Duclos arrêté : un « complot des pigeons » au Parti communiste ?
Au mois de mai 1952, le secrétaire général par intérim du PCF, Jacques Duclos, est arrêté alors qu’il rentre chez lui en voiture. Dans son véhicule, la police découvre un revolver, une matraque et… deux pigeons morts. La France spécule sur la signification de ces « pièces à conviction ».
Le 28 mai 1952, Jacques Duclos, dirigeant du PCF clandestin pendant la guerre et alors secrétaire général par intérim du Parti, rentre chez lui après la manifestation – par ailleurs interdite – contre la venue du général américain Ridgway à Paris.
Il est soucieux : la mobilisation a en effet fait deux morts côté manifestants. Soudain, des policiers arrêtent la Hotchkiss à bord de laquelle il a pris place. Outre Duclos, le véhicule accueille sa femme Gilberte, son garde du corps et son chauffeur.
Le journal communiste Ce Soir commente.
« JACQUES DUCLOS a été arrêté hier soir à 22 heures, alors qu’il se trouvait dans la voiture de M. Alfred Wigichof, avec sa femme, Mme Gilberte Duclos.
L’arrestation a eu lieu à l’angle de la rue Turbigo et de la rue du Temple. M. Duclos qui venait de quitter l’immeuble de “L’Humanité” regagnait son domicile.
L’arrestation a été effectuée par le commissaire Delattre, du quartier des Enfants-Rouges. Les policiers firent descendre les occupants de la voiture et les conduisirent jusqu’à une traction de police escortée de quatre cars. »
Après avoir fait descendre les passagers, la police perquisitionne le véhicule. Et fait plusieurs découvertes.
« À l'intérieur de la magnifique voiture, on découvrit (a précisé le communiqué officiel) un revolver de fort calibre chargé, une matraque et deux pigeons voyageurs, détail qui peut sembler cocasse mais qui l’est peut-être moins qu'on peut le croire.
La suite de l'enquête fera la lumière là-dessus. De plus, un poste de radio de conception tout à fait particulière attira l’attention des techniciens de la P J. immédiatement alertés.
L'auto, Duclos, et le chauffeur de la Hotchkiss furent ensuite amenés au commissariat central du 10e. »
Deux pigeons, deux armes, un poste de radio… C’est le début d’une affaire qui durera trois ans et qui, dans un contexte de Guerre froide, verra s’affronter deux thèses : un complot – possiblement imaginaire – contre la sûreté de l’État d’un côté et une affaire montée en épingle de l’autre. La police affirme en effet avoir retrouvé dans la voiture, en plus des éléments déjà évoqués, un carnet de notes appartenant à Duclos et mentionnant : « Nous [le PCF] travaillons pour la défaite certaine de l'armée française au Viêt Nam, en Corée, en Tunisie. »
Ce Soir décortique les éléments à charge afin de disculper l’un des grands cadres du Parti en France.
« La presse gouvernementale met en avant, pour essayer de justifier “le flagrant délit” invoqué par la police, des motifs dont aucun ne résiste au moindre examen sérieux.
“Un poste récepteur de radio, écrivent les journalistes gouvernementaux, permettant de prendre des émissions à ondes courtes était installé dans la voiture.” Or, comme chacun sait, la plupart des voitures modernes sont munies de tels postes.
Quant aux pigeons trouvés sur le coussin de la voiture, et dont la presse gouvernementale a écrit qu’ils étaient “voyageurs”, il s’agissait d’un cadeau offert à M. Duclos. Au surplus, les deux pigeons étaient morts et on voit mal quel message ils auraient pu transporter portant atteinte à la sûreté de l’État ! »
La presse conservatrice parle en effet de « pigeons-voyageurs » retrouvés dans la voiture, développant une thèse extravagante selon laquelle ces pigeons permettraient de correspondre avec Moscou.
« On a ironisé, à propos de la saisie de deux pigeons voyageurs.
M. Martinaud-Deplat [Garde des Sceaux de l’époque, NDLR] soutient que le cas est grave : on n'a pas le droit de se servir sans autorisation de pigeons voyageurs.
Il s'agit d'un crime prévu et puni par la loi. »
Pendant que Jacques Duclos est incarcéré à la Santé, des perquisitions ont lieu au siège de L’Humanité et dans différentes instances du PCF, ce que ne manque pas de souligner Ce Soir.
« Des perquisitions organisées avec un grand déploiement de forces policières ont eu lieu au siège du Comité Central du Parti Communiste Français, 44, rue de Châteaudun ; au siège de la fédération de la Seine du Parti Communiste Français, 120, rue Lafayette ; au siège du Conseil National du Mouvement de la Paix, 3, rue des Pyramides ; au siège du Front National, 19, rue Saint-Georges ; à l’Association des anciens F.T.P. et F.F.I., boulevard des Italiens, ainsi qu’au siège de l’Union de la Jeunesse Républicaine de France, rue Humblot.
Des commissions rogatoires avaient également été signées pour que des perquisitions aient lieu dans toute la France.
C’est ainsi que les sièges des fédérations communistes du Rhône, du Puy-de-Dôme ont été, aux dernières nouvelles, visitées par la police. »
De sa prison, Duclos porte plainte en rappelant « qu’il n’y a pas de flagrant délit en matière politique », et accuse le gouvernement de « mensonges ridicules ».
Les perquisitions permettent néanmoins de saisir différentes armes et de nombreux documents, qui selon le journal de centre-gauche L’Aurore, peuvent servir de pièces à conviction. Le rédacteur, qui attend que « la suite de l’enquête fasse la lumière là-dessus », précise également le sort réservé aux malheureux pigeons.
« L’autopsie des deux pigeons trouvés morts dans la voiture de Jacques Duclos sera pratiquée demain mardi par le Dr Drieux de Maisons-Alfort, après qu'ils auront été examinés par trois experts : le professeur Le tard, professeur agrégé de l'École vétérinaire d'Alfort ; le capitaine Lepert, chef des services colombophiles de l'armée, et M. Poulain, président de la Société de Colombophilie française. »
Lorsque le juge d’instruction remet le dossier aux avocats de Jacques Duclos, ceux-ci s’aperçoivent qu’il est incomplet et que la procédure judiciaire traditionnelle semble ne pas être respectée.
« Le dossier en main, les avocats devaient faire aussitôt une première (et troublante) constatation : la pièce qui ouvre le dossier est la pièce cotée n° 2. La pièce n° 1 a disparu.
Interrogé sur les raisons d’une telle disparition, M. Jacquinot répondait que “la pièce en question avait été remise à la police”, sans s’étendre, au reste sur les raisons de cette “remise”.
Or il tombe sous le sens qu’il ne saurait être question “d’informer” ceux, qui précisément, sont les informateurs. La procédure est curieuse.
On est en droit, de se demander après cela et avoir pris connaissance des autres pièces du dossier dont le moins qu’on puisse dire est “qu’elles ne font pas le poids”. »
Lors de sa première audition, Duclos réfute toute accusation de menées subversives contre l’État et attaque le Préfet de police.
« Le flagrant délit ? Il ne l'accepte pas et d'un ton péremptoire, il demanda au juge :
1. de se rendre sur-le-champ à la Préfecture de Police et de mettre les scellés sur les rapports et procès-verbal établis à la suite de la manifestation du 28 mai ;
2. de convoquer immédiatement l’officier de police Verdaveine afin qu'il retrace devant le juge avant d'éventuelles entrevues avec son chef ou ses subordonnés, les conditions de l’arrestation. »
Après un mois de prison, Duclos, déjà souffrant, voit son état de santé se dégrader. Une commission médicale est désignée pour évaluer si sa condition peut être compatible avec son incarcération. Elle remet un rapport préconisant son hospitalisation dans une clinique. Cependant Duclos refuse, se méfiant de ce transfert.
Et le lendemain, coup de théâtre : la Chambre des Mises en accusation demande sa libération immédiate.
« Attendu qu'il n'est pas établi par la procédure que M. Duclos ait participé activement ou se soit rendu complice de la manifestation du 28 mai.
Attendu que les conditions du flagrant délit ne sont pas établies.
Attendu que la constitution française n’autorise des poursuites contre un parlementaire qu’après la levée de son immunité parlementaire.
En conséquence, la Chambre des Mises en accusation annule le mandat de dépôt décerné contre M. Duclos, annule les poursuites dont il a été l'objet et ordonne sa mise en liberté.
Cette décision étant sans appel, il deviendra nécessaire au cas où M. Duclos ferait l'objet d'une nouvelle action judiciaire, que ces poursuites soient entreprises sur des bases nouvelles et que l'immunité parlementaire dont il bénéficie soit levée. »
Malgré cette décision, les investigations policières se poursuivent. En octobre 1952, le parquet demande la levée de l’immunité parlementaire de Jacques Duclos, député de la Seine. La réponse sera donnée en novembre 1953 : demande rejetée.
Le procès du « complot des pigeons » s’ouvrira finalement à retardement, le 25 novembre 1955. Il se terminera devant la Chambre correctionnelle par une accusation d’un ordre tout autre : rébellion à agents.
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Pour en savoir plus :
Stéphane Courtois, Jean Maitron, Serge Wolikow, notice « Jacques Duclos », in: Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Le Maitron en ligne
Stéphane Courtois, « La vie secrète de Jacques Duclos (entretien) », in: L’Histoire, no 170, octobre 1993