Reprendre Constantinople : un rêve français
À partir du XIXe siècle, Constantinople devient pour beaucoup un objectif de la politique internationale française, l’espoir absurde mais fédérateur d’une « nouvelle croisade ».
Le projet d’une Constantinople, aussi appelé Byzance, sous influence française s’inscrit dans la droite lignée du renouveau du « mythe de croisade » au XIXe siècle qu’a longuement étudié l’historien Alphonse Dupront. Car, à l’instar de Jérusalem, beaucoup d’analystes et de journalistes voient la ville, alors capitale de l’Empire ottoman, comme l’objectif d’une nouvelle croisade héritière de celles ayant eu lieu du XIe au XIIIe siècle.
Il est vrai que la cité a été prise une première fois en 1204 par une armée venue en grande partie du royaume de France lors de la quatrième croisade, événement qui permit pendant quelques décennies l’implantation de plusieurs principautés franques en Grèce, notamment l’empire latin d’Orient qui perdura jusqu’en 1261.
Au XIXe siècle, l’existence de ces royaumes sert à certains pour affirmer les droits de la France sur la ville. Cette revendication ne cible par seulement un empire ottoman de plus en plus affaibli. Elle s’inscrit aussi dans une lutte entre impérialismes européens – français, anglais puis allemands –, qui utilisent tous le souvenir des guerres saintes du Moyen Âge comme un moyen d’affirmer leur prééminence en Orient. Le fait que la ville a été jusqu’en 1453 le siège de l’Empire romain chrétien orthodoxe, contre lequel la croisade de 1204 avait été détournée, ajoute également la Russie à cette équation déjà bien complexe. Moscou se voit en effet, depuis le début du XVIe siècle, comme l’héritière de cette puissance (la « Troisième Rome ») qui, après avoir vacillé sous les coups des chevaliers francs de 1204, finit par tomber face aux armées du sultan ottoman deux cent cinquante années plus tard.
Ce contexte ressort évidemment au moment de la guerre de Crimée qui éclate en 1853. Celle-ci découle d’une longue crise opposant d’un côté, notamment sur la question de l’accès aux lieux saints de Jérusalem, les Russes, et de l’autre les Turcs, et leurs alliés anglais et français. Les premiers affirment que Constantinople leur a été « promise par Dieu ». Le Siècle du 3 avril 1853 écrit ainsi qu’il existerait, sur le territoire ottoman, une :
« Brochure en grec qu’on répand partout en cachette depuis quelques jours, et qui, sur la foi d’une prophétie de saint Agathangelos, annonce la fin du règne de l’islamisme à Constantinople pour l’année 1853, et l’avènement au trône de Byzance de l’empereur Nicolas sous le nom de Pierre V, qui rendrait, en ladite année, la mosquée de Sainte-Sophie à l’Église d’Orient. »
Vraie ou fausse, cette nouvelle fait craindre le trop grand appétit de l’empire russe à une opinion française encore marquée par l’occupation de Paris par les cosaques en 1814. Impossible donc de laisser Constantinople aux mains des Tsars, d’autant que, rappelle une presse contrôlée de près par le pouvoir bonapartiste, la France a des droits sur la ville datant de 1204.
Au fur et à mesure que le conflit s’envenime, au point de déclencher le 27 mars 1854 l’entrée en guerre de la France et de l’Angleterre aux côtés de l’Empire ottoman, les commentateurs ne cessant de rappeler, pour mieux mobiliser l’opinion, le souvenir des croisés occidentaux médiévaux. On affirme notamment qu’ils osèrent reprendre Jérusalem aux musulmans alors que les chrétiens orthodoxes, eux, furent trop lâches pour le faire. Pire, ce furent des traîtres qui tentèrent plusieurs fois de faire échouer la Guerre sainte contre l’islam.
Ce discours, derrière lequel se cachent des attaques contre les Russes, reprend une vieille antienne datant du Moyen Âge. C’est ainsi que Geoffroi de Villehardouin, l’un des acteurs de la quatrième croisade qu’il narra dans une chronique, justifie la prise de Constantinople en 1204. Son témoignage – forcément biaisé – est d’ailleurs cité dans l’édition du 6 février 1854 du Moniteur universel (le « Journal Officiel de l’Empire français ») où il permet de prouver la méchanceté toute « asiatique » des empereurs grecs orthodoxes de Constantinople, comparant ainsi par jeu d’association les souverains russes à des despotes orientaux. Il fait aussi des empereurs latins (donc catholiques) qui prirent leur place des parangons de vertu, véritables ancêtres, on le comprend à demi-mot, d’un autre empereur, Napoléon III qui règne alors sur la France :
« Nicétas, l’historien des vaincus, et Villehardouin celui des vainqueurs, s’accordent pour nous en une conclusion ; les Grecs de Byzance, qui osent encore s’intituler Romains, sont lâches et traîtres, deux défauts qui, en s’unissant, marquent la fin et l’extrême décrépitude des peuples.
Être déchu à la fois du courage, de l’honneur et de la bonne foi, c’est trop, et, toutes les fois que ces vices chinois ou byzantins prévalent chez un peuple, il n’y a plus que l’occasion ensuite qui manque à la ruine. Ces empereurs grecs qu’ont en face les guerriers francs, n’osent sortir de leurs murailles, […] ils s’enfuient de nuit par des portes dérobées, et vont chercher dans des palais moins en péril ce qu’ils espèrent sauver de la ruine universelle, un reste de voluptés et de délices. […]
Villehardouin nous dit : “Jugez maintenant s’ils étaient dignes de tenir la souveraineté et l’empire, des hommes qui exerçaient de telles cruautés les uns envers les autres ; qui se trahissaient les uns les autres si déloyale ment.”
S’il y a quelque moralité naturelle dans cette croisade des Français d’alors et dans leur victoire sur Byzance, elle est tout entière dans cette réflexion, qui était aussi celle de Baudouin et de son frère, de ces nouveaux empereurs, vrais chrétiens et honnêtes gens. »
Le Constitutionnel du 14 mars 1854, rappelant le souvenir des guerres napoléoniennes, va même plus loin. Les Russes orthodoxes sont des barbares, et en conséquence sont incapables de délivrer les lieux saints. Cette mission sacrée ne peut être accomplie que par les Français et les Anglais, affirme le journal bonapartiste :
« Le Russe, qui dépouille à peine la vieille barbarie du Nord, aurait opposé au sabre d’Ali la lance du Cosaque. […] Cela est si vrai, qu’aujourd’hui même cette lance tressaille au souvenir insensé de 1812 […].
Ce ne sera pas le Russe qui aura les honneurs de la croisade, mais bien la France et l’Angleterre. Nous allons le prouver. Nous prouverons aussi que notre soldat moderne, armée de l’épée, va délivrer les Lieux saints.
Telle est la mission providentielle du soldat de France. En exécutant les arrêts d’en haut, il peut s’écrire, comme ses pères des croisades : “Dieu le veut !” »
La Guerre de Crimée s’annonce donc comme une nouvelle croisade pour protéger les lieux saints – y compris Constantinople, non des musulmans, mais des « barbares du nord » que sont les Russes et les chrétiens orthodoxes. Un poème publié dans Le Courrier de Bourges le 16 septembre 1855 célèbre ainsi la prise du port russe de Sébastopol :
« Les barbares du nord, nos communs ennemis,
Trop confiants dans leur puissance,
Marchaient, en prodiguant l’insulte et le mépris,
À la conquête de Byzance.
Sous le voile sacré de la religion,
L’autocrate de la Russie,
Déguisant les projets de son ambition […]
Honneur donc à l’armée ; honneur à ces enfants
De la France et de l’Angleterre ;
Honneur aux Piémontais ; honneur aux Musulmans,
Pour ce beau succès de la guerre ! »
La Guerre de Crimée terminée, l’espoir d’une Constantinople sous influence française reste vif dans l’opinion. Avec toujours en fond cette peur du barbare russe quand l’empire des Tsars se lance dans un nouveau conflit contre les Ottomans en 1877. La crainte est d’autant plus forte que Moscou est alors allié de Berlin, adversaire principal de Paris suite à la défaite de 1870.
Ainsi, le journal républicain conservateur Le Bien Public, dans son numéro du 29 mars 1878, publie en première page un article intitulé « 1453-1878 » dans lequel on place la Russie, comme l’Allemagne, au rang des puissances « féodales » qui ne seraient pas encore entrées dans l’ère moderne :
« Aujourd’hui, la peur du Turc est bien finie ; mais c’est le Russe que l’Europe attentive doit observer froidement, sans le voir à travers ces brouillards que l’ignorance et la superstition étendaient devant les yeux des hommes du Moyen Âge. Nous qui n’avons plus la peur du Turc, ayons la crainte sage du Russe […].
Le gouvernement despotique du tsar entraînera encore longtemps, maintenant surtout, la race des nobles, autoritaire et hautaine ; et par-dessus les frontières d’un autre pays, elle est toute prête à tendre la main à une autre aristocratie guerrière qui voudrait dompter et enchaîner toute idée libérale ou républicaine en Europe, et que l’on appelle si justement, en plein dix-neuvième siècle, les féodaux allemands. »
Trente-cinq ans plus tard, la situation géopolitique a changé, et avec elle, les discours. La Russie est désormais l’alliée de la France, ainsi que la Serbie orthodoxe, indépendante depuis 1878. Aussi, lorsque cette dernière se lance, avec la Bulgarie, la Grèce et le Monténégro, dans une guerre contre l’Empire ottoman en octobre 1912, le souvenir de 1453 ressurgit à nouveau, mais cette fois pour fustiger les Turcs musulmans, jugés trop proches de l’Allemagne.
Dans son édition illustrée du dimanche 17 novembre 1912, Le Petit Journal consacre un long article d’une pleine page à la prise de Constantinople en 1453, écrit par le rédacteur en chef Ernest Laut. Pour lui, pas de doute, le conflit entre les pays balkaniques et les Ottomans est une revanche chrétienne sur la victoire musulmane du XVe siècle :
« Depuis quatre cent soixante ans, les peuples chrétiens de la péninsule balkanique, si longtemps soumis au joug ottoman, tant de fois victimes des exactions et des cruautés du Turc, n’ont jamais désespéré de reconquérir leur liberté, de repousser l’infidèle en Asie et d’arracher Constantinople à la puissance musulmane. […]
M. Ernest Lavisse, dans son livre sur l’“Histoire de l’Europe”, raconte que les Turcs, maîtres de Sainte-Sophie, en avaient recouvert les mosaïques chrétiennes d’un enduit de chaux ; mais, avec le temps, séchée et usée, la chaux tombe et s’effrite au pied des murailles, et les mosaïques de Justinien reparaissent plus brillantes. “Ainsi, dit-il, on vit reparaître sur la carte politique des Balkans, les couleurs des jeunes États chrétiens.”
Et n’est-ce point-là, en effet, l’image symbolique des événements auxquels nous assistons ? »
Pour appuyer le parallèle entre 1453 et la guerre de 1912, Le Petit Journal multiplie les références au Moyen Âge lorsqu’il évoque le conflit dans cette région. Déjà, en 1911, il comparait une jeune femme combattant les Turcs à Jeanne d’Arc. Pareillement, une semaine avant l’article d’Ernest Laut sur 1453, l’illustration de première page, consacrée à la guerre balkanique, affirme que deux officiers, un Monténégrin et un Turc, combattent à cheval « comme aux temps chevaleresques », voyant dans cette passe d’armes une scène digne de la Légende des Siècles de Victor Hugo ou d’une chanson de geste.
En ce début de XXe siècle, le Moyen Âge et les croisades semblent bien occuper de nombreux esprits lorsqu’on évoque les événements qui secouent l’Empire ottoman.
Même le cinéma, médium encore jeune, fait une place à l’histoire byzantine lorsqu’en octobre 1913, Louis Feuillade, par ailleurs réalisateur de Fantômas, consacre un moyen métrage de 29 minutes à la chute de Constantinople en 1453. Titré L’Agonie de Byzance, sa sortie est longuement commentée dans les journaux, comme dans Le Matin, où l’on fait évidemment le parallèle entre la prise de la cité par les Ottomans au XVe siècle et les guerres balkaniques :
« Les récents événements d’Orient ont attiré l’attention du monde entier sur ces rives du Bosphore […] Il appartenait à l’art cinématographique d’en reconstituer une des pages les plus tragiques.
Byzance, les villes des Paléologues, la plus riche et la plus puissante des capitales d’Orient, après de longs siècles de gloire, se voit soudain attaquée par les troupes musulmanes.
Après une lutte héroïque, une résistance désespérée, la vaillante population byzantine, abandonnée de toute la chrétienté, ne peut arrêter l’élan sauvage des troupes de Mahomet. »
Comme dans les pages du Petit Journal un an plus tôt, on ne se moque plus de la fourberie supposée des chrétiens d’Orient mais on les loue, en insistant cette fois sur la sauvagerie des musulmans. Le combat commun contre les empires centraux durant la Grande Guerre, qui voit la France être alliée de la Grèce et de la Serbie contre l’Empire ottoman, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, ne fait que renforcer ce discours.
Reste que, pour beaucoup, c’est la France, et non la Russie, qui est la protectrice naturelle de ces jeunes États chrétiens orthodoxes. Et, l’Empire ottoman défait en 1918, on se prend encore à rêver d’une croisade française vers Constantinople. Ainsi, Auguste Gauvain, spécialiste des relations internationales au Journal des Débats, affirme, en Une du quotidien le 15 novembre 1918 :
« Depuis hier 13 novembre, les escadres alliées sont mouillées devant Constantinople.
C’est aussi une grande date. Elle s’oppose à celle du 29 mai 1453 et marque la fin du régime barbare fondé en Europe par Mahomet II sur les ruines de l’Empire byzantin. En effet, si les Alliés n’entrent pas en conquérants dans la ville que Constantin Dragasès ne put protéger contre l’assaut des Turcs il y a quatre siècles et demi, ils paraissent sur le Bosphore en restaurateurs de la civilisation occidentale, en protecteurs de ce qu’on appelait autrefois la chrétienté.
Ils ne s’en iront plus. »
Même élan en Une du Journal du 29 mars 1920, alors que les soldats de l’Entente stationnent à nouveau dans Constantinople :
« Mai 1453 : entrée des Turcs vainqueurs à Constantinople. 16 mars 1920 : occupation militaire des Alliés.
Deux dates, pareilles à des parenthèses fatales, où s’inscrit et se clôt la sanglante, glorieuse et étrange histoire de cet empire. Voulez-vous connaître par un détail l’état d’âme des dépossédés ? Ce matin historique a fait, dans les trois villes, la fortune des chapeliers.
Depuis hier, on ne rencontre plus, sur ces crânes si faciles à bourrer, que melons et feutres à l’européenne : le fez, couvre-chef loyaliste et archaïque, comme la suzeraineté ottomane, a vécu. »
La victoire des nationalistes turcs, menés par Mustafa Kemal Atatürk, qui finissent par déposer le sultan ottoman et reprendre Constantinople, met un terme à cet espoir d’une nouvelle croisade française vers Byzance. Un espoir qui aura influencé tout au long du XIXe siècle une partie de la politique internationale hexagonale.
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Pour en savoir plus :
Alphonse Dupront, Le mythe de Croisade, Paris, Gallimard, 1997
Mike Horswell, The rise and fall of British crusader medievalism, c. 1825-1945, Londres, Routledge, 2018
Annick Peters-Custot, « Byzance », in : Anne Besson, William Blanc, Vincent Ferré (dir.), Dictionnaire du médiévalisme, Paris, Vendémiaire, à paraître
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William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de Le Roi Arthur, un mythe contemporain (2016), et de Super-héros, une histoire politique (2018), ouvrages publiés aux éditions Libertalia.