« L’ère de la vaisselle volante » : l’apparition médiatique des ovnis
En 1947, un fait divers défraie la chronique : un pilote amateur américain aperçoit d’étranges objets dans le ciel. Les soucoupes volantes sont nées – et seront régulièrement remises à la mode jusqu’aux années 2000, lorsque les téléphones seront capables de filmer…
Le 16 août 1947, un long article de La France nouvelle, un hebdomadaire communiste français, revint sur un phénomène étrange observé quelque temps plus tôt en de multiples endroits de l’autre côté de l’Atlantique :
« Tout à la fin de juin, les journaux américains stupéfièrent leurs lecteurs par une information ultra-sensationnelle : de mystérieuses “soucoupes volantes” (flying saucers) survolaient le continent américain à une vitesse prodigieuse et à haute altitude.
On les signala d’abord dans l’Oregon puis dans l’Oklahoma et, au bout de quelques jours, les “soucoupes” étaient annoncées dans tous les 48 États. Elles avaient été repérées en premier lieu par les agents de police (à tout seigneur tout honneur) puis par les aviateurs civils. »
L’un de ces premiers observateurs civils fut donc le pilote amateur Kenneth Arnold, indirectement à l’origine de l’expression « soucoupe volante ». S’entretenant avec un journaliste de son aventure, il lui décrit que les objets aperçus se déplaçaient comme des soucoupes ricochant sur l’eau. Le journaliste, un dénommé Bill Bequette, fit une confusion entre le mouvement et la forme.
Mais c’est encore un autre journaliste, du bureau de l’Associated Press de Portland, qui serait le possible inventeur de l’expression « soucoupe volante ». En effet, dans un premier temps, la presse américaine parlait plutôt de flying disks.
Le monde se passionna pour ces étranges objets et leurs possibles habitants, dans un contexte géopolitique très tendu : on entrait alors dans un contexte de Guerre froide. Le thème des extraterrestres fut très exploité par le cinéma américain de science-fiction : on les envisageait systématiquement comme hostiles, indifférenciés à la fois sur le plan physique et au niveau vestimentaire, et asexués. Ils symbolisaient également une forme d’égalitarisme hostile… La métaphore anticommuniste paraît explicite dans un pays marqué par le maccarthysme.
Assez rapidement, de part et d’autre on vit dans ces « soucoupes » des tentatives du camp ennemi : les Soviétiques pensaient qu’ils s’agissaient d’avions expérimentaux dont le but était d’observer et/ou d’attaquer l’URSS, et réciproquement. Il est vrai que la période connut effectivement des tentatives d’espionnage aérien. Le fait divers concernant un U2 de l’armée de l’air américaine abattu par les Soviétiques en 1960 est resté célèbre.
À partir des années 1950, les témoignages d’observation de « soucoupes volantes » se multiplièrent ainsi tant à l’Ouest qu’à l’Est. Certains émirent l’hypothèse que ces « objets volants non-identifiés », ou « ovnis », venaient de l’espace pour surveiller la folie nucléaire des humains, où les inciter à s’améliorer sur le plan spirituel. Ces discours sont à l’origine de la passion pour les « soucoupes volantes » des new agers des décennies suivantes. En effet, les milieux occultistes se passionnèrent vite pour celles-ci, cherchant par exemple à entrer en contact avec eux en utilisant la télépathie :
« Et même si les étranges visiteuses aériennes ne sont pas d’origine extra-terrestre, les recherches qu’elles suscitent autour de leur identification ne peuvent qu’élever la pensée de l’homme et l’inciter à la réflexion, à la méditation sur le mystère de l’Âme lié à celui des choses sidérales, mystère que Dieu lui permet de sonder avant son passage de l’autre côté du voile. »
Très rapidement des programmes d’observation scientifique furent mis en place, des chercheurs, hommes politiques et militaires s’y intéressant. En 1953, Carrefour : la semaine dans le monde et en France, publia ainsi un article intitulé « Il faut ouvrir une enquête sur les soucoupes volantes ! ». Déjà à l’époque, des commissions sont créées pour discuter de ce phénomène :
« Pour la première fois en France, douze personnalités du monde de l’aviation, de la météorologie, de l’astronomie, ont formé une commission d’enquête, puis un jury, pour juger de la réalité des soucoupes volantes.
L’Aéro-Club de France, sous le patronage du Parisien libéré, avait pris l’initiative de cette confrontation entre la science et le merveilleux. Elle connut son apothéose jeudi dernier lors du débat public ouvert dans la vaste salle de la rue Galilée, où s’entassaient, en nombre égal, “soucoupiens” et “antisoucoupiens”. »
En ces premières années d’engouement pour les ovnis, le monde se retrouva en effet divisé entre « croyants » de la réalité des soucoupes volantes et de leur origine extraterrestre, et « sceptiques » ou, du moins, rationalistes, qui virent dans les témoignages diverses expressions de délires. Il faut dire que certaines personnes affirmaient avoir par exemple vu « atterrir des soucoupes volantes venues de Vénus », propos repris dans un article de Paris-presse, l’intransigeant du 8 octobre 1953 (p.4).
Dès 1950, Combat, le journal dans lequel écrivait Albert Camus, dans un article intitulé « À l’ère de la vaisselle qui vole », publié le 13 mars, y voit une expression de l’« hallucination du demi-siècle ».
Les esprits cartésiens expliquèrent que ces témoignages visuels mettaient en évidence autre chose que des vaisseaux spatiaux et étaient plutôt des observations de phénomènes naturels (une planète, un nuage étrange, des météores, la foudre, etc.) ou artificiels (des ballons sondes, par exemple). Très rapidement, les personnes croyant en l’existence de ces civilisations extraterrestres ont donc expliqué que ces réfutations étaient l’expression d’un « complot » de la part des États.
L’idée d’une conspiration en vue de dissimuler la vérité sur l’existence des ovnis, le « complot ufologique » (UFO, l’équivalent anglais de « OVNI » en français), est née en 1947, au moment où les premières enquêtes sur l’existence des soucoupes volantes ont été réalisées par l’armée de l’air américaine et par le FBI.
Dès l’automne de cette année, on vit ainsi apparaître dans certains pulps comme Amazing Stories l’idée que les militaires en sauraient « bien plus qu’ils ne voudraient l’admettre » sur ce sujet et que la vague de soucoupes volantes de l’été 1947 avait été en réalité une vaste manipulation destinée à écarter le public des vrais problèmes.
Ce discours fut par ailleurs alimenté par d’anciens militaires eux-mêmes, tel le major Donald Keyhoe, pilote de l’armée de l’air américaine. Celui-ci déclara en 1949 dans un article publié dans True, que l’armée cachait des informations et hésitait à les divulguer. En 1954, La Bourgogne républicaine s’intéressa à ses thèses :
« Pour le compte du grand magazine “True”, il fit en 1949, une première enquête, sur les “soucoupe volante”, qu’il publia. Ses conclusions : “Les soucoupes volantes existent” eurent un retentissement mondial. […]
Depuis cette enquête, Keyhoe n’a cessé de participer aux recherches de l’Air-Force, dont il est devenu le porte-parole pour tout ce qui touche à ce sujet particulièrement “explosif”, ainsi qu’il le définit lui-même.
Il y a quelques semaines, en plein accord avec l’Air-Force, sur ses directives serait-on tenté d’écrire, il publiait une nouvelle série d’enquêtes dont la conclusion est catégorique : les “les soucoupes volantes viennent d’un autre monde”. »
Selon les partisans conspirationnistes de l’existence des ovnis, les États européens, y compris soviétiques, étaient à l’origine de cette campagne de désinformation. Le premier lieu d’apparition et d’expression du complot ufologique fut donc les Etats-Unis, qui est également aussi le premier à avoir mis en place des programmes d’enquête (1948-1949 : Project Sign, ensuite Project Grudge et enfin à partir Project Blue Book de 1952 à 1969).
Au fil des ans, le discours de l’armée de l’air américaine d’une part, et des porte-paroles de la communauté scientifique de l’autre, a toujours consisté à minimiser l’importance du sujet ; et selon les cas, à conclure que les ovnis ne constituaient pas une menace pour les États-Unis pour les premiers et qu’ils relevaient sans doute de méprises voire d’hallucinations pour les seconds. Les positions des scientifiques, dont Condon, le rapporteur de la commission chargée d’enquêter sur le phénomène ovni, avait fait sienne la profession de foi anti-extraterrestre.
Cela fut évidemment considéré par les ufologues comme une provocation. Et comme on le sait, ce discours complotiste a eu une longue et riche postérité.
D’abord bénin, le conspirationnisme ufologique désirait à l’origine prouver que les extraterrestres existaient et que certains États étaient en contact, d’une façon ou d’une autre, avec eux. Il se radicalisa ensuite dans les années 1980, se nourrissant notamment du fait que certains scientifiques chargés de démontrer l’inexistence des extraterrestres avaient entre-temps changé de camp.
L’exemple le plus frappant fut le cas de l’Américain J. Allen Hynek, ancien directeur du département d’astronomie de la Northwestern University qui officia, durant vingt ans, en tant qu’expert de l’armée américaine pour ces questions avant de devenir l’avocat de l’existence de la vie extraterrestre. Célèbre aux États-Unis, il devint même un personnage apparaissant dans le film de Steven Spielberg sur le sujet extraterrestre, Rencontres du troisième type, sorti en salles en 1977.
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Ce texte est dédié à la mémoire d’un ami trop tôt décédé, Joseph Altairac, immense érudit du merveilleux scientifique.
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Stéphane François est historien des idées et politologue. Spécialiste des fondations théoriques de l’extrême droite européenne, il est notamment l’auteur de Les Mystères du nazisme : aux sources d'un fantasme contemporain, paru aux PUF en 2015.