Vers une histoire de l'environnement : discussion avec Charles-François Mathis
Née dans les années 1970 dans les cercles académiques états-uniens, l’histoire de l’environnement a mis un certain temps à devenir un champ de recherche « légitime » en Europe et en France – alors même que les bouleversements climatiques en cours nous rappellent chaque jour son importance capitale.
Charles-François Mathis est professeur des universités à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l'histoire environnementale et britannique. Nous avons tenté de dresser les enjeux d’un segment de la recherche historique encore sous-exploité en France : l’histoire de l’environnement et de son corolaire, l’anthropocène.
Propos recueillis par Séverine Liatard
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Charles-François Mathis interviendra cette année dans le cadre du festival Printemps de l’histoire environnementale, qui se tiendra du 1er au 16 juin 2023.
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RetroNews : L’histoire environnementale a tardé à s’imposer en France comme un champ de recherche légitime, alors qu’il semble s’affirmer aujourd’hui de manière dynamique avec des approches multiples et pluridisciplinaires.
Charles-François Mathis : L’histoire environnementale est née aux États-Unis durant les années 1970 dans un climat fortement influencé par l’activisme politique, mais il faut attendre une quinzaine d’années avant que de « grands historiens » parviennent à lui donner son éclat et qu’elle obtienne une légitimité dans le domaine académique.
En France, il y avait une tradition d’histoire urbaine assez forte. On peut estimer aussi que l’école des Annales et la géographie historique participaient déjà à l’élaboration d’une forme d’histoire de l’environnement – même si les Annales traitaient plus d’un milieu stable que d’un environnement changeant. Des historiennes comme Geneviève Massard-Guilbaud – à qui hommage est d’ailleurs rendu lors de la cérémonie d’ouverture du Printemps de l’histoire environnementale – ont joué un rôle important dans l’établissement et la reconnaissance institutionnelle de ce champ de recherche, avec notamment la création du RUCHE (Réseau Universitaire de Chercheurs en Histoire Environnementale) en 2008.
Les premières approches en histoire environnementale en France étaient assez logiquement dans la continuité de l’histoire urbaine, à travers une histoire des pollutions – pollutions atmosphériques et pollutions des eaux –, des recherches en rapport avec l’industrialisation, la question des déchets aussi. Viennent assez vite aussi des travaux autour de l’histoire sociale, de la politisation des questions écologiques, sur la protection de la nature et la modification des paysages par exemple.
Il y a aujourd’hui un éclatement des thématiques avec une attention particulière portée je crois aux conflits et au politique, ainsi qu’aux ressources énergétiques.
Dans La civilisation du charbon (2021), vous étudiez la manière dont la société anglaise du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale s’approprie cette ressource : comment toute une nation se construit autour du charbon et comment celui-ci s’immisce dans la vie quotidienne des Anglais…
J’ai volontairement écarté de mon étude le versant économique du charbon, qui avait déjà été traité. J’ai essayé d’aborder le charbon du côté du consommateur pour voir comment il modifie des modes de vie et des façons de percevoir le monde (transformation des paysages et du cadre de vie, perception du temps, croyances). C’est pourquoi je parle d’une « civilisation du charbon ».
Il y a de ce fait une dimension d’anthropologie historique dans cette étude. J’ai en effet analysé les usages très quotidiens du charbon, à travers par exemple l’art et la manière de se chauffer, de cuisiner aussi. C’est pourquoi les femmes, qui sont celles qui s’occupent du feu et de l’entretien de la maison, sont très présentes dans mon travail. Il est essentiel ici d’avoir une approche genrée du sujet.
Ce qui m’a frappé aussi, c’est la problématique de la précarité énergétique dans un pays d’abondance de charbon : la peur du froid est par exemple constante. Cette dimension de pénurie et ses enjeux sont questionnés au moment de la grande famine de charbon de 1873 qui va générer des conflits importants dans la société anglaise sur le fait de savoir qui est responsable de cette crise, s’il faut légiférer et réglementer le prix de cette énergie : on y voit s’affirmer, je crois, une demande « d’économie morale » du charbon, pour reprendre le concept forgé par E.P. Thompson.
« Depuis le XIXe nos sociétés industrialisées se sont construites autour de l’idée d’une corrélation entre consommation énergétique et degré de civilisation. »
Des critiques s’élèvent alors contre cette société carbonifère ?
Il y a effectivement des contestations dès le départ, à la fois du charbon mais aussi et surtout de l’industrialisation. Des voix désapprouvent le nouveau monde en train de naître. Des voix rares mais puissantes comme celle de l’écrivain et critique d’art John Ruskin (1819-1900), ou celle du militant et artiste William Morris (1834-1896), l’un des précurseurs sans doute de l’éco-socialisme.
Son point de départ, en effet, est le rejet de la civilisation industrielle, qui n’apporte que laideur et malheur : en encourageant une consommation de masse d’objets inutiles, elle réduit les ouvriers à travailler toujours plus, toujours plus vite, dans un système qui ne leur apporte aucun plaisir créatif et les contraint à des conditions de vie indignes ; par ailleurs, elle se déploie au mépris de la beauté du monde, qu’elle détruit sauvagement. Il y a donc une pensée de la sobriété chez William Morris : n’avoir autour de soi, comme il le dit lui-même, que des choses « belles et utiles », amène à réduire sa consommation, donc à une sobriété énergétique qui est la seule voie, selon lui, vers un monde meilleur – et plus juste aussi.
L’accélération du changement climatique et le conflit ukrainien ont remis au goût du jour les incitations à la modération. Les plans de sobriété énergétiques semblent même devenir une priorité politique. Que peut nous apprendre l’histoire sur ces appels à la tempérance ?
La mise en perspective historique permet déjà de montrer que la gloutonnerie énergétique est une caractéristique des sociétés contemporaines, encouragée par la manne facile des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz). Cette croissance de la production et de la consommation énergétiques s’accompagne d’améliorations des conditions de vie indéniables mais nous nous trouvons aujourd’hui – dans les pays développés à économie de marché – dans une situation de surconsommation énergétique et de grande inégalité d’accès au niveau mondial. En effet, selon le politiste et spécialiste de l’environnement Vaclav Smil, nous consommons bien au-delà de ce qui est nécessaire pour avoir une qualité et une espérance de vie correctes.
Rien, théoriquement, ne s’oppose à ce que nous diminuions notre consommation énergétique. Or, il y a de nombreuses résistances à l’égard de la sobriété énergétique et ces résistances ont une histoire. Finalement, depuis le XIXe nos sociétés industrialisées se sont construites autour de l’idée d’une corrélation entre consommation énergétique et degré de civilisation. L’anthropologue Leslie White va même théoriser ce couplage au moment de la Seconde Guerre mondiale.
L’histoire environnementale nous montre que les sociétés n’ont pas attendu la fin du XXe siècle pour être sensibilisées à la protection de l’environnement. Les réflexions sur la dégradation de la nature, les alertes et les mobilisations écologiques sont beaucoup plus anciennes.
Il y a effectivement une « réflexivité environnementale » qui est bien antérieure aux mobilisations des années 1970 lors de la structuration de l’écologie politique.
Des contestations naissent et sont liées à certains changements comme la naissance de l’industrie, la mise en œuvre de nouveaux systèmes agraires ou forestiers. L’histoire de l’environnement montre ainsi qu’il ne s’agit pas d’un mouvement linéaire. Il y a des flux et des reflux, tant des contestations que de la sensibilité aux thématiques environnementales : les années 1970, par exemple, sont suivies clairement d’un recul dans l’intérêt porté à ces enjeux.
Dans l’ouvrage collectif Une histoire des luttes pour l’environnement (2021), nous avons voulu présenter certains penseurs, « lanceurs d’alerte » de l’écologie et le développement d’une science de l’environnement, mettre en évidence différentes phases où, au travers de rapports de force sans cesse renouvelés, certaines relations au vivant se dessinent. Trois siècles de débats et de combats qui témoignent de l’hétérogénéité et de la discontinuité de ce qu’on appelle « modernité » et l’existence de multiples répertoires d’actions et de mobilisations en faveur de la défense de l’environnement.
L’histoire peut nous permettre de mieux comprendre certains enjeux environnementaux du présent et peut-être des années à venir ; de fait, les historiens peuvent-ils réagir aussi de façon critique face au contexte politique dans lequel ils travaillent ?
Je n’irai pas jusqu’à dire que l’histoire environnementale doit être une histoire militante : il s’agit d’abord de mener des travaux scientifiques. Cependant, aujourd’hui, face à une crise environnementale d’une ampleur sans précédent, les chercheurs et chercheuses en sciences humaines doivent faire entendre leurs voix, en s’immisçant davantage dans le débat public, en produisant des écrits accessibles à un large public, en communiquant davantage sur ces questions environnementales – comme le fait d’ailleurs le Printemps de l’histoire environnementale.
Il me semble que l’histoire a son mot à dire pour nous aider à comprendre notre situation et à trouver les voies pour en sortir – encore faut-il que les responsables politiques soient prêts à l’entendre.
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Professeur à l'université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, Charles-François Mathis est historien. Spécialiste des questions liées à l’histoire de l’environnement, il est notamment le directeur de la collection « L’environnement a une histoire » aux éditions du Champ Vallon.