De la macumba à l’umbanda, les religions brésiliennes vues par la presse française
Tandis que via les danses la culture brésilienne se diffuse en France dans l’entre-deux-guerres, un certain nombre de journaux s’intéressent aux croyances syncrétiques des Noirs et Métis brésiliens. La vision qu’ils en tirent s’avère souvent réductrice et moralisatrice.
Au mois d’août 1939, de retour d’une tournée de cinq mois en Amérique du sud, la célèbre chanteuse et danseuse Joséphine Baker annonce rapporter des tas de choses :
« D’abord, deux danses nouvelles, prodigieuses, fantastiques ! la “macumba” et la “samba”.
Ce sont des danses frénétiques. La macumba surtout, qu’on n’exécute qu’une fois l’an et que les blancs ne sont pas admis à contempler. »
Mais quelle est donc cette intrigante macumba à la danse frénétique ? Écoutons le poète et critique d’art Léon Kochnitzky. Dans une de ses chroniques des Nouvelles littéraires (« Le strapontin volant », à lire sur Gallica), dont le principe consiste à se rendre en avion dans tous les lieux où l’appelle le spectacle de la vie, il évoque un séjour qui l’a conduit jusqu’à Rio de Janeiro en 1932 :
« La Macumba […] est une messe noire célébrée par des noirs…
En réalité il n’y a pas de messe noire, mais seulement les pratiques de sorcellerie accompagnées de chants et de musique, de danses rituelles, de cérémonies magiques et érotiques, où le culte des saints et la liturgie de l’Église se superposent à l’adoration du Vaudou.
Prières, incantations, scènes de spiritisme rudimentaires, transes, extases, chutes lascives, phallophories. »
Bien plus que d’une danse, c’est donc d’une pratique cultuelle d’origine africaine qu’il s’agit. Un culte qui intrigue et fascine les observateurs, qu’ils soient anthropologues, journalistes, romanciers, poètes, qui y voient une « fête de magie nègre » (La République, 09/03/1933).
Ainsi en est-il du romancier franco-arménien Léon-Basile Guerdan (qui signe L.G. Guerdan) que Marianne envoie au Brésil percer les « mystères du vaudou » (24/02/1937) :
« Les Macumbas – c’est ainsi qu’on nomme au Brésil, les mystères du Vaudou – sont clandestines. »
S’il a pu y assister, c’est après trois semaines de démarches. Ce soir-là, c’est une jeune femme qui va bientôt se marier qui célèbrera « sa dernière macumba de vierge. Elle fera appel à quatre esprits, dont celui de Maria Congo, âgée de 368 ans, dont le langage quelque peu trivial et obscène déchaîne les rires. »
Puis débute la cérémonie.
« Conduites par la prêtresse, les officiantes vêtues de robes blanches tournent autour de l’autel, elles implorent des divinités (on ne sait pas s’il s’agit du Dieu des chrétiens ou des idoles africaines) la permission d’accomplir leurs rites sacrés.
Elles font ensuite de larges signes de croix, se jettent à plat ventre devant l’autel, les mains derrière le dos, baisent le parquet et le fétiche épinglé au tulle […].
Il s’agit sans doute de l’esprit africain qui va traverser les mers, les montagnes et les forêts pour arriver jusqu’à nous. »
Pendant ce temps, la prêtresse « court d’un bout à l’autre de la pièce, en poussant des “hou hou” ; ses yeux lancent des flammes, son visage jovial devient sinistre. Pourtant, aucun de ses gestes n’est disgracieux, elle pourrait fort bien rivaliser avec Joséphine Baker, sur la scène du Casino de Paris. »
C’est peut-être une telle cérémonie qui inspirera quelques années plus tard Joséphine Baker !
Quoiqu’il en soit, la presse étrangère, notamment française, peut-être en mal d’exotisme, ouvre alors grandes ses colonnes à la macumba. Il faut dire que depuis les années 1930, le Brésil dirigé d’une main de fer par Getúlio Vargas a finalement intégré peu à peu parmi les marqueurs de l’identité nationale brésilienne, les pratiques culturelles d’origine africaine. Et le mot de macumba se popularise jusqu’à l’étranger.
Le lecteur français n’est donc pas étonné lorsqu’il retrouve cette pratique populaire dans le roman de Jorge Amado, Jubiabá, traduit en français en 1939 sous le titre Bahia de tous les saints. Anita Esteve en rend compte dans Le Midi socialiste (27/05/1939), évoquant « le rythme obsédant des cérémonies de la Macumba, au cours desquelles sont évoqués les dieux, proches parents des idoles d’Afrique ».
Albert Camus rendra compte, lui aussi, dans Alger républicain (09/04/1939), de ce « roman où toute l'importance est donnée à la vie, c'est-à-dire à un ensemble de gestes et de cris, à une certaine ordonnance d'élans et de désirs, à un équilibre du oui et du non et à un mouvement passionné qui ne s'accompagne d'aucun commentaire ».
Une décennie plus tard, en déplacement au Brésil, il assistera, dans la périphérie de Rio, à une macumba et sera témoin d’une transe (Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles. Paris, La Pléiade NRF, 1962, p.2066-2067) :
« Mais, si j’ose dire, d’une transe calme : les mains aux reins, le pas raidi, l’œil fixe et atone. […]
De plus en plus nombreux, les danseurs quittent leur cercle pour venir danser à l’intérieur, tout près des cercles d’eau, mais sans jamais les franchir. Ceux-là précipitent leur rythme, se convulsent sur eux-mêmes et commencent à pousser des cris inarticulés.
Les tambours maintenant font rage et tout d’un coup, le père [des saints] se déchaîne […]. »
En se faisant traduire une à une les étapes, les chants et les rituels, Camus cède, à l’instar de bien des étrangers, à d’étranges comparaisons : ainsi la danse est-elle « un piétinement sur lequel se greffe la double ondulation de la rumba » ; la transe fait pour sa part surgir « des sons rauques qui rappellent l’aboiement ».
Rares sont ceux comme l’anthropologue Roger Bastide, enseignant à l’université de São Paulo depuis le milieu des années 1930, capables de comprendre que « pour ressusciter le passé »,
« L’Africain prend ses antiques instruments de musique, et le passé renait du tintement énervant de l’agôgô, des mains heurtant le cuir tendu du tambour.
Il est très difficile de donner au lecteur français une idée de cette poésie, toute farcie de termes africains mêlée de chants intraduisibles et dont le rythme se moule à celui des doigts sur les tambours, comme dans ce poème de Murilo Araujo :
Nègre, prépare le point / Aïe Umbanda ! / Tourne, ivre de tourner / Aïe Umbanda ! / Nègre, crie O-o-ou. »
Et voici soudain évoquée, au détour d’un poème, une autre manifestation religieuse : l’umbanda. Née au début du XXe siècle, à Rio de Janeiro, cette religion syncrétique puise dans la macumba et le spiritisme d’Allan Kardec, introduit au Brésil dès la fin des années 1850. L’umbanda se présente alors comme une adaptation de cultes d’origine européenne et africaine à la nouvelle société urbaine et industrielle du Brésil.
C’est en ce sens qu’elle a été perçue et présentée par de nombreux intellectuels, comme une « religion typiquement brésilienne », en valorisant tous les apports culturels qui ont contribué à la formation historique de ce pays, et notamment celui des premiers habitants du Brésil.
Un des jalons narratifs de l’umbanda renvoie ainsi à la figure d’un Indien, le Caboclo das Sete Encruzilhadas, qui aurait apporté le message fondateur de la religion. À noter que l’umbanda possède, depuis 1939, une représentation officielle suite à la fondation de la fédération spirite de l’Umbanda. Cette dernière jouera un rôle essentiel pour la diminution des agressions policières, qui avaient augmenté suite à la création en 1937 de la Section des Stupéfiants et des Mystifications, chargée de faire respecter le Code Pénal de 1890, dont les articles 156, 157 et 158 interdisaient la pratique illégale de la médecine via le spiritisme ou la magie.
Vu de Paris, toutefois, la perception de l’umbanda est bien différente : quand elle n’est pas ignorée, elle est fortement décriée. La Revue Spirite, gardienne du dogme kardéciste, lui dédie ainsi quelques lignes au vitriol en présentant l’ouvrage de Jacy Rego Barros, Senzala e Macumba, publié à Rio en 1939 :
« Nous remercions vivement la fédération spirite brésilienne de nous avoir adressé ce petit livre sur le catholicisme et le spiritisme de bas étage des nègres du Brésil […].
Senzala e Macumba est rempli d’informations et de détails sur la religiosité, la sorcellerie, la magie noire, le bas occultisme, de la populace au Brésil.
Et, ce qui ne gâte rien à l’affaire, l’auteur prouve que la doctrine d’Allan Kardec n’a aucune responsabilité dans ces mœurs afro-brésiliennes, alors que comme à Cuba l’Eglise romaine est elle-même envahie par les superstitions grossières et dégradantes des esclaves noirs. »
En dénigrant ce qu’elle appelle des « superstitions de la populace noire », sans chercher un instant à comprendre la complexité du syncrétisme qui lui a donné forme ni le contexte de valorisation culturelle d’un Brésil métis dans lequel elle s’est structurée, cette revue de la fédération spirite déforme le sens de cette pratique cultuelle.
Ce que ne pouvait percevoir la Revue Spirite, c’est que cette religion urbaine cherchait aussi à offrir à une population de déplacés (d’un continent à l’autre ; d’un univers rural vers un univers urbain), population en perte de repères, une solution religieuse conciliatrice et harmonieuse.
–
Pour en savoir plus :
Marion Aubrée, François Laplantine, La Table, le Livres et les Esprits. Naissance, évolution et actualité du mouvement social spirite entre France et Brésil, Paris, JC Lattés, 1990
Roger Bastide, Les Religions africaines au Brésil, Contribution à une sociologie des interpénétrations de civilisation, Paris, PUF, 1960
–
Laurent Vidal est historien, spécialiste des Mondes américains. Il est professeur des universités en histoire à l’université de La Rochelle (depuis 2007) et directeur de recherche à l’Institut des Hautes Etudes d’Amérique Latine (Université de Paris III).