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Un « achat troublant » pour votre conscience ? Les ligues d’acheteurs face aux grands magasins

le par - modifié le 15/01/2025
le par - modifié le 15/01/2025

Moins connues que les critiques du consumérisme d’Émile Zola, les requêtes de la LSA s’interrogeait à la Belle Époque sur les conditions de travail à l’œuvre derrière les vitrines rutilantes.

Exposition

La Saga des grands magasins : l'exposition évènement à la Cité de l’architecture et du patrimoine

Du 6 novembre 2024 au 6 avril 2025, la Cité de l’architecture et du patrimoine vous invite à plonger dans l'univers fascinant des grands magasins. Un événement exceptionnel qui retrace l'évolution et l'impact des grands magasins sur la ville et nos sociétés, depuis leur émergence au XIXe siècle jusqu'à nos jours.

Découvrir l'exposition

En janvier 1908, Les Alpes pittoresques, journal de « la vie mondaine, balnéaire & sportive », publient un encart publicitaire pour la vente de blanc des Galeries Modernes de Grenoble. A Paris, le Bon Marché annonce aussi, comme chaque année, une grande « mise en vente de blanc ». Mais tous les consommateurs ne sont pas séduits par cette offre commerciale et sont mêmes critiques, en mentionnant les conditions de travail des vendeuses et ouvrières. C’est le cas des membres de la Ligue Sociale d’Acheteurs, association créée à Paris en 1903 par des catholiques sociaux.

Ces critiques sont moins connues que celles d’Émile Zola et son Bonheur des dames. La LSA, active entre 1903 et 1914, s’interroge sur les conditions de travail derrière les vitrines rutilantes, et sur les responsabilités des acheteurs - et surtout des acheteuses - face à ces conditions. Elle nous incite à relativiser la tradition philanthropique des patrons de grands magasins. Leurs écrits peuvent être rapprochés de certains articles issus de la presse socialiste.

Le prix social des bonnes occasions

Plusieurs reproches sont faits aux grands magasins par la LSA. Premièrement, les « bonnes occasions », qui se développent dans une période de concurrence accrue sur les prix, ont un prix social. C’est ce qu’explique la Baronne Brincard, fille du dirigeant du Crédit Lyonnais Henri Germain, vice-présidente de la LSA. Elle signale le désir de luxe dans toutes les classes de la société et condamne les pratiques de certaines femmes qui, selon elles, « guettent les soldes et occasions, les prix réduits après inventaire, les liquidations d’objets défraîchis et dépareillés » et « sont dupes de cette fascination d’une habile mise en scène qui sait leur présenter chaque marchandise sous couleur ‘d’une bonne occasion’ ». Cette critique de la démocratisation de la consommation signale une volonté de cette grande bourgeoise de se distinguer.

En fait, poursuit-elle, le faible prix des marchandises – jouets, meubles, vêtements – est lié soit à des matériaux de mauvaise qualité, soit à un travail effectué rapidement et mal payé. Certaines clientes attendent, pour acheter tel article, « que ce soit l’époque de la grande mise en vente de l’exposition concernant cet article (fin janvier pour le blanc, février pour la dentelle, octobre pour l’ameublement ». En raison de la « fièvre d’égalité », elles sont victimes de « supercheries », elles achètent des articles « camelotes » fabriqués par des ouvrières en chambre. Cette analyse est reprise par nombre de proches de la LSA.

Jean Brunhes, fondateur de l’association avec sa femme Henriette, le dit autrement en 1906, lors d’un événement catholique social :

« Nous voulons tout bon marché : table à bon marché, corsage à bon marché, chapeau à bon marché !

Que nous importent les misères, les vies qu’ils ont coûtées ? Quand nous saurons combien d’injustices, combien d’iniquités, combien de crimes nous entraînons derrière nos manies, ces entrepreneurs insatiables, ces grands magasins engloutisseurs de santé et de vie humaines changeront leur manière de faire, parce que nous aurons changé notre manière de penser. »

Un calendrier d’achat imposé

Le deuxième reproche adressé aux grands magasins est que ces derniers imposeraient à leurs clients un calendrier d’achat. Celui-ci est indissociable de la mode, promue par exemple par les Galeries Lafayette. Elle va inciter des clientes à réclamer rapidement certains biens, ce qui a des conséquences sur le planning de production. Dans une réunion militante portant sur le travail de nuit des ouvrières dans la couture, une inspectrice du travail dit ainsi :

« On peut abattre des maisons, lever des impôts, mobiliser des troupes, on ne peut pas réglementer les caprices de la mode. »

Selon les militants de la LSA, les clientes ne devraient pas se faire dicter leur calendrier d’achat. Elles devraient rester organisées, contrairement à ces clientes critiquées par la baronne Brincard :

« Elles ne veulent pas réfléchir, c’est-à-dire prévoir, organiser quoi que ce soit à l’avance. Elles attendent de grelotter pour se souvenir que l’hiver succède à l’automne ou au contraire d’étouffer pour s’aviser que l’été est revenu. »

Afin d’inciter les acheteuses à s’organiser et à résister au rythme proposé par les réclames des grands magasins, celui des promotions commerciales, la Ligue sociale d’acheteurs propose un outil alternatif. Il s’agit d’un calendrier qui leur précise, pour chaque mois, quelles sont les conditions de travail des ouvrières et ouvriers à l’œuvre (chômage ou surmenage), et quels types de commande les clientes devraient faire. Le calendrier conseille ainsi de « toujours éviter de faire ses commandes au dernier moment, surtout aux époques de presse », indiquées dans le document.

Ouvrières à domicile et employées des grands magasins

En décembre 1908, La Vie Heureuse, revue féminine universelle illustrée fondée par Hachette (n° 12, 15 décembre 1908), mentionne trois congrès internationaux, organisés à Genève. L’un d’entre eux est le Congrès international des ligues sociales d’acheteurs. L’article évoque, parmi d’autres sujets, les conditions de travail des ouvrières du textile et des demoiselles de magasin. Un sujet est abordé dans ce Congrès :

« Quel peut être le rôle utile [des ligues d’acheteurs] en faveur d’une amélioration des conditions du travail des demoiselles de magasin ? »

Les conditions de travail évoquées par la LSA sont d’abord celles des couturières fabriquant par exemple les articles de blanc. La LSA s’inscrit ainsi dans une campagne qui vise à réformer le travail à domicile, dit encore « sweating system ». Cette critique est partagée par certains syndicats ouvriers. Ainsi, le Syndicat des ouvrières à domicile s’adresse de la même manière aux clientes en incitant la clientèle à « avoir de la prévoyance ». Il lui est demandé de « commander avant de quitter Paris (en mai ou juin) » pour que les ouvrières exécutent en juillet et août. Il est aussi conseillé de « commander en rentrant (octobre et novembre) pour la morte saisons d’hiver tout ce qui peut être fait à l’avance », la lingerie fine ou la lingerie plus ordinaire, ou d’autres articles de confection.

La LSA s’intéresse aux conditions de travail des vendeuses, dites aussi « midinettes ».  La baronne Brincard demande :

« Cette vendeuse qui est debout toute la journée dans l’atmosphère étouffante du magasin, n’obtiendra-t-elle pas la permission de s’asseoir dans les intervalles où les acheteurs la laissent inoccupée ? »

Cette question de la station debout des vendeuses est en effet la thématique la plus souvent évoquée. Mais la situation de celles et ceux qui gèrent les étalages en plein air sont aussi discutées. Ainsi en 1913, une centaine de personnes participent à une réunion au siège de la Ligue à Paris à propos des « souffrances et maladies occasionnées par la vente en étalage en hiver ». Le vœu est voté « que tous les efforts soient tentés pour arriver à la suppression totale des étalages extérieurs », ou qu’ils soient au moins interdits aux femmes et aux enfants.

Enquêtes sociales et modes d’action

Les critiques et revendications de la LSA s’appuient sur des enquêtes sociales, qui visent à crédibiliser leurs discours. La première consumers’ league à New York est fondée en 1890 après une enquête de la Working Women Society sur les conditions du travail des femmes et des enfants dans les magasins de la ville. De manière générale, les membres de la LSA – et surtout les femmes – sont incités à enquêter, en prenant appui sur leur capacité à parler avec les ouvrières et les vendeuses. Les femmes du monde font des enquêtes comme M. Jourdain faisait de la prose, explique la baronne Brincard, puis la pratique se professionnalise avec Henriette Jean Brunhes.

En 1908, les lecteurs du Bulletin des LSA sont par exemple incités à faire une enquête individuelle sur les « objets à bas prix ». Le 28 mars 1908, les membres de l’association sont quant à eux invités, lorsqu’ils ont fait un « achat troublant pour leur conscience », à écrire au directeur du magasin pour lui demander « la provenance des objets achetés, le salaire payé à l’ouvrier ou à l’ouvrière, en résumé les conditions sociales de la fabrication ». La comtesse B. De Guitaut se rend à la Belle Jardinière et, « frappée par le prix très bas de certains costumes de garçonnets en toile », en achète un et écrit au directeur, qui lui répond qu’il s’agit d’« articles spéciaux de réclame, vendus bien au-dessous de leur valeur réelle ». De façon plus organisée, en 1908, une enquête est lancée sur la station assise des vendeuses, sur la base d’un questionnaire publié.

Ces enquêtes peuvent être mises en en parallèle avec d’autres effectuées par deux journalistes, les frères Bonneff, et publiées dans L’Humanité. Dans l’un d’entre eux, au sujet de brodeuses à domicile, ils incitent les militantes de la LSA à « exercer une influence bienfaisante sur les grands magasins exploiteurs ». Parallèlement, un article de La Vie Ouvrière, revue hebdomadaire syndicale illustrée proche de la CGT, montre aussi les coulisses de l’exposition de blanc au « Bon Marché », dénoncées par le Syndicat des employés de la région parisienne. Cela nous incite à lire ensemble deux manières d’articuler économie et morale, l’une catholique sociale et l’autre socialiste.

Comment les ligueurs et ligueuses sont-ils appelés à agir ? Certaines actions sont individuelles. La Comtesse de Guitaut – encore elle – fait par exemple déplacer une caisse jugée dangereuse aux Galeries Lafayette. Mais la ligue défend surtout l’intervention légale : le vote et l’application de lois sociales.

L’une d’entre elles est la « loi des sièges », réforme demandée notamment par un groupe de femmes catholiques, dont Pauline Lorin, épouse d’Henri Lorin, et Marie Séraphine de la Tour du Pin, épouse de René de la Tour du Pin. Cette loi est votée le 29 décembre 1900 et fixe « les conditions du travail des femmes employées dans les magasins, boutiques et autres locaux en dépendant ». En 1908, cette loi n’est toujours pas respectée. Une autre loi régulièrement évoquée concerne le repos hebdomadaire, régulièrement discuté avant et après le vote de la loi sur le repos hebdomadaire en 1906.

Dans le compte rendu publié de la Conférence des ligues sociales d’acheteurs de Genève en 1908, les grands magasins tiennent une place importante. On y discute dès le premier jour de la « veillée », autrement dit du travail de nuit des ouvrières qui travaillent souvent pour des grands magasins, ainsi que des conditions de vie des vendeuses dont la journée de travail est longue et qui ne peuvent s’asseoir – à New York, à Rome, à Berlin comme à Paris.

Par ailleurs, les notes « authentiques » d’une vendeuse de grand magasin, pendant la période des fêtes de fin d’années, sont publiées. Lu avec certains discours socialistes publiés au même moment dans la presse, cet ouvrage offre une autre lecture de l’histoire des grands magasins : il incite à réfléchir aux paradoxes de la démocratisation de la consommation et à son coût social. Ces questions restent aujourd’hui plus que jamais d’actualité, dans un cadre mondialisé.

Pour en savoir plus :

George Mény, Le travail à bon marché, Paris, Bloud et Cie, 1907. Il propose une synthèse de nombreux discours écrits par les membres de la LSA

Émile Zola, Au Bonheur des Dames, Paris, Gallimard, 1980

M.-E. Chessel, Consommateurs engagés à la Belle Époque. La Ligue Sociale d’Acheteurs, Paris, Presses de Sciences po, 2012. Sur la tradition philanthropique, voir par exemple M. Miller, Au Bon Marché. Le consommateur apprivoisé, Colin, 1987.Anaïs Albert, Mathilde Rossigneux-Méheust, « Une question économique dominée par des enjeux moraux », Histoire, économie et société, 2013

Les Frères Bonneff reporters du travail. Articles publiés dans L’Humanité de 1908 à 1914, édition scientifique par Nicolas Hatzfeld, Classiques Garnier, 2021

Alain Chatriot, Odile Join-Lambert, Vincent Viet (dir.), Les politiques du Travail (1906-2006). Acteurs, réseaux, institutions, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006

Pauline Barraud de Lagerie, Les patrons de la vertu. De la responsabilité sociale des entreprises au devoir de vigilance, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019