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La chasse aux abstentionnistes dans la presse des années trente

le par - modifié le 08/07/2021
le par - modifié le 08/07/2021

Tandis que la démocratie dansait au bord d’un volcan, qui étaient ces électeurs français qui n’ont pas voulu choisir entre Front populaire et Front national, entre apaisement et confrontation avec l’Allemagne, entre communisme et conservatisme ?

Quel était le profil de l’abstentionniste durant les années trente, cette décennie pourtant gorgée de passions politiques, d’affrontements et d’utopies ? Était-il, comme le soulignait parfois la presse d’alors, un « déserteur » ? Un « imbécile » ?

En tout cas il est, d’après les observateurs, plutôt de droite et modéré. Et il manque à l’appel des trois grands scrutins des années trente : les élections législatives de 1932 et 1936 et les élections municipales de 1935, remportées par la gauche.

Depuis l’Armistice, l’abstention s’était fixée sur une moyenne d’environ 22 % du corps électoral, qui comptait 11 millions d’hommes, âgés de plus de 21 ans. Car la moitié des citoyens français est privée du droit de vote : les Françaises demeurent en dehors du jeu électoral, alors que la moitié de l’Europe avait progressivement instauré le suffrage universel complet.

Au début des années trente, l’électeur abstentionniste est un oiseau rare. Mal défini, mal compris, sa classification est hésitante. Qui est-il ? Que veut-il ?

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On veut d’abord attester de leur bonne foi : les abstentionnistes sont sûrement des soldats sous les drapeaux, ou des malades alités. Ou bien encore ont-ils déménagés et auraient été maintenus « contre leur désir » dans le bureau précédent.

Pour Le Matin, plus lucide, c’est un groupe actif d’inactifs : « ceux qui ne votent pas ». En effet, Le Radical du Vaucluse y voit un gréviste, un « je m’en fichte » :

« Un électeur qui ne vote pas, c’est un abstentionniste. En réalité, c’est aussi un gréviste, nous n’irons pas jusqu’à dire un chômeur ; il est admis qu’un chômeur est un monsieur qui chôme parce qu’il y est forcé, mais il y a aujourd’hui beaucoup de chômeurs qui chôment sans y être obligés, et parce qu’ils aiment mieux ça...

Il y a, lors de chaque élection, des abstentionnistes. Ce sont des citoyens qui s’en fichent, qui ont le dilemme d’aller voter ou qui préfèrent, quand il fait beau, filer à la campagne et envoyer la politique à tous les diables.

Ceci ne signifie pas qu’ils aient raison. Mais c’est là une autre histoire. »

Le Journal de Lunéville va plus loin, et n’hésite pas à parler de « La plaie des abstentionnistes », avant de conclure sèchement : « L’abstentionniste est un déserteur ». L’Événement lui emboite le pas : l’abstention est une lâcheté, une trahison  du citoyen envers ses devoirs de républicain.

Mais en 1935, Le Matin se veut rassurant : « il y en a moins aujourd'hui qu'il y a cinquante ans ». Car la proportion des abstentionnistes ne cesse de se réduire : après avoir constitué un tiers de l’électorat aux élections de 1919, il tombe à 16 % en 1936. Et le journal recommande de tancer plutôt les députés intermittents :

« Conclusion : lamentez-vous de ce qu'il y ait tant de citoyens qui votent mal et laissez tranquilles les citoyens peu nombreux qui ne votent pas.

Si jamais une loi devait prohiber l'abstention, il faudrait commencer par l'appliquer aux législateurs du Palais-Bourbon et du Luxembourg. »

Alors, il faut « laissez en paix la tribu des ni oui ni non » suggère en août 1939 La Tribune de l’Aube, « c’est pour eux un genre d'objection de conscience » :

« Ne pas voter est pour certains une attitude de fierté outragée ou de dignité offensée.

S’ils n’avaient pas le droit de vote, ils feraient le coup de feu sur les barricades pour l’obtenir. L’ayant, ils le méprisent. Ils sont ainsi faits. »

Mais tout le monde n’est pas aussi accommodant. Le Phare de la Loire propose un savoureux portrait des différents types d’abstentionnistes, au nombre de trois : « l’abstentionniste dégoûté, l’abstentionniste paresseux, l’abstentionniste que j'appellerai péjoratif, faute d’une meilleure épithète » :

« L’abstentionniste dégoûté, nous le connaissons. Ici les nuances seraient innombrables. Il y a le sceptique, le dilettante, l’artiste, le misanthrope, le citoyen que la politique avec ses abus, ses laideurs, a fini par écœurer et qui met tous les candidats dans le même sac. On se donne un brevet de philosophe à bon marché en affirmant que ‘plus ça change plus c'est la même chose’.

De l'abstentionniste paresseux, que dire ? C’est un malade. Faire un effort pour se rendre dans un bureau de vote, se mêler à ceux qui vont avoir à prendre un bulletin, à entrer dans un isoloir, à glisser son papier dans une enveloppe, à présenter sa carte d’électeur, à mettre son bulletin sous enveloppe dans l’urne, tout cela est au-dessus de ses forces. Souvent, il s'agit d’un timide qui n’a jamais voté. Sa maladie n’est pas incurable. Il suffirait de le prendre par la main et de l’emmener avec soi vers le lieu du vote.

J’en arrive à l’abstentionniste péjoratif, c’est-à-dire à celui qui cultive le pire, qui en fait une politique. L’espèce la plus courante se rencontre parmi les encroûtés qui traversent leur temps sans le comprendre et qui croient penser parce qu’ils remâchent des formules apprises. Ce qu’ils nomment leur foi, n’est qu’une pose de veillée funèbre, ce qu’ils qualifient de fidélité, n’est qu’une incrustation à un rocher délaissé par l’Océan. Ces pauvres gens représentent le passé à la manière des momies. »

Toute la presse le reconnait, l’abstention est un mal inhérent à la démocratie. Le Mémorial de la Loire dit de l’abstentionniste qu’il est le « roi fainéant de la démocratie » tandis que le journal clémenciste L’Homme Libre est plus cynique :

« Contrairement à ce qu'on pourrait croire le Français n'est pas extrêmement jaloux de ses droits de souverain. Même quand il en use mal il en use peu. Et ce sont précisément ceux qui pourraient en user le mieux qui n'en usent pas. »

À Vierzon, La Dépêche du Berry s’agace également de ces contemplatifs geignards :

« En agissant ainsi ils renient l'effort de nos grands-pères de 1789, 1830, 1848, etc., qui se sont fait tuer pour obtenir le droit de vote.

Si aucun candidat ne leur plait, si le mode d'élection n’est pas à leur convenance, qu’ils fassent comme tout le monde, qu'ils créent le Syndicat des abstentionnistes : qu’ils suscitent des candidatures de leur choix, qu'ils votent pour eux, qu’ils s'affirment en manifestant secrètement leur opinion afin d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur leurs désirs, mais qu’ils ne restent pas en marge de la politique, qu’ils ne disent pas comme tant de leurs camarades :

‘La politique, je m’en f…, c’est trop sale !’ » 

Comment dès lors amener les étourdis à voter ?

Comme d’autres, L’Ami du Peuple, le journal d’extrême droite de l’industriel et mécène François Coty, a une solution toute faite : rendre le vote obligatoire. Mais L’Ouest-Éclair est plus pessimiste sur le remède : obligés, les réfractaires n’en auraient cure et déposeraient sitôt un bulletin blanc dans l’urne.

Cela peut également procéder par l’instauration d’un vote par procuration (on disait alors « commissionnaire »), ou encore par le vote par correspondance. Dans Le Populaire le député Raoul Evrard rappelle qu’il avait déposé par deux fois des propositions de lois proposant d’instaurer un vote par correspondance durant les années vingt, s’appliquant à certaines catégories de travailleurs (bateliers, cheminots, forains, fonctionnaires à l'étranger, voyageurs de commerce, etc.) absents de leur commune au moment du vote. Mais ces excusés ne forment pas de gros bataillons. Ce sont les mécontents dont on souhaite s’adjoindre les voix.

Vu de l’extrême droite, on les comprend : ce sont des « désenchantés » de la démocratie :

« Ceux qui ne votent pas ne sont pas toujours des apathiques, des indifférents […]

Ceux-ci ne votent pas parce qu’ils savent qu’on ne fait pas raisonnablement la dépense de pièces neuves pour réparer une machine irréparable, et que, précisément, la machine parlementaire est dans ce cas. »

L’Aube confirme : « Nous les comprenons ; nous pensons comme eux. C’est un régime fini ». Mais tout de même, il faudrait, pour en finir avec la république radicale et le socialisme honnis, que les abstentionnistes aient la bonne idée de voter pour faire barrage au Front populaire.

Car, aucun doute, l’abstentionniste est « de droite ».

Lors des élections municipales de 1935, face à la probable performance d’une gauche en cours de réconciliation, l’extrême droite tente de s’organiser. Deux coalitions s’affrontent en portant des programmes antagonistes : Front national contre Front commun, bientôt « populaire ».

Cassandre, Le Journal de Lunéville avait prévenu : « on peut dire sans exagérer que les deux tiers de ces abstentionnistes sont des modérés. [Il suffirait] d’un peu d'union pour endiguer la marée rouge, s’abstenir devient un crime envers soi-même, envers sa famille, envers le Pays ».

De fait, le scrutin est marqué par un net progrès de la gauche. Pire, plusieurs villes ont été gagnées par les communistes. Pour la droite, c’est certain, ce sont les abstentionnistes qui ont permis ce raz-de-marée. L’Ami du Peuple enrage :

Le Journal de Seine-et-Marne le confirme :

« Quand on sait que les électeurs embrigadés dans les partis extrêmes votent avec une discipline de fer on n'a pas besoin de chercher de quel côté se trouvent les abstentionnistes. »

L’Écho de Paris renchérit : l'abstentionnisme est la plaie des partis modérés :

« Les gens de gauche, au contraire, votent en masse. »

Car, c’est bien connu, l’électeur de gauche vote comme un seul homme. Jaloux, Le Petit Marseillais déplore que l’homme de droite ne soit pas aussi discipliné :

« On ne prétend pas rassembler les électeurs, les faire manœuvrer et finalement les conduire au bureau de vote, en répétant : ‘Gauche !... Gauche !... Gauche !...’

Ce sont les méthodes socialistes et plus encore les méthodes communistes. »

L’heure est grave. Face à la menace du Front populaire, la mobilisation des électeurs de droite négligents, oublieux ou insouciants est lancée. A la veille des élections de mai 1936, L’Écho de Paris prévient ses lecteurs en manchette : « L’abstentionniste est un déserteur ! »

Dans L’Ami du Peuple, Pierre Taittinger flétrit les électeurs tentés par l’absentéisme électoral :

« Vous croyez être très forts. Vous êtes simplement des malheureux, puisque vous vous faites volontairement les auxiliaires de toutes les révolutions.

Vous êtes aussi prêts à toutes les servitudes. […] Cette fois-ci, nous risquons de voir sortir de l'urne, avec une majorité de Front Populaire, l'affiche de mobilisation, tout simplement.

Avis aux abstentionnistes. S'ils persévèrent dans leur dessein, ils porteront devant le pays la plus lourde des responsabilités : celle des lâches ! »

Le Courrier de Saône-et-Loire prévient les « Pantouflards » que ce sont leurs homologues espagnols qui ont porté au pouvoir un gouvernement de Front populaire en Espagne.

Plutôt que de les menacer des feux de l’enfer, L’Aube les supplie de bien vouloir se rendre aux urnes :

« Ah ! Français qui n'avez pas encore ressenti les premiers frissons du péril extérieur, qui n'avez rien compris aux événements d’Espagne, qui vous complaisez dans vos égoïsmes et vos mesquineries, qui maniez la critique avec art et le dénigrement avec une férocité joyeuse, n'avez-vous pas compris que l'heure était venue de faire trêve à ces jeux mortels de l'esprit qui nous ont conduits où nous sommes, c’est-à-dire... Face à la Révolution, Face à la faillite, Face à la guerre.

Vous vivez tranquilles, dans vos pantoufles. Vous allez au cinéma le samedi et à la pêche le dimanche. Vous haussez les épaules devant les panneaux électoraux... Et vous ne votez pas !

Eh bien ! Je vous en supplie, si vos cœurs ne sont pas fermés à tout noble sentiment, si vous pensez un peu à la Patrie, aux familles anxieuses, aux travailleurs qui souffrent, sortez demain de votre torpeur. Votez, votez. S'abstenir, c’est trahir. Et jamais trahison n'aura été aussi criminelle. »

Dès lors, tous les moyens sont bons pour tirer par la manche l’abstentionniste. L’Écho de Paris recommande à ses lecteurs de faire « PARTOUT la chasse aux abstentionnistes » :

« Repérez-les. Envoyez-leur par la poste quelques tracts de nature à les décider à voter. Endoctrinez-les si vous les connaissez en leur montrant l'importance de la consultation électorale et en leur faisant ressortir qu'il n'en coûte véritablement pas beaucoup de faire son devoir électoral.

Si vous entendez dire dans les jours qui précéderont le scrutin que certaines personnes de vos relations présumées favorables à nos idées ont l'intention de s'absenter, intervenez pour qu'elles organisent leur déplacement de manière à pouvoir quand même voter.

Si elles doivent quitter leur domicile le 26 avril, rappelez-leur avec insistance la nécessité de passer au bureau de vote avant de prendre la route ou le chemin de fer. »

Un lecteur de L’Ami du peuple appelle à une « croisade » des gens de droite, rien de moins, vis-à-vis des abstentionnistes « qui sont de leurs amis », en les harcelant jusqu’à ce qu’ils aillent voter, et bien voter. On peut supposer, du fait des méthodes suggérées, que des amitiés ont dû se déliter sur l’urne.

Mais la croisade des casse-pieds est un échec pour la droite. Décidément, l’abstentionniste est un imbécile, un déserteur, un traître. Comment comprendre autrement leur acceptation tacite du triomphe de la gauche, comme l’écrivait la conservatrice La Petite Gironde :

« La politique, c'est bon pour les imbéciles [disent-ils] !

Les imbéciles – faibles d'esprit – ce sont eux. Par un snobisme ridicule, ils livrent leur fortune, leur liberté, leur pays à des agents révolutionnaires internationalistes. »

D’ailleurs, l’abstentionniste le plus célèbre, aime-t-on à le répéter, fut Ponce Pilate.

Mais rien n’y fait. Le Petit Troyen s’égosille en Une pour sermonner « l’abstentionniste républicain » à voter en 1937 :

C’est finalement la Chambre elle-même qui, par l’abstention, renversera le Gouvernement. Et, mieux encore, en pleine Seconde Guerre mondiale, en mars 1940.

Tandis que la Drôle de guerre met les nerfs des Français à rude épreuve, 230 députés votent la confiance au gouvernement – très populaire – d’Edouard Daladier et aucun ne vote contre.

Mais 300 s’abstiennent.

Ce vote confirmant celui du Sénat, Daladier remet la démission de son Gouvernement au Président de la République. Selon L’Intransigeant, ce sont les choix stratégiques qui ont été sanctionnés par la Nation :

« Ce que la Nation et la représentation parlementaire demandent, c'est un véritable renouvellement des méthodes. »

La Tribune de l’Aube se voulait rassurante quant au choix des abstentionnistes :

« La séance d’hier à la Chambre aura des conséquences heureuses pour le pays si M. Reynaud sait s’entourer d’hommes qui n'aient qu’un programme, qu’un projet, VAINCRE »

On sait ce qu’il en fut.

Et les Français purent, alors, méditer les paroles d'un discours de Léon Gambetta (1877) qu'ils avaient pourtant régulièrement entendu et commenté sur les bancs de l'école :

« Je voudrais qu’on fît bien pénétrer dans la tête de l’électeur, que ce bulletin de vote, que ce carré de papier, c’est sa destinée, que c’est lui – quand il écrit un nom sur son carré de papier – qui [se] prononce souverainement sur le bien ou le mal qui doit lui arriver.

Retenez bien que vous pouvez influer sur l’administration, sur les finances, sur les fonctionnaires, sur les lois, sur tout enfin, à l'aide de ce carré de papier, parce que le jour où vous votez, vous êtes les maîtres. »

Édouard Sill est historien, docteur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains.