Le credo selon lequel les religieuses, du fait d’une nature féminine censément moins « sexuelle » que celle des hommes, seraient mieux protégées des tentations, est également battu en brèche par le journal républicain. À l’argument du Dr Duffieux, « l’un des docteurs casuistes qui ont cherché à justifier le célibat religieux », pour qui les menstruations serviraient à évacuer le trop plein d’énergie sexuelle chez les femmes en général et chez les religieuses en particulier, La Lanterne rétorque :
« La vérité, rendue évidente par l’observation et les scandales multiples de la vie cléricale, est que les religieuses sont précisément atteintes, plus que les femmes mariées, de troubles ou dérangements de cette fonction et exposées à de graves maladies en résultant, comme nous le signalerons. »
Cette lecture des tourments de la chair s’inscrit dans un horizon scientifique qui a vu changer, dans les dernières décennies du siècle, le statut de la « sexualité », cette branche du comportement et du savoir humains elle-même inventée au cours de la période. L’approche morale et religieuse, qui maintenait les manifestations de l’Éros dans l’ordre des pulsions honteuses, a cédé la place à une vision à la fois plus scrutatrice et plus normative, celle des médecins, des psychiatres et désormais des « sexologues », qui reformulent la vieille partition entre « mauvaise » et « bonne sexualité » : la première est celle des perversions érotiques longuement détaillées par Richard von Krafft-Ebing dans son ouvrage-somme de 1886 Psychopathia Sexualis ; la seconde continue de se définir dans le cadre du mariage, en fonction d’une partition « genrée » qui attribue aux hommes de plus grands besoins sexuels qu’aux femmes – légitimant, de ce fait, le recours à la prostitution ou à l’adultère –, mais qui n’en considère pas moins le coït régulier comme une activité indispensable et saine pour les deux sexes, dont l’absence est aussi préjudiciable que les excès.
Dans ce nouvel horizon mental, la chasteté exigée des clercs, problématique dès les origines, semblait défier le siècle, à l’heure où il s’agissait de réduire tous les particularismes de l’Église catholique. Était-ce, pour autant, à la presse, aux partis et à l’État de l’exiger ?
Si plusieurs affaires de mœurs laissaient bien entrevoir la vulnérabilité spécifique des enfants ou adolescents élevés en milieux clos, violeurs, corrupteurs et pédophiles n’étaient pas tous, loin s’en faut, issus des rangs de l’Église. Aussi est-ce plus la passion anticléricale que le souci de la nuance et de la vérité qui pouvait encore faire écrire à La Lanterne, en septembre 1903 : « l’éducation des prêtres en fait des monstres, aucun n’échappe à cette loi ».
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Pour en savoir plus :
FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité, t. 4, Les aveux de la chair, Paris, Gallimard, 2018
LALOUETTE Jacqueline, La république anticléricale, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 2002
RÉMOND René, L’anticléricalisme en France, de 1815 à nos jours, rééd. Paris, Fayard, 1999
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Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon.