Qui ? Bandits, crimes et faits divers dans la France de l’après-guerre
Titre culte de la presse populaire des années quarante et cinquante, Qui ? su créer sa propre ligne éditoriale, mêlant habilement forfaits sordides, gangsters grimés en héros, souvenirs équivoques de l’Occupation, fiction policière et bien sûr, enquêtes parfois hâtives.
« On était en mars 1945. Les Allemands, bousculés par la libération, avaient déguerpi de la contrée ; l’hiver, qui avait été rude, faisait place aux premières journées tièdes d’un printemps plein de promesses pour les cultivateurs et les viticulteurs du cru.
Niché sur un coteau fertile qu’enjolivent, à ses pieds, les cours d’eau de la Sère et de l’Airoux, la pittoresque bourgade de Lavit-de-Lomagne respirait à l’aise.
Quand, un matin, une panique s'empara du village… »
Dans la France de la Libération, dans les foules qui se pressaient pour voir les files de blindés alliés vrombir dans les bourgs, derrière les lampions des bals populaires de la victoire, parmi les héros célébrés et les traîtres châtiés, le crime, imperturbable, vaquait à ses affaires.
C’est la France d’Uranus, le roman de Marcel Aymé. Celle de la reconstruction et du rationnement : gravats, tickets, marché noir, retour des hommes éreintés et désarmement des milices. Dans le cortège des vendettas et de la liquidation des combines, c’est aussi le grand retour des amants et celui des truands, revenus des stalags après cinq ans de vacances forcées. Une France où les armes de guerre pullulent et avec lesquelles jouent et se tuent les enfants. Par-dessous la joie, la société est grosse de violences.
Dans cette ambiance lourde s’élève pourtant une aspiration générale au divertissement et à la modernité américaine. Un magazine s’en fait la synthèse, qu’il ramasse en une formule « Action, énigme, atmosphère, aventure ». En mai 1946, les Français découvrent les couvertures aguichantes et inquiétantes de Qui ? le magazine de l'énigme et de l’aventure.
En fait, c’est une relance ; celle d’un illustre prédécesseur, Détective, le grand hebdomadaire d’enquête de l’Entre-deux-guerres, lancé par Gaston Gallimard en 1928 et qui, autour des frères Kessel, avait accueilli nombre de plumes célèbres. L’arrivée des Allemands à Paris en juin 1940 avait mis un terme à l’aventure. Au printemps 1946, le papier, encore rationné et soumis à des trafics juteux, redevient malgré tout accessible ; Gallimard décide de relancer le roi des faits divers, le prince du photomontage d’enquête, le cador du sensationnel.
Durant son année de lancement, Qui ? se cherche un style, un genre, dans un univers où les magazines américains ringardisent définitivement la presse d’avant-guerre. Le premier éditorial présente avec modestie les ambitions du nouvel hebdomadaire du jeudi :
« Nous n'avons pas l’ambition assez vaine de définir immédiatement et totalement le programme de notre journal. Nous pensons simplement que beaucoup de lecteurs seraient heureux de trouver, dans une seule publication, des romans et des nouvelles d'action ou d’atmosphère, en même temps que des récits historiques, des enquêtes et des reportages d'actualité. »
Et en matière d’atmosphère, les lecteurs seront exaucés.
Le titre, le sous-titre et la Une, changent rapidement, tandis que la photographie s’affale et expulse les premières couvertures dessinées. Fin 1946, c’est le titre qui est complété : Qui ? Police, L’hebdomadaire des faits divers, avant de reprendre en août 1947 ses titres de gloire passé : Qui ? Détective Le grand hebdomadaire des faits divers.
Reprenant les recettes du titre d’avant-guerre, fiction et factualité se partagent les pages du magazine. Le mélange fulmine et pétarde, à coups de photos retouchées au fusain et de typos en barres de fonte. Ses titres claquent comme des coups de feu et dégagent un fumet âcre de polar très noir : « Échange de femmes et de balles sans résultat », « La maman truquée », « La chambre japonaise », « Le double crime de l’adjudant Polycarpe ».
Héritée de la décennie précédente, la maquette du magazine se métamorphose au fil des numéros, avec des mises en page restructurées où la narration adopte des cheminements intuitifs et modernes.
Double-pages, photomontages et bidonnages : Qui ? assume ses mises en scène, ce que Georges Gusdorf a appelé le « romancement du réel ».
Car la fanfaronnade des titres dissimule souvent des enquêtes très romancées, plus minces que leurs intitulés : « Le décapité du drap d’or », « Le mort de la chambre 26 », « Le mystère de la femme nue », « Le mort du Rêve Bleu », « L’énigme de la maison du Bon-dieu », « Le serment des quatorze », « Le lac de l’épouvante », etc.
Reprenant une combine éculée, le magazine s’efforce d’enraciner les affaires dans les terroirs, au plus près de ses lecteurs : « L’énigme de Moëlan-Sur-Mer », « L’envouté de Castres », « Les dix-sept morts de Mâcon », « La tragédie de Saint-Denis-en-Bugey », « Le vampire de Rueil », « Les fantômes nus du parc Lyautey ».
Au fil des numéros, le magazine présente ses vedettes des faits-divers de l’après-guerre : Nénesse le Manchot, qui décapitait ses victimes à la grenade ou « Dédé la boulange » et ses fausses cartes de rationnement qui submergeaient les boulangeries parisiennes.
Car la France de la fin des années quarante vit une époque équivoque où, derrière les célébrations officielles, les acteurs du conflit qui vient de s’achever semblent parfois se confondre et se rejoindre, entre pègre et police, agents doubles et faux maquisards.
C’est le temps des procès des « gestapaches », des maquis noirs, des imposteurs, mais aussi des héros accusés à tort.
Aux faits divers se mêlent et s’ajoutent les grandes enquêtes sur les crimes commis durant la guerre, parmi lesquelles, victimes expiatoires des collaborateurs, figurent des personnages célèbres de l’avant-guerre, tels que Marx Dormoy assassiné le 26 juillet 1941, ou l’arrestation des tueurs de Jean Zay, assassiné le 20 juin 1944.
Ce solde de tout compte des crimes de l’Occupation n’est pas uniquement celui des martyrs, mais aussi de tous les autres, les sans nom, menues victimes oubliées d’une tragédie planétaire. En 1948, Qui ? devenu Détective, s’empare de l’affaire de « La fiancée de l’Italien » qui agitait les hautes vallées de la Tarentaise depuis 1945, non sans arrière-pensées :
« Détective qui, depuis sa création, a toujours eu pour mission de défendre les faibles, de réparer les injustices, de poursuivre les coupables, estime aujourd'hui qu'il est de son devoir de demander aux juges d’établir, en pleine conscience et en pleine sérénité, les responsabilités de tous ceux qui ont trempé dans cette sinistre aventure et de punir les assassins de Jeanne Maulet.
Certes, cette cause se présente sous des aspects un peu spéciaux. C’est en janvier 1945 que, à Sainte-Foy-Tarentaise (Savoie), mourut, dans de tragiques circonstances, la petite vendeuse du Milk-Bar du boulevard de Strasbourg.
On était en plein baroud et le prix d’une existence humaine comptait peu pour des hommes dont la raison d’être était de purger le pays et de punir, audacieusement, hors la loi, sommairement. »
Car le journal a ses propres grandes causes et, par conséquent, ses héros. Le premier est aussi le plus célèbre : Guillaume Seznec.
Depuis 1924, le Breton clame son innocence dans le meurtre de Pierre Quéméneur. La fermeture du bagne l’a rendu à sa famille, qui entreprend la révision du procès. Qui ? Détective se lance dans la bataille.
Bon client, Seznec devient un habitué des couvertures et des double-pages intérieures.
Mais le journal célèbre aussi les bandits, et pas des moindres : le gang des Tractions Avant, à la tête duquel se trouve un ancien « gestapache » : Pierre Loutrel, alias Pierrot le Fou.
En octobre 1946, le journal est en chasse, « À la chasse de Pierrot le Fou » :
« On le voit partout. On le signale ici et là ; la police ne manque pas de contrôler toutes ces indications, ce qui lui permet de reconstituer les allées et venues de Pierre Loutrel, dit Pierrot le Fou, en Ile-de-France, dans les jours qui ont précédé l’attaque de Champigny et dans ceux qui l’ont suivie. Maigre consolation !
On sait aussi qu’il n’a presque rien changé à ses habitudes ; il hante toujours les bars, ses poches bourrées de revolvers. Il n’a consenti qu’à laisser tranquilles les fourgons postaux et teindre ses cheveux en rouge. Ce jeu de cache-cache, où se meuvent des ombres silencieuses, ne finira pas comme une amusette, mais en une tragique et sanglante échauffourée, car si la police enrage de n’en pouvoir finir, Pierrot le Fou est décidé à jouer son va-tout. N’a-t-il pas maintenant une réputation à soutenir, celle de tueur ?
Ce sera une question de vitesse ; vaincra qui aura le réflexe de vie le plus rapide, qui pressera le premier sur la détente du revolver. »
En août 1948, la pseudo-capture de Pierrot le Fou est l’occasion d’un magnifique bidonnage. Puisque Pierre Loutrel était en réalité mort depuis deux ans, le journal lui substitue un « Pierrot le Fou n°2 » en la personne d’un de ses complices, trop heureux de l’honneur, et des multiples couvertures dont le gratifie le magazine.
Sordide, peut-être. Mais aussi ludique : le magazine se lit par tous les bouts. S’ajoutant aux jeux d’enquête, dont le fameux « photo-crime de Qui ? », une vedette américaine est à l’honneur : le « quizz ».
« Vous connaissez le terme ‘Quizz’ : inventé par les Américains pour désigner des petits problèmes amusants. La mode du Quizz n’a pas tardé à franchir l’océan.
Aussi serions-nous coupables de négliger ce jeu divertissant et qui semble fait, sur mesure, pour s'accorder au titre de notre journal. »
Et Qui ?, le bien-nommé, prend régulièrement à partie ses lecteurs, bien avant l’invention du talk-show, toujours dans l’esprit de l’époque :
Entre deux meurtres et trois restitutions d’enquête, le magazine s’essaie à d’autres sujets de société, dont l’inépuisable objet de fascination d’une époque de pénurie qui se prend pourtant à rêver : l’avenir. « Nous irons sur la lune en 1955 » assurait le journal en 1946, en associant les V2 allemands de sinistre mémoire à l’énergie nucléaire ; avant d’affirmer, péremptoire mais inquiet :
« Et si notre civilisation ne se détruit pas dans une guerre atomique, nous entrerons dans l’ère interplanétaire avant la fin de ce siècle. »
Marijuana, enfant-sorcier et meurtres en Sologne, maisons hantées et fous rodeurs, babillages d’Hollywood et pin-ups sépias : Qui ? redevenu Détective. L’hebdomadaire des secrets du monde traversera les années cinquante en ouvrant en grand les portes de la « presse jaune » des Trente glorieuses, celle du sensationnalisme.
Ironie du sort ? L’hebdomadaire policier en perte de vitesse sera pourtant racheté en 1958 par son principal concurrent, Radar. Lancé en 1947 par les éditions Beyler, ce dernier a son siège rue Lauriston à Paris, la rue où officiaient les « gestapaches » durant les années noires.