Les cas Lacoste et Lafarge : archétypes d’empoisonneuses
Les années 1840 voient deux veuves suspectées d’empoisonnement au prétoire, dans des procès qui se ressemblent sur bien des points : un mariage forcé, un vieil homme succombant à l’arsenic, et une jeune dame prisonnière de son ménage. Pourtant, c’est deux représentations de « la femme » qui s’affrontent…
Le 10 juillet 1844, au Palais de justice d’Auch, Euphémie Vergès, 26 ans, est accusée d’avoir commandité l’assassinat de son époux, Henri Lacoste, 70 ans, dans les viscères duquel se trouvait une quantité importante d’arsenic. Elle est acquittée, au terme de quatre jours de procès. Son ami, le vieil instituteur Meilhan, soupçonné d’avoir empoisonné le verre de vin qu’il avait fait boire à la victime, est relaxé lui aussi.
Pourquoi Madame Lacoste, que les habitants de Riguepeu, un village du Gers, avaient dénoncé au procureur du roi quelques mois plus tôt en la taxant de criminelle, a-t-elle quitté libre le tribunal sous les applaudissements ?
« Aussitôt après le prononcé de l’ordonnance, Mme Lacoste sort par la porte placée auprès d’elle ; M. Alem-Rousseau, son défenseur, la suit et lui donne la main. De nouveaux applaudissements se font entendre. »
Pour quelles raisons les journalistes l’ont-ils comparée à Marie Lafarge, jugée quatre ans plus tôt par la Cour d’assises de Tulle pour le meurtre de son conjoint ? Et comment expliquer que l’une a été lourdement condamnée, aux travaux forcés à perpétuité, et l’autre pas ?
Deux veuves aux itinéraires comparables
Si plusieurs tribunaliers, en 1844, qualifient Euphémie Lacoste d’« élève de Madame Lafarge » c’est parce que les deux femmes offrent plusieurs points communs. Elles ont presque le même âge : Euphémie Vergès est venue au monde en 1819, trois ans seulement après Marie Capelle. Toutes deux, à l’adolescence, ont été placées dans un couvent pour parfaire leur éducation. Elles ont ensuite, à l’âge de 23 ans, été mariées par leur famille à un homme, veuf et sans enfants, qu’elles n’avaient pas choisi.
Elles ont ensuite dû aller vivre avec cet époux rustre, au physique ingrat, dans une grande bâtisse inconfortable et éloignée de tout, n’ayant de château que le nom : respectivement Le Glandier, un ancien prieuré délabré de Corrèze, et Philibert, une vieille maison de maître gersoise. Deux ans plus tard, chacune a été accusée d’avoir empoisonné son conjoint à l’arsenic et a fait son entrée au prétoire, vêtue en grand deuil et coiffée d’un chapeau au long voile en crêpe noir, qu’elle a relevé au moment de l’interrogatoire.
Les deux accusées ont aussi su séduire et convaincre de leur innocence leur avocat, le futur ténor du barreau Charles Lachaud dans un cas, l’homme politique François Alem-Rousseau dans l’autre. Cependant, ici s’arrêtent les similitudes.
Deux épouses tout autres
En dépit des apparences, les deux accusées sont bien différentes. Marie Capelle est la nièce du directeur de la Banque de France et la petite nièce naturelle de Louis-Philippe, alors roi des Français. Orpheline d'un colonel d'artillerie de la garde impériale, elle a été élevée par une tante dans le confortable château de Villers-Hellon, en Picardie. Disposant d'une dot confortable, de cent mille francs-or, elle aurait pu trouver facilement un époux mais, elle a écarté plusieurs prétendants avant d’accepter de se marier par le truchement d’un négociateur. Le soir de ses noces, elle refuse d’accomplir « le devoir conjugal » puis pour recouvrer sa liberté, écrit à son conjoint qu’elle en aime un autre.
« Président : Cette scène eut pourtant pour motif un refus de votre part à une chose que vous savez bien et qui était un droit de votre mari… »
Ce dernier, le Limousin Charles Pouch-Lafarge est un jeune maître de forges de vingt-huit ans, également maire de la petite commune de Beyssac. Travailleur, fils et frère dévoué, il est aussi un bon mari. Très épris de Marie, qu’il a épousée à l’église, il lui est fidèle et ne la presse pas de lui donner un enfant. Menteuse, exaltée et colérique, méprisante envers son époux, sa belle famille et ses domestiques, la jeune Parisienne, à l’imagination fertile, fait figure d’enfant gâtée.
Euphémie Vergès, contrairement à Marie Capelle, est la fille de paysans peu fortunés qui ont fait d’elle, dès son plus jeune âge, une bergère. En outre, alors qu’elle était encore adolescente, ses parents ont accepté, sans lui en parler, de la marier à un grand-oncle maternel qui en avait fait la demande. Elle devient ainsi, à 23 ans, « l’irréprochable épouse » d’un homme de 68 ans. Au moment du procès, tous dénoncent cette mésalliance. La presse titre : « une jeune fille de vingt ans avec un vieillard de soixante-dix » ; « Un mari vieux et décrépi ». Même l’avocat général admet, durant l’une des audiences, que le « ménage était mal assorti » et le Président concède à l’accusée que les âges étaient trop disproportionnés pour que les goûts puissent s’accorder.
« Euphémie Vergès venait d’atteindre sa 22e année lorsqu’elle épousa son grand-oncle, Henri Lacoste, alors âgé de 68 ans.
Cette union avec un vieillard, dont le caractère et les habitudes étaient d’ailleurs fort peu agréables, ne pouvaient offrir aucun attrait à une jeune personne à peine entrée dans le monde. »
Par ailleurs, contrairement à Charles Pouch-Lafarge, Lacoste a beaucoup de défauts, que vont dénoncer, aux assises, les témoins à charge comme à décharge. Rentier, il n’est pas fils de ses œuvres mais a hérité de son frère Philibert, en spoliant sa sœur, la grand-mère d’Euphémie. Riche de 700 000 francs-or, il est très avare, refusant à sa femme de s’éclairer, le soir avec de la chandelle, la forçant à le raser et lui couper les cheveux par souci d’économie. Il est aussi maladivement jaloux alors que lui-même est « noceur » et « très libertin ».
Il ne permet pas à sa jeune épouse de se rendre seule chez une voisine mais la trompe, sous son propre toit, avec ses servantes successives. Athée, il lui a refusé un mariage religieux, consentant seulement, avec difficulté, qu’un abbé bénisse le couple, la nuit, dans une chambre.
Henri Lacoste est également un hypocrite qui a caché à sa jeune épouse les « maladies secrètes » dont il souffre, notamment la syphilis, qui se traduit chez lui par une hernie, « des petites tumeurs sur le bras » et « des dartres sur le visage et le corps ».
« Président à Lasmoles [officier de santé] : Lacoste vous a-t-il montré des boutons qu’il avait à la lèvre ?
– Oui.
– Qu’avez-vous prescrit ?
– Des pommades dessiccatives.
– Avez-vous remarqué qu’il eût subi des traitements vénériens ?
– Oui.
– À quelle époque ?
– Il y a longtemps. »
Deux accusées au comportement dissemblable
Le 3 septembre 1840, Marie Lafarge arrive aux assises de Tulle après avoir été reconnue coupable, deux mois plus tôt, du vol d’une parure de diamants, dérobée à l’une de ses amies, la comtesse de Léautaud. Durant le procès, elle est accusée par tous ses domestiques, à l’exception d’une femme de chambre ayant été élevée avec elle, d’avoir tué son mari en lui servant des gâteaux empoisonnés ainsi que des verres de lait de poule et d’eau panée – dans lesquels ont été trouvés des résidus d’arsenic, acheté chez un pharmacien.
Les médecins légistes et chimistes appelés à la barre confirment les causes de la mort.
Dans la prison de Brive, où elle est écrouée, les dessinateurs brossent le portrait de la jeune femme, qui sera massivement reproduit sous forme d’estampes populaires et fera dire aux tribunaliers d’article en article, qu’« elle n’est pas jolie ».
Euphémie Lacoste, dont le casier judiciaire est vierge, est fidèlement accompagnée, jusqu’au prétoire, de sa sœur et de sa femme de chambre qu’elle qualifie d’« amie ». Elle n’est pas accusée d’avoir empoisonné elle-même son mari mais seulement d’avoir commandité le crime, exécuté par l’instituteur, Meilhan, à qui elle a remis de l’argent. À l’arrivée de la gendarmerie et du maire, porteur d’un mandat d’amener, elle ne se laisse pas arrêter mais s’enfuit dans une carriole, avec l’aide de tous ses domestiques. Au maire, qui fait fouiller la maison et ses dépendances de fond en combles, l’un d’eux affirme :
« Ne prenez pas tant de peine, monsieur le Maire, notre dame est dans un endroit où je cacherais une paire de bœufs sans que vous la trouviez. »
Pendant tout le temps de sa cavale, à laquelle elle choisit elle-même de mettre fin en se constituant prisonnière à la veille de son procès, elle passionne les journalistes et leurs lecteurs qui ignorent tout de son physique mais l’imaginent magnifique et croient l’apercevoir : à Paris, en Catalogne, vêtue en homme, accoutrée en bergère, déguisée en religieuse, en garçon d’écurie…
« Son visage est rempli d’une expression remarquable. Des traits fins et délicats, des yeux les plus expressifs et les plus beaux du monde, de superbes cheveux noirs encadrant une figure ovale et parfaitement dessinée… »
Durant les audiences, elle réussit à convaincre les jurés que son mari, par avarice, se soignait seul, se procurait de la liqueur de Fowler et se frictionnait avec une crème à base d’arsenic. Elle bénéficie aussi du rapport d’expertise des médecins Devergie et Flandin, pour lesquels Henri Lacoste a pu s’empoisonner en s’auto-médicamentant.
Pour le dire autrement, Marie Lafarge a affronté aux assises de Tulle un jury de provinciaux déjà convaincus que cette Parisienne bien née était non seulement une voleuse mais une affabulatrice, une mauvaise épouse et une empoisonneuse. À l’inverse, Euphémie Lacoste a été jugée à Auch par des compatriotes qui ont décidé de l’acquitter, au bénéfice du doute, car ils avaient vu en elle une travailleuse, jeune et jolie, bien mal mariée à un affreux barbon tyrannique et valétudinaire…
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Myriam Tsikounas est historienne, spécialiste de l’histoire des représentations. Depuis septembre 2020, elle est professeure émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.