Séquence pédagogique

Faire grève sous le Second Empire

le par - modifié le 15/02/2024
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L’actualité sociale montre régulièrement que la grève constitue un mode d’action banalisé dans le monde du travail. Il n’en n’a pas toujours été ainsi. L’histoire de la grève contemporaine se structure au XIXe siècle à mesure que la France s’industrialise et que le monde ouvrier s’organise. La presse représente un champ privilégié pour observer cette évolution des luttes sociales.

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Quatrième histoire (« L'Europe et le monde au XIXe siècle : L'Europe de la révolution industrielle »)

Première Générale histoire (« Thème 2 : La France dans l’Europe des nationalités : politique et société (1848-1871) » - Chapitre 2 : L’industrialisation et l’accélération des transformations économiques et sociales en France »)

Première technologique histoire (« Thème 2 : Les transformations politiques et sociales de la France de 1848 à 1870 » - Question obligatoire A :  La transformation de l’économie et de la société sous le Second Empire, régime autoritaire (industrialisation, urbanisation, essor du chemin de fer) »

Première professionnelle histoire (« Hommes et femmes au travail en métropole et dans les colonies françaises (XIXe siècle-1ère moitié du XXe siècle »)

Quatrième EMC (travail autour des « libertés »)

Seconde EMC (« Les libertés collectives : le développement de la démocratie moderne ; l’extension du suffrage ; la naissance des droits sociaux ; l’égalité femmes/hommes »)

Seconde professionnelle EMC (« La liberté, nos libertés, ma liberté »)

Introduction

L’histoire de la grève, l’action de cesser le travail pour conquérir des revendications, n’a pas commencé au XIXe siècle avec le développement des sociétés industrielles occidentales. Néanmoins, c’est à partir de ce siècle que la « coalition » ouvrière – un terme popularisé pendant la Révolution pour désigner les réunions d’ouvriers en vue de faire grève – alors marginale et interdite devient un moyen banalisé et légalisé d’appuyer l’action ouvrière.

C’est donc moins la grève en tant que telle qui devient un droit en France à partir de 1864 que la fin du délit de coalition. Il peut paraître paradoxal que ce changement intervienne sous le Second Empire de Napoléon III (1852-1870), un régime dont les débuts sont caractérisés par leur autoritarisme.

Ce basculement est surtout représentatif des évolutions du régime, porté par un dirigeant sensible à la question ouvrière, mais aussi et surtout de celles de la société, alors que l’industrialisation s’accélère et ce avant même que le mouvement ouvrier ne s’organise syndicalement. La loi entérine pour l’essentiel une réalité de facto, mais elle en amplifie la portée. Néanmoins, cette légalisation ne signifie pas que l’acte lui-même perde de son caractère transgressif.

Étudier la grève sous le Second Empire par le prisme de la presse écrite est particulièrement intéressant pour observer l’évolution de l’opinion publique autant que la structure des médias eux-mêmes, qui restent encore majoritairement le reflet d’une élite.

Faire grève, un délit qui perdure sous le Second Empire autoritaire (1852- début des années 1860)

La période de 1852 au début des années 1860 est traditionnellement considérée comme celle de « l’empire autoritaire », avec un contrôle fort de l’État sur la vie sociale des Français. Elle correspond par ailleurs à un moment de modernisation économique, portée par Napoléon III, qui est autant catalyseur économique qu’entrepreneur de grands travaux. L’industrialisation connaît un essor important, même si le monde ouvrier présente encore une grande diversité. Les grèves, toujours spontanées, sont le reflet de conditions de travail éprouvantes mais elles révèlent aussi que les travailleurs commencent à prendre conscience de l’importance d’unir leurs forces.

Si les grèves sont officieusement tolérées, la réponse est néanmoins toujours répressive. Les patrons attendent de l’État qu’il joue son rôle de garant de la législation en vigueur. En effet, depuis la loi Le Chapelier de 1791, la « coalition ouvrière » est interdite. Le Code pénal de Napoléon Ier en 1810 qualifie la participation à une coalition ouvrière de « délit » passible d’amende et de prison. La loi du 15 mars 1849 sous la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte confirme l’interdiction. Il s’agit de contrôler la classe ouvrière.

Document 1 : La grève des ouvrières de la manufacture de tabacs de Marseille de 1853

« Une petite émeute féminine a éclaté dans la matinée du 25 parmi les ouvrières de la manufacture de tabac. Ces femmes, au nombre de plus de 1.250, sont réparties dans cinq grandes salles de la manufacture. Depuis quelques temps, par suite d'une décision de l'administration centrale, il leur était prescrit de couper les couts de cigares avec un couteau, opération qui s'était faite jusqu'ici à l'aide d'une paire de ciseaux. 

Il paraît que cette mesure, prise dans l'intérêt du consommateur (l'expérience ayant prouvé qu'il résultait de l'usage du couteau une amélioration notable dans la confection des cigares), a mécontenté les ouvrières, qui prétendent qu'elle entraîne pour elles une perte de temps, et par conséquent une diminution relative de salaire. Toutefois, le plus grand nombre avait pris le parti de se soumettre, en attendant qu'une décision ultérieure fut prise à l'égard de leurs réclamations ; mais malgré toutes les instances des administrateurs, il a été impossible de faire rentrer les autres dans le devoir. Elles ont pris le parti de se mettre en grève. Une certaine effervescence s'étant manifestée dans les deux salles qu'occupaient ces femmes, on s’est vu contraint d'appeler la force armée pour les forcer de se retirer, ce qu’elles ont fait à la vue des soldats.

Eu apprenant ce qui venait de se passer, les travailleuses des autres salles se sont à leur tour retirées en masse, si bien que toutes les cigarières sont en grève en ce moment. II faut espérer qu'elles ne tarderont pas à comprendre la faute qu’elles ont commise en abandonnant leurs travaux. (Sémaphore de Marseille) »

- Extrait du journal L’Écho Rochelais, 4 mars 1853, page 3.

Document 2 : Les suites de la grève des ouvrières de la manufacture de tabacs de 1853

« Les employés supérieurs de la manufacture impériale des tabacs, réunis en conférence ;

CONSIDÉRANT :

Que les mesures énergiques prises pour faire cesser la mise en grève des ouvrières cigarières, ont produit tout l’effet qu’on devait en attendre.

Que la soumission des ouvrières est aujourd’hui complète, et quelle a été aussi prompte que la répression.

Décident à l’unanimité :

1° Que 100 ouvrières de l’atelier suspendu, choisies parmi celles qui n’ont pris part à l’émeute que par une adhésion tacite, qui sont connues par leur docilité habituelle et par les soins donnés à leur travail, rentreront lundi prochain, 7 du courant.

2° Que 50 ouvrières également choisies parmi la partie turbulente, mais cependant ordinairement obéissantes et soigneuses de leur travail, rentreront le jeudi 17 du courant.

3° Enfin, que le restant des ouvrières suspendues, qui représente la partie la plus active de l’insurrection, celle qui a été, pour ainsi dire, le promoteur du mouvement, se composant de 50 ouvrières environ, ne rentrera que le 20 du courant, — c’est-à-dire, après le mois fixé par la conférence du 25 du mois passé. »

- Extrait du journal la Gazette du Midi, 5 mars 1853, page 2.

Document 3 : la multiplication des grèves en 1855

Éléments de contexte :


Jacques Honoré Lelarge, baron de Lourdoueix (1787-1860), est un journaliste et romancier, propriétaire et rédacteur en chef de La Gazette de France (1849-1860).

L'Exposition universelle de 1855 à Paris s'est déroulée entre le 15 mai et le 15 novembre.

« Chacun a pu remarquer, dans ces derniers temps, une recrudescence fâcheuse dans les coalitions ouvrières. Des serruriers, des carrossiers, des menuisiers, des fondeurs se sont mis successivement en grève, se fondant sur la cherté inaccoutumée des loyers et des denrées de première nécessité pour réclamer une augmentation de salaire. La demande s'appuyait sur des faits malheureusement incontestables, mais sa forme était intolérable. Des boulangers eux-mêmes ont fait écho à la plainte commune, menaçant, si le mouvement se fût généralisé, une affluence immense de population d’une disette instantanée et universelle. La justice a dû intervenir et plusieurs condamnations ont été prononcées. Des meuniers qui, dans une vallée située à quelques lieues de Reims, sous le ressort de la cour de Paris, s'étaient concertés pour changer le mode de perception du prix de la mouture, ont été également poursuivis et la grande voix de M. Berryer elle-même a été impuissante à les soustraire à une condamnation. Je n'entends, en aucune façon, critiquer ces condamnations ; les juges, en appliquant la loi, ont fait ce qu’ils devaient, et la loi elle-même a sa raison d’être dans une nécessité sociale.

[...]

Ce ne sont ni les juges ni la loi qu’il faut accuser ; les patrons eux-mêmes sont à l’abri du reproche, et les ouvriers n’ont été coupables que parce qu’ils ont transgressé la loi. Il est évident, eu effet, que la somme suffisante à nourrir un ouvrier et sa famille peut devenir insuffisante, lorsque le prix des objets nécessaires à la vie change. Or, il est incontestable que depuis un an, à partir surtout des mois qui ont précédé l’ouverture de l’Exposition, les loyers et le prix des denrées alimentaires ont augmenté dans une proportion considérable. D’un autre côté, les patrons ne pouvaient céder à une pression de cette nature sans s'exposer à la voir renaître le lendemain plus pressante encore, et, de plus, ils avaient des marchés passés avec des tiers dans la prévision de la continuation de l’ancien état de choses. Que pouvaient faire les juges et la loi en présence d’une telle situation ? Les juges ne pouvaient qu’appliquer la loi pour empêcher l’extension et l’aggravation du mal, l’appliquer sévèrement, et la loi elle-même n’eût pas modifié sans péril ses sévérités. Pour aller jusqu’à la question, il faut aller au delà des patrons, des juges et de la législation pénale elle-même. »

- Honoré de Lourdoueix, « Quelques questions de droits à l’occasion de l’Exposition », extrait du journal La Gazette, 27 juin 1855, page 3.

Document 4 : Verdict du tribunal de Valenciennes suite aux grèves des mineurs de Vieux-Condé et de Fresnes (Nord), 1862 

« On lit dans le Mémorial de Lille :

" Les ouvriers mineurs impliqués dans la malheureuse affaire des grèves de Vieux-Condé et de Fresnes ont comparu samedi dernier devant le tribunal correctionnel de Valenciennes. [...]

Quatre ouvriers mineurs de Vieux-Condé ont été condamnés à trois mois d'emprisonnement et quatre à deux mois.

Deux ouvriers mineurs de Fresnes ont été condamnés à six mois d'emprisonnement, huit à quatre mois, cinq à trois mois, un à un mois et un à quinze jours. »

- Extrait du Journal des débats politiques et littéraires, 12 avril 1862, page 2.

Questions :


1) Documents 1 à 4 : quels types de travailleurs sont impliqués dans des mouvements de grève ? Quelle conclusion en tirez-vous ?

2) Documents 1 et 3 : quelles revendications sont à l’origine de ces grèves ?

3) Documents 2, 3 et 4 : Quels jugements sont prononcés à l’encontre des grévistes ? Quelle différence peut-on relever entre les verdicts du document 2 et ceux du 4 ?

4) Documents 1 et 3 : relevez quelques termes qui montrent l’opinion des rédacteurs sur les grèves et les grévistes.

La grève reste donc, en dépit de son interdiction, une réalité sociale dans le monde ouvrier. Néanmoins, elle demeure souvent limitée dans le temps, comme une réponse dans l’urgence à un besoin perçu comme impérieux. Les ouvriers lui préfèrent des alternatives moins onéreuses et moins risquées, dans le contexte répressif qui les accompagne alors. Cependant, quand la négociation n’aboutit pas, la grève spontanée reste une option envisagée. Hormis en 1853 et 1855, où le nombre de coalitions poursuivies devant les tribunaux dépassent la centaine, elles ne sont en général que quelques dizaines par an.

Faire grève, un moyen de revendication du monde ouvrier enfin reconnu (début des années 1860 jusqu’à 1864)

Le régime impérial connaît une inflexion à partir des années 1860 et se montre plus à l’écoute du monde ouvrier. Napoléon III a toujours revendiqué une certaine sensibilité à la question ouvrière, inspirée du saint-simonisme. Le contexte politique a changé au début de la décennie, avec la perte des appuis traditionnels de l’empereur, en premier lieu les catholiques sur la question du Vatican et les industriels qui dénoncent le traité de libre-échange avec le Royaume-Uni en 1860. Napoléon III multiplie alors les gestes à l’attention des classes populaires.

Document 5 : La grève des ouvriers typographes parisiens de 1862

À la fin de l’article est cité Louis de La Roque (1830-1903) : sous le Second Empire, il est avocat à la cour d'appel de Paris, journaliste à la Gazette de France, directeur de l’Éclaireur de Bergerac et du Bulletin héraldique de France.

« Les ouvriers typographes, poursuivis pour délit de coalition, ont été condamnés par le tribunal de la Seine ; celte condamnation a été confirmée par un arrêt de la chambre des appels de la cour de Paris, malgré les efforts de M. Berryer. Les ouvriers typographes ont préféré se pourvoir en grâce que de demander à la cour de cassation une nouvelle interprétation de la loi.

Voici, d’après la Gazette de France, le texte de la demande adressée à l’empereur par MM. Gauthier, président, et Baraguet, vice-président de la Société typographique parisienne au nom de leurs confrères :

Compiègne, le lundi 17 novembre 1862.

"Sire !

Une fois déjà les ouvriers typographes sont venus vous demander pitié et justice.

De la pitié, vous en avez eu pour nos familles ; vous leur avez rendu leurs chefs emprisonnés préventivement.

De la justice, les magistrats nous en ont montré en nous appliquant avec modération une loi inflexible à son origine, adoucie en 1849 et qui demande évidemment une réforme plus radicale, car, dans l’opinion de la magistrature, l’'esprit n'en a point changé.

[...]

En attendant la venue d’une législation plus compatible avec les mœurs modernes, nous venons, sire, implorer votre clémence en faveur des ouvriers typographes condamnés.

Ce n’est vraiment point à des coupables que vous pardonnerez : c’est à des ouvriers surpris par un texte impitoyable, alors qu’ils ne demandaient que les moyens de vivre honorablement du fruit de leur travail !

Maintenant, Sire, nous devons le dire, c’est pour élever le débat et non pour le passionner, que nous avons choisi pour nous défendre la voix austère, éloquente, convaincue, de Me Berryer, qui a si bien dépeint nos souffrances, notre résignation et surtout nos désillusions !

La protection constante accordée par Votre Majesté à tout ce qui se rattache au mieux-être des classes laborieuses nous est un sûr garant de l’accueil que vous daignerez faire à notre demande.

Membres tous deux du conseil des prud’hommes, investis par les ouvriers du mandat de faire respecter leurs droits et de défendre leurs intérêts, mais aussi de leur enseigner, par l’exemple, la pratique du devoir, nous ne saurions — même pour les arracher aux angoisses de la détention — nous abaisser au mensonge : c'est parce que nous les croyons innocents — non devant la loi, c’est impossible ! mais devant la conscience publique, — que nous osons appeler sur eux et sur nous votre clémence.

Dans l’espoir d’obtenir la faveur que nous sollicitons, nous avons l'honneur d’être,

Sire,

de Votre Majesté,

Les très humbles, les très fidèles et les très obéissants sujets,

VICTOR EUGÈNE GAUTHIER,

ACHILLE BARAGUET.

À la date de celte lettre, on lit dans la Gazette de France :

"Nous apprenons que, par décision impériale, en date du 23 novembre, l’empereur a fait grâce pleine et entière à MM. les ouvriers typographe de la peine de l’emprisonnement et de l’amende prononcées contre eux par arrêt du 15 novembre. Cette décision nous permet d’espérer que le conseil d'État sera prochainement saisi d’un projet de loi qui modifiera notre législation pénale sur les coalitions.

Louis de la Roque. »

- Extrait du journal  Le Phare de la Loire, 1er décembre 1862 page 1.

Questions sur le document 5 :


1) Peut-on considérer que la décision rendue contre les ouvriers typographes montre un changement dans l’application de la loi sur le délit de « coalition » ?

2) Quelle est cependant la conclusion de cette « coalition » et comment l’expliquer ?

3) Quelles expressions les ouvriers emploient-ils dans leur pourvoi en grâce pour désigner la loi Le Chapelier ?

Le Corps législatif s’empare de cette question dès 1864, à la demande de l’Empereur, avec le rapporteur de la loi, Emile Ollivier. Ce dernier, républicain, a été réélu député de la Seine en 1863 ; il est membre d’un groupe d’opposition réclamant une libéralisation du régime.

Document 6 : Réflexions sur le vote de la loi sur le droit de coalition

Éléments de contexte :


La Presse : fondé en 1836 par Émile de Girardin, fut l’un des premiers grands quotidiens populaires français.

 

« LES COALITIONS SOUS LA NOUVELLE LOI.

AU RÉDACTEUR.
Paris, le 8 mai 1864.

Le bruit qui s'est fait autour de la nouvelle loi des coalisons semble un peu apaisé, et je profile de cet instant de calme pour vous soumettre quelques réflexions.

Jamais peut-être un projet de loi n'avait provoqué des discussions aussi animées et aussi persistantes ; jamais des arguments aussi opposés n'avaient été mis en avant pour arriver au même but, c'est à dire le rejet de la loi. Enfin celle loi a été votée, el quoi qu'on en ait dit, les modifications qu'elle a subies me semblent assez faciles à déterminer.

La loi nouvelle est-elle tout ce que nous pouvions espérer ? Non, sans doute, mais elle n'en est pas moins un pas nouveau vers l'émancipation de l'ouvrier, et celte considération aurait dû suffire pour lui faire obtenir un meilleur accueil d'une partie des opposants. 

Mettons les deux lois en présence :

Avec la loi ancienne, non seulement la coalition, mais môme la tentative de coalition, aussi calme, aussi justifiable qu'elle fût, .était passible d'un emprisonnement de six jours à trois mois, et d'une amende de 16 fr. à 3000 fr. ; les chefs, et les moteurs, c'est à dire les plus intelligents, les plus énergiques, les plus dévoués pouvaient être condamnés à un emprisonnement de deux à cinq ans, et être placés ensuite sous la surveillance de la haute police.

Avec la nouvelle législation, les ouvriers pourront impunément s'entendre, se concerter, provoquer même à la coalition, pourvu que la persuasion et l'exemple soient les seuls moyens dont ils fassent usage ; les meneurs ne seront pas plus coupables que les autres ; les secours et les subventions en cas de chômage volontaire seront choses permises.

Voilà les dispositions fondamentales des deux lois : les autres articles qui punissent les violences, les manœuvres frauduleuses, les amendes, les interdictions, etc., etc., sont évidemment accessoires, et le plan concerté est poursuivi seulement lorsqu'il a lieu pour produire des actes répréhensibles.

De bonne foi, qu'on nous dise ce qu'il faut choisir.

Je ne m'occupe ici que de la coalition paisible, ne voulant pas que la répression de la coalition brutale et violente pût être considérée par personne comme une chose que l'ouvrier redoute. On a dit que la loi était un piège, et qu'il y aurait toujours moyen, avec certains termes élastiques, de poursuivre les ouvriers coalisés. Nous verrons bien. Il y a eu à Paris, depuis quelques années, des coalitions et des grèves assez nombreuses. J'en connais à peu près tous les détails, et je suis persuadé qu'aucun de ces mouvements, qui ont amené de nombreuses condamnations, n'aurait pu être atteint par la loi actuelle. Les ouvriers qui y, ont pris part partageront cet avis s'ils étudient froidement les nouveaux articles et s'ils se dégagent des méfiances et des craintes que certaines personnes semblent prendre plaisir à propager. 

[...]

Je ne comprends probablement pas grand-chose à la stratégie parlementaire ; mais le vote de la gauche contre l'ensemble du projet ne me semble pas bien logique. Naturellement, on doit toujours voter comme si le bulletin qu'on dépose devait à lui seul trancher la question: Or, la loi ancienne était-elle préférable à la nouvelle, tout imparfaite que pût être celle-ci ? Cela n'est pas soutenable. Cependant, si le nouveau projet avait été repoussé par suite du vote de l'opposition, nous serions restés sous le coup de la-loi de 1849. L'opposition aurait-elle travaillé alors pour la liberté ? N'ayant pu obtenir l'abrogation complète, fallait-il repousser une amélioration évidente ?  

Je ne sais sais quels ont pu être les motifs de la minorité libérale ; mais je crois que la classe ouvrière aura peine à les deviner. »

- Extrait du journal La Presse, 18 mai 1864, page 1.

Questions sur le document 6 :


1) Quels changements doit introduire la loi de 1864 ?

2) Pourquoi le vote de la loi a-t-il suscité tant d’opposition, notamment de la gauche ?

Faire grève demeure un acte subversif qui expose à la répression après 1864

La loi adoptée le 25 mai 1864 marque cependant une étape majeure dans la défense des revendications du monde ouvrier. Ses effets stimulants et libérateurs sont immédiatement perceptibles et le nombre de grèves augmente sensiblement.

Parmi les revendications, celle sur la réduction du temps de travail est présente dans un tiers des mouvements.

Les dernières années du Second Empire sont cependant marquées par le retour à une conjoncture économique difficile. Les grèves se multiplient dans les années 1869-1870, pour atteindre des chiffres encore jamais vus : on passe de 72 grèves et 40 600 grévistes en 1869 à 116 et 85 000 en 1870. Elles sont également caractérisées par leur violence, qui marque durablement les esprits.

Les grands centres industriels et miniers sont particulièrement touchés dans cette conjoncture difficile. En 1869, les mineurs représentent ainsi 11% des grèves et 50% des grévistes.

En juin 1869, les mineurs du bassin de Saint-Etienne se mettent ainsi en grève pour obtenir la journée de huit heures et une augmentation salariale. La troupe, envoyée pour faire cesser le mouvement, est prise à partie par les grévistes et tire sur les manifestants. Le bilan fait état de quatorze morts, parmi lesquels un bébé et de nombreux blessés graves. De nombreux ouvriers sont arrêtés.  

 

Document 7 : La fusillade du Brûlé entre La Ricamarie et Saint-Etienne le 16 juin 1869

« L’Éclaireur de la Loire, avait été saisi pour un article qu’il avait publié sur les événements de Saint-Étienne, et qui était intitulé : Massacre de Ricamarie.

Les officiers des détachements qui ont eu à se défendre contre les émeutiers, se sont vivement émus ; ils se sont rendus chez M. Emile Critof, directeur de l'Eclaireur. Après une enquête faite de concert entre notre confrère et les officiers de ces détachements, M. Critof a publié l’article suivant :

ENCORE LE PUITS DE L’ONDAINE.

"À la suite de l'article que nous avons publié hier, plusieurs personnes nous ont accusé d’exagération, et comme pour confirmer cette opinion, le parquet a fait saisir tous les numéros de l’Éclaireur.

En présence de ce fait, nous nous sommes mis à la recherche de nouveaux renseignements et nous avons été demander connaissance du rapport officiel fait sur l'incident du puits Saint-Quentin.

Le capitaine commandant le détachement de la Ricamarie s’est mis avec d’autant plus d’empressement à notre disposition que, d’après nos premiers renseignements, nous avions donné à l’attitude de la troupe un caractère particulier de férocité.

Le rapport adressé au colonel par cet officier présente les faits sous un jour dont nous venons de reconnaître la parfaite exactitude.

Nous avons, en effet, demandé à interroger les mineurs prisonniers ramenés par le détachement ; cette autorisation nous a été accordée.

Tous ces hommes sort d’accord sur ce point. C’est que la foule, surexcitée par les femmes, a provoqué par ses cris, ses menaces, des pierres qu’elle lançait et plusieurs coups de feu, les déplorables extrémités auxquelles on est arrivé. Le rapport que nous publions in extenso explique donc bien la façon dont les faits ont eu lieu.

Il résulte donc de ce rapport que, sous l’empire de l’impression qu’avait produite en nous la vue des cadavres, et entraîné par des renseignements que nous avions recueillis à la Ricamarie, nous avons été beaucoup trop loin, et nous considérons, aujourd'hui que nous voyons les choses avec sang-froid, que la qualification de massacre appliquée à l’incident du puits de l’Ondaine, n’est en aucune façon méritée , et qu’au contraire, d'après le rapport, c’est à un acte de légitime défense que se sont livrés les soldats du 4e de ligne." »

- Extrait du journal Le Phare de la Loire, 20 juin 1869, page 1.

Document 8 : Des grèves éclatent également en juillet 1869 à Lyon…

« Il serait à désirer que les ouvriers comprissent mieux que, si la loi leur donne le droit de se mettre en grève, elle ne leur permet pas de troubler le repos public par des cris et des chants bruyants, et encore moins d’insulter les citoyens inoffensifs et surtout des femmes, qui ne peuvent se défendre.

Ajoutons, à l’honneur de notre ville, que presque tous les individus arrêtés appartiennent à cette classe d’ouvriers nomades qui voyagent sans cesse sans pouvoir se fixer nulle part, et qu’aucun d’eux ne peut véritablement réclamer le titre d’ouvrier lyonnais. »

- Extrait du journal Le Public, 3 juillet 1869, page 1.

Document 9 : … et au Creusot en janvier 1870.

« On disait qu'une coalition était imminente, que les meneurs renforcés d'une bande assez forte de grévistes étaient décidés à assommer les ouvriers, traîtres à la cause de la grève.

On a immédiatement envoyé plusieurs bataillons d'infanterie camper sur la grande place. La préparation des hauts fourneaux a pu être menée à bonne fin au grand plaisir des habitant du Creusot, heureux de revoir les cheminées lancer leurs bouffées de fumée noire. »

- Extrait du journal Courrier de Saône et Loire, 25 janvier 1870, page 1.

Questions à partir des documents 7 à 9 :


1) Quelle vision des ouvriers/ouvrières et de leurs grèves révèlent ces différents articles de 1869-1870 ?

2) Que dit par ailleurs le document 8 sur le statut de la presse ?

Si les grèves de la fin du Second Empire sont caractérisées par leur violence et si l’envoi de la troupe est régulière, il faut cependant noter qu’elles sont aussi les plus couronnées de succès (autour de 80 % pour les deux années).


 

Conclusion

L’étude de la grève sous le Second Empire à travers la presse permet de comprendre comment ce mode de contestation s’ancre dans la vie des Françaises et des Français, comme c’est le cas dans de nombreux pays européens. La loi de 1864, malgré toutes les limites qu’elle pose, libère les énergies combatives encore retenues. Elle fait passer la grève d’une pratique marginale à une pratique reconnue dans les rapports sociaux. Cette modalité connaît même dans les décennies suivantes une véritable accélération alors qu’émerge la seconde industrialisation et que les syndicats sont officiellement autorisés. Selon l’historienne Michelle Perrot, on compte un gréviste pour 121 ouvriers d’industrie en 1866, contre un pour 16 en 1906. Faire grève est alors devenu en France une pratique centrale au cœur de la culture ouvrière.

Pour aller plus loin

Gérard Noiriel, Les Ouvriers dans la société française XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2002 [1986]

Michelle Perrot, Les ouvriers en grève. France, 1871-1890, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, collection « Les ré-impressions », 2001, disponible en ligne : https://books.openedition.org/editionsehess/135

Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, Histoire des mouvements sociaux en France, Paris, La Découverte, 2014

Stéphane Sirot, La grève en France : une histoire sociale, XIXe – XXe siècles, Éditions Odile Jacob, collection « Histoire », 2002

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Catherine Cimaz-Leroy est professeure d’histoire-géographie (Académie de Paris) et membre de l’APHG (Association des Professeurs d’Histoire-Géographie).

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