh bien, elle était plus complète encore, elle était mère dans son cœur et dans ses entrailles, bien qu’elle eût été privée des joies et des douleurs de la maternité. »
Émile de Girardin dut apprécier, mais Sand n’est jamais, soulignons-le, dans le registre de la flagornerie.
Il fut aussi question, dans « Autour de la table », d’un ouvrage de Michelet sur les oiseaux (le 25 juillet), d’un traité philosophe sur le Beau, d’Adolphe Pictel (les 24 août et 16 septembre), d’un ouvrage sur la musique d’Ernest Plouvier, (le 26 septembre), d’une discussion sur les colombariums d’Italie (le 25 octobre)… Rebondissant sur un récent article d’Alexandre Bonneau, dans La Presse du 2 octobre, il suscita, entre les personnages de Sand une vive controverse sur les mérites comparés des enterrements et des crémations, sans aucun faux-semblants :
« L’homme doit disparaître, il ne doit pas pourrir, il ne doit devenir ni une momie ridiculement parée, objet d’horreur grotesque, ni une couche d’immondes champignons, poison répandu dans l’atmosphère.
Il doit devenir cendre. S’il pouvait ne rien devenir du tout et se consommer entièrement, ce serait encore mieux. »
Le lecteur de l’époque et plus encore, celui d’aujourd’hui, ne peut qu’être frappé par l’éclectisme des sujets, l’étendue de la culture, la sûreté des jugements, autant que par leur bienveillance, leur hauteur de vue, leur modernité aussi, Sand s’élevant presque toujours contres les conventions sociales, tout en se réclamant des leçons de la « nature » et du bon sens paysan, un trait structurant de son œuvre et de sa personnalité.
Ce sont les mêmes qualités que l’on retrouve dans une autre série, commencée à la fin du mois d’août 1871 pour le journal Le Temps, sous une forme un peu différente, et avec une plus grande extension temporelle, sous le titre « Rêveries et souvenirs » puis « Impressions et souvenirs ».
Sand a maintenant 67 ans, l’essentiel de son œuvre et de sa vie sont derrière elle, même si sa production n’a quasiment pas tari. Elle est devenue, de son vivant, un véritable monument littéraire, mais aussi une femme en quelque sorte publique, dont les Français connaissent le passé, les amours, les goûts, le mode de vie, presque comme une people d’aujourd’hui.
Voilà qui encourage la grande dame à un retour sur son passé, avec de nombreux emprunts à sa correspondance et à son journal intime, comme elle le revendique dans sa première livraison :
« Je ne le nie pas, j’ai la naïveté d’écrire chaque soir, presque toujours en quelques lignes, quelquefois plus au long, le récit de ma journée ; et cela depuis vingt ans. Il n’en résulte pas que ce journal mérite jamais d’être publié, et j’ignore encore si quelques pages en valent la peine […]
J’essaierai, pourtant, puisque vous m’y conviez ; à la condition que vous m’arrêterez si, dès le début, c’est ennuyeux ou puéril. »
Personne, on s’en doute, n’eut envie de l’arrêter, et la série se poursuivit jusqu’en 1876, sur un rythme irrégulier, seulement interrompue, en 1874, par des problèmes de santé. Mais si la série ne s’enlisa pas dans « l’ennuyeux » ou le « puéril », c’est aussi parce que son auteure sut dépasser ce registre de l’intime où, par ailleurs, elle excellait.
Sa riche existence lui avait fait croiser beaucoup de célébrités du siècle, et la France venait d’aborder, après la chute du Second Empire, l’avènement de la IIIe République et la Commune, une période de profonds bouleversements, propices à la réflexion. Ce journalisme de la maturité donne ainsi bien plus plus une impression de couronnement que de déclin en pente douce.
La chronique du 17 octobre 1871 est ainsi un petit bijou de narration libre et enjouée : en visite chez Delacroix en 1841 – il a été le maître de son fils, Maurice, et a laissé de Sand un très beau portrait –, elle reproduit leur dialogue sur les mérites comparés des dessinateurs et des coloristes. C’est un Delacroix humain, bonhomme, presque truculent, qui est esquissé par petites touches, ainsi lorsque sa visiteuse lui propose, au débotté, de venir dîner chez elle :
« – Dîner chez vous en famille ! Ça me tente bien : vous ne me laisserez pas bavarder ?
– On vous fera taire. Habillez-vous, je vous attends.
Il passe dans sa chambre mais a laissé la porte ouverte pour me parler à pleine voix et me forcer à lui expliquer ce qui me choque dans la Stratonice. Seulement, il ne me laisse pas dire. L’action d’ôter ses pantoufles et sa robe de chambre lui rend son animation naturelle et ce n’est plus moi, c’est lui qui parle et critique. »
Arrivé chez Sand, Delacroix rencontre rien moins que… Chopin – amant et compagnon de l’écrivaine de 1838 à 1847 – et la conversation se poursuit avec animation, même si « Delacroix comprend Chopin et l’adore », alors que « Chopin ne comprend pas Delacroix ». Sur ces entrefaites se présente l’écrivain et poète polonais Adam Mickiewicz, qui à peine installé, est interrompu par un domestique annonçant que la maison brûle :
« Nous allons voir. Le feu a pris en effet dans ma chambre à coucher mais il est temps encore. Nous l’éteignons lestement.
Pourtant, cela nous tient occupés une grande heure, après quoi nous disons : et Mickiewicz, où peut-il être ? […]
Ah, si fait, le voilà dans le petit coin où nous l’avons laissé […] il ne s’est pas demandé pourquoi nous le laissons seul, il n’a pas su qu’il était seul. Il écoutait Chopin, il a continué à l’entendre… »
Tout Sand est là, capable d’entrelacer la vie à l’art, la morale, ou la philosophie.
Son talent de conteuse ne se borne pas à une collection d’anecdotes savoureuses ou instruites sur les grands noms du siècle. Outre que les récits plus personnels abondent – avec, par exemple, le portrait haut en couleur de son grand oncle maternel, le 2 janvier 1876 –, la chroniqueuse aborde souvent les sujets les plus inattendus, à la mesure de ses vastes compétences : c’est par exemple, le 7 février 1872, une réflexion sur les meilleures méthodes d’apprentissage de la lecture pour les enfants – sous la plume d’une mère et grand-mère qui a activement contribué à l’éducation des siens ; le 31 octobre 1871, est présentée une véritable leçon de style littéraire, sur la ponctuation, qui s’achève par un clin d’œil ironique aux règles rigides des académies, « gardiennes de la lettre morte ».
Le 30 janvier 1873, à l’occasion d’une promenade « dans les bois » (titre de l’article), c’est encore un cours de botanique sur les fleurs d’hiver, scabieuses, spathes ou involucres, mais aussi une occasion d’évoquer, à sa manière, la personnalité de Napoléon III, qu’elle a rencontré à plusieurs reprises :
« Ce portrait n’a pas la prétention de s’imposer à l’histoire. Il sera nié, discuté, refait de mille manières ; moi, je le crois, non bien fait, mais ressemblant. Je l’ai reconstruit en me promenant dans les bois et en me rappelant l’ensemble des détails qui m’ont frappé. »
Ces incursions dans le domaine de la politique sont bien sûr facilitées par le desserrement de la censure sur la presse, même si la jeune république reste dominée par les conservateurs.
Sand n’est plus, cependant, la pasionaria socialiste des années 1840. Si elle soutient avec ardeur, dans un article du 14 novembre 1871, le suffrage universel, y compris face à ses propres amis intellectuels, si elle remercie Thiers d’avoir apaisé le pays en acceptant le régime républicain, elle n’a pas de mots assez durs contre les communards, accusés d’être à la fois chimériques et chaotiques (14 août 1872), et prône une assez nébuleuse « révolution pour l’idéal » au service d’une ardente religiosité, qui prend souvent la forme d’un véritable panthéisme (28 novembre 1871).
Le dernier article de Sand, le 16 juin 1876, est sagement consacré aux Dialogues et fragments philosophiques d’Ernest Renan, dont elle loue la « douceur » et la « modestie générale ». Comme si celle qui venait de s’éteindre, le 8 juin, d’une occlusion intestinale probablement due un cancer à l’estomac, ne cherchait à retenir, de sa vie tumultueuse et passionnante, que cette note apaisée.
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Emmanuelle Retaillaud est maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l'université de Tours et enseigne à Sciences Po Paris l'histoire de l'homosexualité dans le monde occidental.
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Pour en savoir plus :
Martine Reid, George Sand, Paris, Gallimard, « Folio biographies », 2013
Marie-Ève Thérenty, George Sand journaliste, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2011