Interview

Collaboratrices : les femmes condamnées à mort pendant l’Epuration

le 14/02/2023 par Fabien Lostec, Jean-Marie Pottier
le 06/02/2023 par Fabien Lostec, Jean-Marie Pottier - modifié le 14/02/2023
De gauche à droite, Andrée Brandt, Yvonne Toupnot et Marcelle Haubourdin, toutes trois condamnées à mort à la Libération. La deuxième a été fusillée, les deux autres graciées - source : RetroNews-BnF
De gauche à droite, Andrée Brandt, Yvonne Toupnot et Marcelle Haubourdin, toutes trois condamnées à mort à la Libération. La deuxième a été fusillée, les deux autres graciées - source : RetroNews-BnF

Dans sa thèse de doctorat, l’historien Fabien Lostec a étudié le dernier pic historique d’application de la peine capitale aux femmes : l’épuration judiciaire menée à partir de la fin de l’été 1944 à l’encontre des « femmes collabo ».

Si la France a été le dernier pays d’Europe occidentale à appliquer la peine de mort, jusqu’à la fin des années 1970, elle l’a abolie dans les faits beaucoup plus tôt pour les femmes. À partir de la toute fin du XIXe siècle, celles-ci ne sont plus exécutées qu’exceptionnellement.

L’épuration menée à la Libération, à partir de la fin de l’été 1944, marque l’ultime pic historique de cette pratique, avec 650 condamnations à mort de femmes et 45 exécutions légales. Environ une femme sur cinq exécutée entre la Restauration et l’abolition de la peine capitale l’a été durant cette séquence historique, dont l’historien Fabien Lostec a restitué le déroulement et les mécanismes dans sa thèse de doctorat.

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier.

RetroNews : D’où vous est venue l’idée d’étudier les condamnées à mort pour faits de collaboration à la Libération ?

Fabien Lostec : L’idée était de prendre le contrepied de la mémoire collective, qui ne retient de l’épuration des femmes que la figure des « tondues », elle-même souvent associée à celle des femmes ayant « couché » avec les Allemands. En m’attaquant à l’épuration judiciaire, là où la tonte est une épuration extrajudiciaire, et aux plus lourdes peines, je voulais voir si des femmes n’avaient pas collaboré politiquement, policièrement, voire militairement, et participé d’une manière ou d’une autre à des actes de violence ou de torture. En un mot, je voulais savoir si elles n’avaient pas intégré ce que les historiens nomment le collaborationnisme.

Les femmes sont certes moins présentes dans la collaboration la plus extrême mais celles qui le sont, prises notamment dans une dynamique d’affirmation au sein du groupe, ne sont pas moins engagées, et parfois violentes, que les hommes.

Comment expliquez-vous ce « vide mémoriel » autour des condamnées à mort ?

Il y a clairement dans l’imaginaire social une occultation, qui ne se réduit pas à la Libération, de l’alliance entre femmes et politique et entre femmes et violence. Selon cet imaginaire, les femmes exerceraient une collaboration dénuée de fondements idéologiques, ce qui est principalement à mettre en relation avec leur exclusion des droits civiques. Elles sont donc représentées sous les traits de la « collaboratrice sentimentale » ou de la délatrice agissant pour régler des différends d’ordre privé. Mais on oublie souvent qu’avant la guerre, le fait de ne pas avoir le droit de vote n’empêche pas les femmes d’être impliquées dans la vie politique et de participer à des organisations politiques.

Durant l’Occupation, de nombreuses collaboratrices par la suite condamnées à mort ont des convictions idéologiques et militent au sein du Parti populaire français de Jacques Doriot, du Parti franciste de Marcel Bucard ou encore de la Milice.

Quelle est l’ampleur statistique de cette épuration ?

Avant ma thèse, on était dans un trou noir historiographique. Le chiffre admis du nombre d’exécutés après jugement d’une cour de justice était de 767 mais on n’en connaissait pas la répartition par sexe. Et pour les tribunaux militaires, non seulement on ne connaissait pas ce ratio mais même le total d’un peu moins de 770 fusillés restait débattu et incertain car il avait été lancé au début des années 1950 par Jacques Isorni, l’avocat de Pétain et Brasillach. Ses estimations avaient certes été confirmées dans les années 1960 et 1970 par les correspondants du Comité d'histoire de la Seconde Guerre mondiale mais ces derniers n’avaient pas étudié tous les départements.

Ma source de départ, primordiale, est constituée des décrets de grâce, disponibles aux Archives nationales. Ces décrets m’ont permis de recenser les femmes condamnées à mort, dont le recours en grâce était automatique. Je me suis ensuite rendu dans les centres d’archives départementales pour consulter les dossiers de procédure des femmes condamnées à mort par les cours de justice et me plonger dans les minutiers de ces tribunaux afin de compléter ma liste initiale, fiable mais incomplète. La même opération a été effectuée au Dépôt central des archives de la justice militaire se trouvant au Blanc (Indre).

Après avoir épluché ces archives, j’arrive à un total de près de 650 femmes condamnées à mort, dont 246 le sont de manière contradictoire et 45 sont finalement fusillées : 35 après avoir été condamnées par un tribunal militaire ou une cour martiale et 10 par une cour de justice. À ces femmes exécutées de manière légale, il faut ajouter 75 femmes fusillées après avoir été jugées par des tribunaux extralégaux entre le débarquement de Normandie et les premières semaines de la Libération.

Que représentent ces 45 exécutions légales dans l’histoire de la peine de mort en France ?

Ces 45 exécutions peuvent sembler un chiffre relativement modeste par rapport au total de 1 500 exécutés, que j’ai définitivement validé, mais si on le replace dans le temps long, il forme un moment exceptionnel dans l’histoire des femmes et de la peine de mort : certes, il y avait eu une quinzaine de femmes exécutées durant la Première Guerre mondiale et cinq guillotinées pour crimes de droit commun sous Vichy ; mais il fallait remonter à 1887 pour trouver la dernière exécution d’une condamnée à mort en temps de paix. Depuis cette date, les femmes étaient systématiquement graciées par les présidents de la IIIRépublique.

De manière plus globale, les femmes sont-elles plus nombreuses que d’habitude à se retrouver devant la justice à la Libération ?

Depuis la fin du XIXe siècle, en temps de paix, les femmes représentent autour de 10 % des justiciables au pénal. À la Libération, ce chiffre passe à 25 %. C’est la trace de l’imaginaire viril de la société libérée. On assiste alors au rétablissement d’un ordre moral, social et pénal masculin après quatre années d’occupation où la figure de l’homme dominant était l’Allemand. Battus en 1940, impuissants durant l’Occupation et passifs à la Libération, en tout cas pour une large partie d’entre eux, les hommes français veulent en quelque sorte montrer qu’ils ont toujours la main.

Existe-t-il des régions plus sévères que d’autres envers les collaboratrices ?

Dans l’ancienne zone nord, les femmes peuvent représenter 30 à 40 % des justiciables, ce qui est bien davantage que dans l’ex-zone sud. La durée de l’occupation et la présence allemande, plus lourde en zone nord qu’en zone sud, jouent donc incontestablement contre les femmes. L’intéressant, c’est que les condamnations à mort, à l’inverse, sont plus nombreuses dans l’ancienne zone sud, comme les exécutions sommaires d’ailleurs. Ici, c’est donc l’influence de la Résistance qui fait la différence, principalement dans des zones de maquis ou de forte présence de la résistance armée et qui ont connu de graves exactions de la part des Allemands, assistés par des auxiliaires français, comme à Oradour-sur-Glane.

Quel est le statut des cours martiales et des tribunaux militaires, qui prononcent l’essentiel de ces condamnations à mort ?

L’étude des condamnées à mort m’a permis d’étudier l’archipel judiciaire épuratoire et d’y voir plus clair parmi la profusion, voire la confusion, judiciaire qui existe à la Libération. En me rendant aux archives du Blanc, j’ai trouvé dans les minutiers de jugement des feuillets un peu à part, différents des minutes des procès des tribunaux militaires, et qui ne renvoyaient à aucun dossier de procédure. Poursuivant mes recherches, j’ai retrouvé ces dossiers aux archives départementales : ils ne correspondent pas à des jugements de tribunaux militaires ordinaires mais à des cours martiales mi-civiles mi-militaires, qui dépendent du Ministère de la Justice et non du Ministère de la Guerre. Ces cours martiales, que j’ai nommées les cours martiales de la République, sont installées en septembre 1944 par les commissaires régionaux de la République. Ces derniers sont des sortes de superpréfets qui contrôlent toute une région et qui ont, le temps que les connexions se rétablissent avec Paris, le droit de police et de justice, ainsi que le droit de grâce, dont ils usent rarement, car ils sont confrontés à la pression de la population et des résistants.

Ce n’est que dans un deuxième temps que les tribunaux militaires ordinaires, gérés par les commandants des régions militaires et fonctionnant selon le Code de justice militaire, sont créés. Avec leur installation et la reprise en main du droit de grâce par le général de Gaulle, en novembre 1944, l’épuration judiciaire devient véritablement nationale, au sens où elle fonctionne partout en France sur le même modèle et selon les mêmes règles. Ensuite, dans le courant du dernier trimestre 1944, les affaires de collaboration sont traitées par les cours de justice et les chambres civiques, qui sont des tribunaux civils spécialement créés à cet effet.

Quels sont les faits les plus souvent reprochés aux condamnées à mort ?

Pour résumer, la condamnée à mort est soit une collaboratrice policière, soit une délatrice, qui peut parallèlement adhérer à une organisation collaborationniste.

Par rapport aux autres femmes, les condamnées à mort sont en effet beaucoup plus souvent jugées pour des faits de collaboration policière, c’est-à-dire pour avoir appartenu aux services de renseignement allemand et, pour une minorité d’entre elles, participé aux interrogatoires et à des actes de violence et de torture. On trouve aussi des délatrices condamnées à mort alors qu’il n’y a pratiquement pas de délateurs chez les hommes frappés par la même peine, avec un constat inverse pour les faits de collaboration militaire. Il ne faut pourtant pas en venir à la caricature qui voudrait que seules des femmes aient dénoncé car les hommes représentent la moitié des délateurs jugés dans certains départements. Ces délatrices peuvent certes agir pour des mobiles d’ordre privé mais aussi pour des raisons politiques.

Dans tous les cas, la collaboration des femmes condamnées à la peine capitale a presque toujours eu des conséquences funestes et entraîné la mort d’une ou plusieurs personnes, qu’il s’agisse de résistants, de communistes ou de Juifs.

En revanche, la condamnation à mort, voire l’exécution, de journalistes ou intellectuels en raison de leurs écrits semble concerner pour l’essentiel des hommes : Robert Brasillach, Paul Chack, Henri Béraud, Georges Suarez...

L’explication est que les femmes prennent moins la plume et sont moins présentes dans le monde journalistique ou intellectuel collaborationniste, qui demeure très masculin. L'intéressant, dans les rares cas que j’ai trouvés, est que les femmes en question sont jugées avec leur mari, dans une approche ambivalente : soit on les relègue au rang d’exécutrices et on dit qu’elles se contentaient d’écrire ce que pensait leur mari ; soit, à l’inverse, on les suspecte de lui avoir soufflé à l’oreille la haine qu’on a retrouvée sur le papier.

Quelle est l’atmosphère des procès de ces condamnées à mort ?

À l’exception d’une toute petite minorité qui ne renie rien, la plupart nient ou tentent de diminuer leur engagement dans la collaboration. Beaucoup jouent sur les stéréotypes de genre, en mobilisant par exemple l’image de la « femme faible » ou insouciante. La justice est alors rendue uniquement ou presque par des hommes qui doivent prendre en compte la gravité des actes jugés mais qui sont parallèlement influencés par un imaginaire très genré, où figure l’image de la femme dépendante. Mais le fait même que 650 condamnations à mort ont été prononcées montre qu’il y a eu un dépassement de cette image.

L’appartenance au sexe féminin peut même jouer contre les accusées avec les figures récurrentes, notamment pour les cas de collaboration les plus lourds, de la femme « diabolique », comme dans l’affaire Yvonne Toupnot. Exécutée en juillet 1946, cette dernière était employée comme femme de ménage par les Allemands dans la région de Saint-Germain-en-Laye. Emprisonnée par la Résistance en août 1944 pour délation et collaboration sentimentale, elle est libérée par un détachement allemand et en profite pour dénoncer, injurier et frapper des FFI, qui sont ensuite exécutés, puis fuit en Allemagne. Lors de l’instruction, un témoin évoque « une véritable furie » qui criait :

« Les fumiers ! Les salauds ! J’aurai leur peau ! »

Quelle que soit la gravité des actes, les dossiers de procédure regorgent de témoignages accusant les collaboratrices d’avoir couché avec les Allemands. Contrairement aux hommes, leurs expertises psychiatriques ou médicales insistent sur leur sexualité ou leur physiologie qui, décrite comme déréglée, serait tantôt la cause, tantôt la manifestation d’une certaine folie. Elle permet « d’expliquer l’inexplicable », que des femmes aient pu collaborer de manière extrême.

Moins de 20 % des femmes condamnées à mort après un jugement contradictoire sont finalement exécutées, contre 40 % des hommes...

Le genre joue clairement en faveur des femmes lors de la bascule entre condamnation à mort et exécution. Dans les dossiers de recours en grâce, beaucoup de magistrats estiment qu’on ne peut pas exécuter une condamnée en raison de son sexe. Et quand bien même ils concluent à l’exécution d’une condamnée du fait de la gravité de ses actes et du nombre de morts causé, ils notent toujours que c’est « en dépit de son sexe ». Sans doute influencés par les décennies de grâce systématique pour les condamnées à mort, ils sont bien conscients qu’exécuter une femme reste du domaine de l’exceptionnel.

À partir de novembre 1944, la décision finale de gracier ou de laisser exécuter appartient au chef du Gouvernement provisoire puis au président de la République. Comment expliquer que de Gaulle, au pouvoir jusqu’en janvier 1946, laisse exécuter un tiers des hommes mais gracie les 143 femmes dont le cas lui est soumis ?

De Gaulle gracie les femmes de manière automatique, même s’il hésite à un moment : j’ai en effet trace d’une décision, dans le cas d’une délatrice responsable d’une déportation, où il donne son feu vert à l’exécution puis revient en arrière.

Même s’il est très dur de rentrer dans l’esprit du détenteur du droit de grâce car il ne justifie pas ses décisions, on sait que la position du Général repose sur une vision très stéréotypée de la femme, qui ne doit pas être exécutée car elle « donne la vie ». Selon les propos rapportés par Alain Peyrefitte dans C’était de Gaulle, il voit également les femmes comme des criminelles passionnelles et non des calculatrices. Cependant, quand il part en voyage en URSS à la fin de l’année 1944 et qu’il confie le droit de grâce au ministre d’État Jules Jeanneney, il ne semble pas lui donner de consignes particulières au sujet des femmes. Jeanneney refuse donc la grâce à quatre condamnées à mort. Toujours d’après Peyrefitte, à son retour, de Gaulle lui aurait dit :

« Vous savez bien que je ne laisse jamais exécuter une femme ! »

À l’inverse, Vincent Auriol, premier président de la IVe République à partir de janvier 1947, en laisse exécuter cinq.

C’est un cas intéressant. On peut évoquer le fait qu’il soit un résistant de l’intérieur, peut-être plus hostile aux collaborateurs que de Gaulle, résistant de l’extérieur. Auriol est aussi un socialiste : peut-être craint-il le procès en laxisme de la part des communistes, qui font pression pour une épuration forte. Peut-être tout simplement ne souhaite-t-il pas faire de différence entre hommes et femmes. L’explication principale que je retiendrais est toutefois ailleurs : c’est le fait que quand il arrive au pouvoir, l’essentiel de l’épuration a déjà eu lieu. Sans doute se dit-il que les cas qui lui arrivent sont mieux traités et forcément plus lourds. Dès lors, les grâces ne peuvent être qu’exceptionnelles.

Quand se termine l’épuration des collaboratrices, et quel est le destin carcéral de celles qui sauvent leur tête ?

L'épuration est un phénomène beaucoup plus long qu’on ne le croit généralement. Des jugements sont ainsi encore rendus dans les années 1950-1960, avec l’interpellation ou le retour de femmes condamnées à mort par contumace à la Libération, qui s’en sortent grâce aux lois d’amnistie successives, votées entre 1947 et 1953, puis à la prescription. Dès le milieu des années 1950, la quasi-totalité des 250 condamnées de manière contradictoire sont sorties de prison. Toutefois, leur cas n’est pas toujours soldé, avec pour certaines des peines complémentaires comme la dégradation nationale, qui les empêche de voter, ou l’interdiction de séjour dans certains départements, qui les éloigne de leur milieu et entrave leur réinsertion.

Ces condamnées ont tendance à faire profil bas : elles ne sont pas présentes dans la presse et on ne les voit pas revendiquer leur collaboration ou affirmer qu’elles ont été victimes d’une justice politique.

La condamnée à mort citée dans l’article ci-dessus sera graciée et libérée en 1952.

Peut-on comparer cette épuration des collaboratrices à d’autres sorties de conflits au sein de la société française ?

Après toutes les périodes de tensions civiles, on assiste à un pic des condamnations à mort et des exécutions de femmes : c’est vrai pour l’après-1848, pour l’après-Commune... Mais la seule période dont on puisse rapprocher l’épuration en nombre de condamnées et d’exécutées, c’est la Terreur lors de la Révolution française. Cela montre bien l’importance de la déchirure que l’Occupation a provoquée au sein du pays.

Fabien Lostec, Les femmes condamnées à mort en France à la Libération pour faits de collaboration. Cette thèse de doctorat en histoire, soutenue à l’université Rennes 2 en septembre 2020 sous la direction de Marc Bergère, fera l’objet d’une publication courant 2024 aux éditions du CNRS.

Pour en savoir plus :

Marc Bergère, L’épuration en France, Paris, Presses universitaires de France, 2018

Marc Bergère, Une société en épuration. Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire. De la Libération au début des années 50, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004

François Rouquet et Fabrice Virgili, Les Françaises, les Français et l’Épuration, Paris, Gallimard, 2018

Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, Paris, Grasset, 2008

Fabrice Virgili, La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, 2000