1935 : Marcelle Prat, une femme reporter en Afrique
En 1935, cinq ans après Joseph Kessel sur la piste des esclaves, c’est au tour d’une femme reporter, Marcelle Prat, de traverser l’Égypte, la Lybie, le Soudan et l’Abyssinie. Elle ne passera pas inaperçue.
Être femme et reporter dans l’entre-deux-guerres
Lorsqu’il est né dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le reportage s’est constitué comme la spécialité masculine par excellence au sein du journalisme. Entraînant celui ou celle qui le pratique loin de la sphère domestique à laquelle les femmes sont traditionnellement associées, le reportage se définit comme une profession tournée vers le monde, ses soubresauts politiques, ses dangers et ses mystères.
Des femmes reporters se sont néanmoins taillé une place de choix dans l’histoire de la profession. Séverine, une pionnière, produit dès les années 1890 des enquêtes sociales, par exemple à propos des ouvrières parisiennes. Elle se déguise en « casseuse de sucre » afin de vivre de l’intérieur ce travail harassant et de donner plus de poids aux revendications des ouvrières.
Dans l’entre-deux-guerres, de nombreuses femmes continuent d’inventer un reportage au féminin. Certaines explorent des sujets liés à des réalités féminines, comme les métiers féminins (mannequin, dactylo, femme de chambre) ou le milieu de la prostitution. D’autres abordent de front les mêmes sujets que leurs collègues masculins et parcourent le monde. C’est le cas, par exemple, de Titaÿna, une personnalité fascinante, à la fois aventurière, cinéaste documentaire et reporter.
Dans cette veine de l’enquête au long cours se situent les reportages de Marcelle de Jouvenel (1896-1971) ou Marcelle Prat, de son nom de jeune fille, celui qu’elle utilise encore après son mariage avec Bertrand de Jouvenel pour signer ses reportages. Romancière puis journaliste, elle produit dans les années 1930 des reportages notamment dans Paris-Soir et Le Matin.
En 1935, son reportage À travers le sable et la jungle, publié quelques mois avant le déclenchement de la guerre italo-éthiopienne, raconte son périple en Égypte, en Libye, au Soudan et en Abyssinie. Il s’agit d’un récit attentif au mode de vie des habitants, vif, sensible et mobile.
Parmi les habitants du désert
« Lentement l’hélice du bateau finit de moudre les dernières vagues de la Méditerranée.
Entre moi et l’Orient il n’y a plus qu’un métrage de quelques cubes d’eau bleu-azur. »
C’est par ces mots que Marcelle Prat aborde Alexandrie, en Égypte. Elle est frappée par les appels des hommes et des enfants qui mendient dans le port. Ce n’est toutefois pas la ville qui l’intéresse, mais « le désert ». Elle compte y « [étudier] d’autres joies, d’autres misères, d’autres modes de vie que ceux sur lesquels est basée la civilisation », loin des scandales politiques et des impératifs économiques.
En train, elle quitte Alexandrie et traverse d’immenses étendues lumineuses, « les déserts de sel de l’Égypte », puis le désert de sable. La voilà à Mersa Matruh, « le grand centre commercial du désert », où elle ne trouve ni « marchands », ni « acheteurs », ni « or ». Pourtant la « marchandise […] passe de mains en mains ». On lui explique que tout fonctionne par échange. Prat admire la « confiance [qui] règne chez ces hommes du désert », la « prospérité » hors des « lois économiques » de l’Occident.
Prat se met en quête d’un guide qui lui livrera les clés du désert de Libye. Elle rencontre une dénommée Hélène Scott, aventurière anglaise à la « tête rasée ». C’est là un intérêt du reportage au féminin que d’arrêter son regard sur des figures féminines, quelles qu’elles soient, et de donner à voir des silhouettes originales. Scott accepte de conduire la reporter jusqu’à « l’oasis de Jupiter Ammon » en voiture. Les deux femmes partent en pleine tempête de sable.
Tandis que la tempête s’épaissit, et malgré les inquiétudes de Prat, Scott suit la piste du « camp des Bédouins » grâce aux « squelettes de chameaux ». Elles parviennent au camp, simplement « une dizaine de tentes piquées au ras du sol ». Prat observe les hommes « [assis] sur leurs talons », « en rond », dans leur demeure dénuée d’objets.
« Leurs seules lois ce sont les forces de la nature. Ici un puits, là un peu d’ombre, voilà ce qui régit leur existence.
Non plus, ils ne savent rien, ni lire, ni écrire, ni compter ; même leur âge, ils l’ignorent. Ils ne connaissent que leur âme, les étoiles, la tempête, le soleil. »
Pour Prat, ces « peuplades […] sont volontairement restées en dehors des évolutions de la civilisation ». Ils lui apparaissent sans culture, sans esthétique, presque sans tradition. Prat n’échappe donc pas au point commun qui relie les reporters de l’époque, soit la perception des autres ethnies à travers une grille d’interprétation occidentale souvent simplificatrice.
Cependant, loin d’attacher une valeur négative à ce qu’elle interprète comme une absence de culture, Prat y voit une liberté fascinante, celle « des êtres qui n’ont jamais été brimés par rien que par leur volonté ».
Après avoir quitté les Bédouins, Prat et Scott campent dans le désert. La reporter découvre les scorpions et les « sept teintes de l’arc-en-ciel » au soleil couchant. Prat remarque « qu’après tout, une maison c’est peut-être un préjugé, puisque les Bédouins, eux, préfèrent mourir que de dormir entre quatre murs ».
Le prochain arrêt des deux aventurières est « l’oasis de Jupiter Ammon », dans le désert de Libye, un « morceau de paradis » avec ses arbres fruitiers. Prat s’engage dans les ruelles dont l’histoire remonte à « cinq siècles avant Jésus Christ ». La présence d’une femme blanche fait sensation.
« Voilà comment la population sénoussie, contrariée par la venue d’une étrangère, me reçoit.
Les femmes, terrassées d’épouvante, s’enfuient sur mon passage, elles rampent le long des murs, s’engouffrent dans des portes :
– Une chrétienne… Une chrétienne… ça porte malheur !… »
Des « gamins » l’entourent. L’un d’eux propose de la guider à travers les maisons « de sel et de boue ». Ils aperçoivent un groupe de petites filles, les « vierges », explique le garçon.
« Surprenantes petites choses de sept ou huit ans qui ont l’air de poupées, des poupées avec des cheveux comme de la laine noire, formant des milliers de petites tresses qui leur retombent sur les yeux.
Enfants harnachées de perles, de verroteries, de colliers, pluie de métal qui leur tombe jusqu’à la taille […]. »
Elles sont « à vendre », explique Prat, à « n’importe quel Arabe graisseux ». « Souvent ces petites filles à l’âge de quinze ans ont déjà eu une trentaine de maris », ajoute-t-elle.
Prat assiste ensuite à un mariage traditionnel. Elle est saisie par le regard incandescent de la jeune fiancée. Une vieille femme offre de la lui vendre comme « esclave ». Le contact de Prat avec la prostitution, l’esclavage et le mariage des enfants est raconté de façon saisissante, sans jugement explicite, mais avec sensibilité et empathie.
Par la suite, la reporter accompagne « un archéologue américain » dans les montagnes alentour de l’oasis, où se trouvent de nombreuses chambres mortuaires. Ils explorent des lieux de fouille. Dans un tombeau, devant la reporter horrifiée, l’archéologue ouvre un sarcophage dont il dégage un bras de momie couvert d’« une série de bracelets d’or », puis une tête et d’autres objets précieux.
Une femme blanche chez les chercheurs d’or
Prat connaît quelques difficultés pour entrer dans « la zone inconnue du Soudan », en Abyssinie. Selon ses dires, les « autorités anglaises » sont réticentes à « laisser voyager une femme blanche chez les noirs ». Elle doit d’abord obtenir la permission du gouverneur à Roseires, « dernier poste accessible ».
Fort à propos, un mystérieux Italien vient cogner à sa porte pour lui proposer ses services de guide. Il dépeint l’Abyssinie comme un « pays de Cocagne » en attente de sa ruée vers l’or, affirmation qu’il appuie en « [tirant] de sa poche des cailloux incrustés d’or ». La nationalité italienne du guide et son avidité à conquérir l’or de l’Abyssinie inscrivent implicitement dans le reportage les échos de l’actualité internationale et les visées de Mussolini sur l’Éthiopie.
Bien que plusieurs lui déconseillent un voyage en compagnie du « signor L… » – un « trafiquant d’or, un contrebandier, un espion » –, Prat accepte la proposition de l’aventurier. Pour tout bagage, elle emporte « un sac de toile et, comme habit, une culotte, une blouse, et le casque ». Ils iront par train jusqu’à Makwar, puis en auto jusqu’à Kourmouk, d’où, avec une « caravane de mulets », ils entreront en Abyssinie.
Ellipse. Voilà Prat en pleine marche dans un paysage rocailleux. La progression dans ce territoire accidenté est difficile.
« Suis-je dans l’enfer de Dante ? Devant moi, des falaises se dressent menaçantes et prêtes à s’ébouler.
Je marche sur des crapauds. Sombre ravin au fond duquel des chauves-souris tourbillonnent. […]
À quelques mètres, des centaines de vautours se débattent autour d’une charogne invisible […]. »
Le « signor L… » mène Prat jusqu’à des cavernes où s’abritent les chercheurs d’or. L’immense « salle creusée dans le roc » dévoile ses richesses, un sol garni « [de] peaux de tigre », « un lit recouvert d’une couverture de plumes d’autruche ». Le repaire renferme « des centaines de fusils » et des explosifs.
L’un des chercheurs d’or fait les honneurs du lieu à la reporter. Il lui décrit aussi les mœurs des locaux et le travail des femmes noires dans les champs. À nouveau, Prat est attentive à noter les rudes conditions de vie des femmes africaines. Son regard incisif souligne aussi la malhonnêteté des chercheurs d’or, qui camouflent leur trafic et les tombeaux pillés sous le couvert d’une « entreprise archéologique ».
À Roseires, au seuil de l’Abyssinie, la présence de Prat crée à nouveau une petite commotion : « Tout le village est en émoi : une femme, une blanche… ». Prat se dit encerclée et observée par les autochtones, dans un « réciproque étonnement : pendant qu’eux rient en [la] regardant, [elle est] stupéfaite à la vue de leurs museaux boursouflés, de leurs crânes en pointe ». Voilà la reporter livrée au regard et à la rencontre de l’Autre, scène inédite qu’on ne retrouve pas dans les récits des reporters masculins.
Enfin, le gouverneur vient à leur rencontre. Il met Prat en garde – « Vous savez, madame, qu’une blanche n’a jamais franchi ce poste » – mais lui permet, avec son guide italien, de poursuivre le voyage.
Rencontre au cœur de l’Abyssinie inconnue
La traversée de la jungle confronte la reporter aux « besoins initiaux de la vie : la soif, la faim, le repos », loin des « fausses valeurs que la civilisation a introduites en vous ». L’un des fils conducteurs du reportage, l’observation d’une vie vraie, affleure à nouveau, tandis que Prat décrit la torture de la progression dans la jungle, « vissée sur l’échine suante de [sa] mule ». Son corps s’adapte à l’expérience :
« Tout en moi est déjà modifié, je regarde, je marche, j’écoute différemment, car j’ai compris que ma seule défense était dans mes cinq sens. »
La petite caravane trouve enfin le lit d’une rivière et se désaltère d’une eau « trouble et [remplie] de sable ». Le campement est dressé à la belle étoile. Seule une moustiquaire, « léger voile qui flotte dans le vent », les protège des « dangers de la jungle ».
C’est alors qu’« une armée de noirs » arrive à leur campement, annoncée par le tam-tam. Leur chef s’approche. Après un court dialogue, l’Italien rassure Prat, tout va bien : « ils sont venus pour vous regarder et vous saluer ».
Nouvelle scène de rencontre : la reporter se trouve placée au centre des hommes assis en rond, qui l’observent « comme si [elle était] un spectacle », avant de « danser jusqu’au petit jour ». Prat assiste à différents rituels qu’elle décrit minutieusement.
« En file de quarante, de cinquante, ces noirs en chemise blanche, tous se tenant par les hanches, avancent en sautant sur un pied et sur l’autre ; à leur tête, une sorte de diable au crâne rasé frappe à coups de baguette sur un gigantesque tambour. »
Plus tard, après avoir atteint Khurmuk, la caravane quitte le Soudan et prend « le chemin des jungles désertiques d’Abyssinie », en route vers « ce coin mystérieux […] qui, dans l’antiquité, s’appelait les caves d’or des Pharaons », territoire de la tribu des Beni Shangul.
« De l’autre côté, très loin, le propriétaire de tout cela, le Roi des Rois, le Négus, étonnant personnage qui, sur son trône d’argent, enveloppé de pourpre et d’or, a su rester indépendant malgré les grandes nations qui cherchent à le capter. »
L’affirmation est sur le point d’être contredite par la guerre italo-éthiopienne, déclenchée à l’automne 1935, qui mènera Haïlé Sélassié Ier, empereur d’Éthiopie, à l’exil.
Pour l’heure, Prat insiste sur la question de l’esclavage : « La Société des nations a donné soixante ans au roi des rois pour que la chair humaine soit mise en liberté », or « rien n’a changé » en ce domaine. Chez les Beni Shangul, une nuit depuis son lit de camp, Prat observe ainsi une caravane d’esclaves enchaînés.
« Ma respiration est coupée. Chemin tortueux où, dans l’ombre de la nuit, des gardes armés mènent le bétail humain vers les marchés.
Chevilles et mains garottées, la chair noire est dirigée vers des centres. […]
À coup de bâton, à coups de pic on les aiguillonne. »
Par ces observations, Prat condamne l’inaction du « roi des rois » en matière d’esclavage, un geste qui pourrait s’interpréter comme un acquiescement tacite à la politique mussolinienne, dans le contexte qui précède le conflit italo-éthiopien. Le Matin, en février 1935, commence en effet à évoquer les incidents de frontière et la « tension » accrue entre l’Abyssinie et l’Italie.
Mais Prat ne prendra pas nettement position à ce sujet, se contentant de manifester sa désapprobation à l’égard de la pratique de l’esclavage, comme elle manifestera, tout au long de son reportage, une empathie pour les populations indigènes, notamment pour les enfants et les femmes.
On pourra sans doute y voir l’une des marques du reportage au féminin et de sa sensibilité à l’altérité.
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Mélodie Simard-Houde est historienne, chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.