Interview

Les femmes et la philosophie : une histoire de luttes

le 03/10/2024 par Annabelle Bonnet, Marina Bellot
le 10/09/2024 par Annabelle Bonnet, Marina Bellot - modifié le 03/10/2024

Tenues en marge du savoir et de la pratique philosophiques, les femmes des XIXe et XXe siècles ont bravé les obstacles, fait fi des interdits et mené des combats qui ont permis de bousculer peu à peu l'ordre établi. Entretien avec Annabelle Bonnet qui a éclairé ce pan de l'histoire des femmes dans La barbe ne fait pas le philosophe

RetroNews : Les femmes seraient, selon les préjugés à l'œuvre au XIXe siècle, incapables de raison et donc inaptes à pratiquer la philosophie. Y a-t-il d'autres raisons pour lesquelles les femmes ont intérêt à être tenues loin de la pratique philosophique ? Une femme qui pense est-elle dangereuse ?

Annabelle Bonnet : Je montre dans ma recherche que le préjugé de l’inaptitude est imbriqué à une véritable peur sociale de désordre et de remise en cause de l’organisation politique, sociale et culturelle de la société française. Cette crainte est d’autant plus forte que les femmes n’ont, à cette époque, encore aucun droit politique et qu’il existe plusieurs mouvements et luttes pour remettre en cause cette hiérarchie.

La crainte se manifeste notamment dans les débats institutionnels autour de la loi Camille Sée et de l’instauration d’un cours de philosophie pour filles dans le secondaire, où les politiques – tous des hommes – n’hésitent pas à mettre en avant les prétendus désastres sur de futures mères et épouses qui, en lisant Platon, brûleraient leurs petits plats et délaisseraient leurs familles...

Tout se passe comme si l’accès à la philosophie, savoir détenant un grand pouvoir de la réflexivité, pouvait provoquer une remise en cause de l’ordre social ; il faut donc en prévenir l’accès par précaution. En ce sens, toute femme qui manie les concepts est vue comme potentiellement dangereuse.

À l'heure où la IIIe République proclame l'égalité, la philosophie se voit exclue des programmes du secondaire féminin. Comment dès lors les femmes parviennent-elles à accéder à l'étude philosophique ? 

La loi Camille Sée, qui proclame l’interdiction de l’enseignement philosophique dans les lycées féminins, crée une barrière structurelle pour leur entrée à l’Université et pour leur accès aux études philosophiques. Pendant longtemps, on a considéré que l’existence de cette loi signifiait alors que plus aucune femme en France, jusqu’à la génération de Simone de Beauvoir, n’avait pratiqué et accédé à l’étude philosophique. Pourtant, l’interdiction légale des années 1880 n’a pas pour autant signifié la fin de l’étude philosophique pour les femmes ; au contraire, celles-ci n’ont jamais cessé de tenter d’y accéder, et même de se former en philosophie, d’écrire des ouvrages, de passer des doctorats et même d’enseigner la philosophie !

Mais tout cela s’est fait dans la transgression permanente, en contournant le système scolaire et en étudiant à sa marge : via des réseaux parallèles, des appuis familiaux ou encore via des outils en plein développement à l’époque, comme par exemple les magazines de mode, servant de plateformes d’interactions philosophiques ! Les femmes n’ont jamais cessé de philosopher, comme de lutter pour leur reconnaissance dans l’institution, via des associations comme la Société des Agrégées, des questionnements institutionnels tentant de remettre en cause la loi et des polémiques publiques dénonçant cette injustice.

Qui sont ces femmes ? Portent-elles également des revendications féministes ? 

Les femmes qui font fi des interdictions partagent un profil commun dans le sens où elles doivent posséder des recours extra-institutionnels, ce qui signifie avoir accès à une éducation humaniste, à des livres, comme avoir du temps libre. Tout ceci exige une condition de vie matérielle sûre et un capital culturel établi ; c’est pourquoi la plupart de ces femmes ne proviennent pas d’un milieu modeste mais de milieux aisés, en contact avec les cercles intellectuels. Il faut attendre les années 1930 pour que celles-ci présentent un profil un peu plus varié, notamment via la présence de filles d’instituteurs venant des campagnes françaises.

Quant à leurs écrits, il n’y a pas un thème défini qui les rassemble toutes par le simple fait d’être femmes. Elles écrivent beaucoup sur la science, sur l’éducation, mais aussi sur le kantisme, sur le marxisme, la psychologie sociale, la religion, la politique, etc. Leurs opinions sur la politique et l’égalité sont variées, parfois opposées. Ce qui montre qu’elles s’approprient tous les thèmes de leur époque sans restriction ! Dans mon travail, j’ai mis en avant des figures qui écrivent aussi sur l’égalité entre hommes et femmes, et n’hésitent pas à questionner cet ordre social au nom des valeurs universalistes des Lumières. Il y a aussi celles qui dans les années 1930 écrivent et luttent contre l’irrationalisme du fascisme et le régime d’inégalités qu’il porte avec lui.

La connexion entre revendications féministes et réussite partielle dans l’espace philosophique de l’époque n’est pas systématique. Les femmes qui se font une place peuvent ou non partager individuellement ces idées. Mais l’on peut dire que l’esprit féministe qui traverse l’époque est, lui, un support indéniable de leur réussite, et que chaque conquête de diplôme et de statut est une réussite pour toutes, même indirectement. C’est le sens de la réflexion de Simone de Beauvoir dans ses mémoires, qui dans son enfance rappelle avoir eu pour exemple Léontine Zanta, la première française docteure en philosophie en France, pour ériger son projet intellectuel : sa seule présence ouvre l’imaginaire de Simone de Beauvoir, qui peut désormais se projeter dans un modèle concret de femme philosophe.

Quelles avancées notables ont lieu pendant l'entre-deux-guerres ? 

Cette période voit naître plusieurs changements, notamment liés à la Première Guerre mondiale ; les professeurs de philosophie ont été envoyés au front et des dizaines de femmes les ont remplacés sans la moindre difficulté intellectuelle. L’atmosphère a changé et le nombre de femmes diplômées, licenciées et docteures croît lui aussi peu à peu. Mais surtout, l’esprit collectif s’oppose au conservatisme ambiant : alors qu’après la guerre, le ministère tente de nouveau de remettre les femmes philosophes à leur place - c’est-à-dire à la marge des institutions en leur retirant leurs postes - un mouvement de contestation massif naît.

De même, le projet de loi visant à créer deux agrégations de philosophie, une pour hommes et l’autre pour femmes, afin d’éviter toute concurrence envers les hommes, est vivement combattu.

Cet esprit collectif se cristallise dans la mobilisation de la Société des Agrégées, qui fait campagne pour que les hommes et les femmes ne soient pas sujets à des savoirs philosophiques différents. Et les femmes gagnent ce combat, puisque la loi est retirée ! On peut aussi dire, par l’exemple du philosophe Léon Brunschvicg, que l’exclusion des femmes de l’espace philosophique perd peu à peu sens, y compris dans le monde philosophique masculin. Brunschvicg, homme d’institution au pouvoir symbolique influent, n’hésite pas par exemple à dénoncer publiquement cette absurdité, qu’il définit comme dépassée.

Après le coup d'arrêt porté à ces évolutions par le régime de Vichy, les femmes philosophes parviennent-elles à prendre toute leur place dans la deuxième moitié du XXe siècle ? 

Le régime de Vichy marque en effet sans aucun doute un coup d’arrêt à ces avancées. Comme je le montre, plusieurs femmes philosophes, qui ne se taisent pas face à « la bête immonde », sont pourchassées, humiliées, assassinées. Leur pensée est brutalement interrompue face au pire. Mais la victoire sur le régime fasciste ouvre aussi de nouvelles possibilités politiques, culturelles, sociales, que la seconde moitié du siècle va explorer de diverses manières. Il n’est en ce sens pas étonnant que Beauvoir achève l’un de ses tomes du Deuxième Sexe en prônant la fin historique de l’éternel féminin, qui constituait encore l’horizon de la IIIe République ; pour elle, un nouveau cycle peut commencer, ce qui ne signifie pas absence de contradictions et de combats, mais la transformation de ceux-ci et le déplacement des enjeux. Avec les droits politiques actés en 1944, les revendications vont elles aussi se transformer, et les identités se déployer.

Concernant les femmes philosophes, les années 1950 constituent une période d’avancée symbolique : quelques femmes deviennent enfin professeures à l’Université, et dirigent d’importants groupes de recherche, ce qui est sans aucun doute une nouveauté. Mais tout n’est pas simple, puisque les inégalités structurelles d’enseignement continuent d’être présentes : au-delà de préjugés persistants, la séparation des enseignements féminins et masculins perdure jusque dans les années 1970, tandis que les inégalités socio-économiques d’accès à l’éducation constituent un enjeu crucial pour que TOUTES les femmes puissent avoir accès à la philosophie - et la chance de déployer leur pensée.

Mais, d’autre part, on assiste dans les années 1970 à une véritable transformation de l’ordre des idées portée par les mouvements féministes de la période, qui travaillent aussi durement pour légitimer les études féministes. Pensons seulement au rôle crucial des œuvres de femmes philosophes comme Geneviève Fraisse et Michèle Le Doeuff pour la philosophie, qui ont permis de légitimer la question des femmes dans la pensée comme question philosophique ! C’est pourquoi il est possible d’affirmer que la seconde partie du XXe siècle a contribué de façon active à la reconnaissance des femmes philosophes.

Ce qui ne signifie pas pour autant que les contradictions aient disparu ; pensons seulement au nombre infime de femmes philosophes au programme de philosophie de lycée et d’université au XXIe siècle. Mais cela signifie toutefois que, durant cette période, de nouvelles portes ont été ouvertes permettant de revendiquer un horizon collectif, horizon sans lequel des travaux récents (comme les miens et ceux de tant d’autres chercheures) n’auraient pu exister. Les tentatives de transgression de l’ordre établi de la pensée ne s’achèvent pas toujours par des victoires, mais elles contribuent sans aucun doute à modifier le cours de l’histoire des femmes philosophes, en les déplaçant de la marginalité vers le centre de la pensée.

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Sociologue et philosophe, Annabelle Bonnet est chercheuse associée au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (EHESS). Son ouvrage La barbe ne fait pas le philosophe est paru aux éditions du CNRS en 2022.