1953, la présidentielle la plus serrée de l'histoire
Lors du dernier scrutin présidentiel de la IVe République, il fallut pas moins de treize tours de scrutin au Parlement pour désigner René Coty, sur fond de tractations de couloirs et de soupçons de manipulations.
Assis au fond d'une Talbot noire, deux hommes rallient Paris depuis Versailles à quelques heures de Noël, au matin du 24 décembre 1953. Tous deux appartiennent à la même formation, le Centre national des indépendants et paysans (CNIP), un des principaux partis de droite de la IVe République, mais leurs fortunes politiques sont en train de se croiser.
Le premier, Joseph Laniel, dirige le gouvernement depuis l'été à la tête d'une coalition de centre-droit. Le second, le sénateur René Coty, vient d'être élu, la veille au soir, président de la République par le Parlement réuni au château de Versailles. Longtemps candidat au poste, Laniel se serait bien imaginé à sa place mais ses espoirs ont été démentis par un scrutin rocambolesque, riche en rebondissements et en manipulations. « Ce retour de Versailles avait quelque chose de gênant », confiera-t-il plus tard.
Depuis 1873, c'est la dix-septième fois que les parlementaires (un peu plus de 600 députés, un peu plus de 300 sénateurs) sont appelés à élire le président de la République. Jamais plus de deux tours de scrutin n'ont été nécessaires. Cette fois-ci, on en anticipe un peu plus. L'instabilité de la IVe République a donné du poids à la fonction présidentielle, occupée par un Vincent Auriol régulièrement chargé d'arbitrer une crise gouvernementale.
Les appétits se sont donc aiguisés, au sein d'un Parlement divisé entre gauche, centre et droite mais aussi entre partisans et adversaires du régime : depuis 1947, les communistes sont maintenus à l'écart du pouvoir, tandis que les gaullistes se divisent sur l'opportunité d'y participer ou non.
Au premier tour, chaque parti a décidé de compter ses soutiens, ce qui laisse présager une dizaine de candidats pour ce que La Croix, filant la métaphore hippique, surnomme le « Grand Prix du président de la République à Versailles. »
Dix candidats, cela veut dire qu'il faudra au moins deux tours. Peut-être même trois, voire un quatrième d'où surgirait une figure consensuelle pour remédier à un blocage. « Restons-en là – et n'allons pas imaginer qu'on puisse aller jusqu'à un cinquième tour », espère L'Aurore, deux mois avant l'élection, en pointant le flou des ambitions et des pronostics.
Le président sortant n'est officiellement pas candidat. Deux noms sont souvent cités pour sa succession, ceux de Joseph Laniel et du radical-socialiste corrézien Henri Queuille, plusieurs fois chef de gouvernement entre 1948 et 1951.
« Comme il est d'usage, les probables et les possibles se réservent. Celui-ci sera candidat “mais seulement si…”. Celui-là ne l'est pas “pour le moment”, relève le quotidien.
On enregistre des dénégations plus ou moins molles, des réponses évasives. Il y a des mutismes aussi, auxquels on ne croit pas tellement. »
L'élection ressemble à l'un de ces conclaves dont peut sortir un pape inattendu. Théoriquement, tous les Français majeurs, et pas seulement les parlementaires, peuvent être élus, à l'exception des membres des anciennes familles régnantes – lors des dépouillements seront d'ailleurs prestement invalidés une poignée de bulletins au nom du comte de Paris, descendant du roi Louis-Philippe.
Il n'est pas nécessaire d'être candidat au premier tour pour l'être lors des tours suivants, ni même de se déclarer candidat pour obtenir des voix. Aucun dispositif n'est prévu pour accélérer les choses en cas de scrutin à rallonge : la Constitution de 1946 ne détaillant pas la procédure à suivre, le gouvernement s'est contenté de faire adopter une loi qui prévoit qu'un président ne sera déclaré élu qu'une fois atteinte la majorité absolue des suffrages exprimés.
À Versailles, le 17 décembre 1953, on a mis les petits plats dans les grands. Des troupes massées sur le côté de la route surveillent le convoi des parlementaires depuis Paris. Des caméras de télévision ont été, fait rare, installées au château pour suivre le congrès en direct. À midi, neuf cents couverts ont été dressés au Trianon-Palace, où le Tout-Paris politique et people (les écrivains Joseph Kessel et Maurice Druon, l'actrice Olivia de Havilland, l'industriel Marcel Dassault...) se presse sous les flashes des photographes pour déguster langouste, poularde de Bresse et ananas glacé arrosés de champagne.
À 14 heures, le scrutin s'ouvre avec le premier vote, sans débat, sous la direction du vice-président de l'Assemblée nationale André Le Troquer, qui remplace le président Édouard Herriot : ce dernier, l'un des personnages majeurs de la politique française de l'entre-deux-guerres, est retenu à Paris par sa mauvaise santé. Des huissiers appellent les parlementaires dans l'ordre alphabétique en commençant par une lettre tirée au sort, le U.
Un à un, députés et sénateurs montent à la tribune, remettent leur bulletin au scrutateur et confient à un huissier une bille d'ivoire qui sert à comptabiliser le nombre de votants. Les bulletins sont ensuite dépouillés dans les salons voisins.
En milieu d'après-midi, le premier verdict tombe. Huit candidats se partagent les suffrages, sans qu'aucun ne dépasse 160 voix, loin des 450 et quelques de la majorité absolue : le socialiste Marcel-Edmond Naegelen arrive en tête devant Joseph Laniel, le démocrate-chrétien Georges Bidault, le radical-socialiste Yvon Delbos, le gaulliste Paul-Jacques Kalb, le communiste Marcel Cachin, l'indépendant Jacques Fourcade et le radical indépendant Jean Médecin.
Huit candidats et aucune candidate : sondées par Paris-Presse-L'Intransigeant, plusieurs femmes parlementaires affirment que, moins de dix ans après l'octroi du droit de vote, il est trop tôt pour cela. « Une femme présidente de la République, cela paraît prématuré ! Laissez-nous d’abord devenir de temps en temps ministres », s'exclame l'une d'entre elles, Marie-Madeleine Dienesch.
Ce vote est le premier d'une longue série, rythmée par un duel infructueux entre Marcel-Edmond Naegelen et Joseph Laniel. Un jeu subtil de ralliements et de trahisons se met en place. Dès le deuxième tour, les communistes se rallient à leur confrère socialiste, lui apportant une centaine de voix mais le discréditant du même coup aux yeux des modérés. Le secrétaire général du CNIP, Roger Duchet, suscite ensuite des candidatures contre son camarade de parti Joseph Laniel, qui a eu le tort de ne pas lui confier un portefeuille.
Plusieurs postulants se rendent à Paris pour tenter d'obtenir le soutien d'Édouard Herriot. Une délégation de députés gaullistes rallie Colombey-les-deux-Églises pour plaider en vain auprès du Général la candidature du général Koenig, héros de la Seconde Guerre mondiale.
Entre deux votes, les députés se réunissent en conciliabules dans les couloirs jonchés de mégots, où les candidats testent leur popularité : la presse s'amuse de voir Versailles, naguère théâtre du serment du Jeu de paume, désormais consacré au « jeu du serrement de paumes ».
Cette indécision provoque une exaspération croissante de la presse, dont témoigne l'évolution des éditos de L'Aurore. « Il faut sortir de l'imbroglio présidentiel ! », clame le quotidien après seulement deux tours. Deux tours de plus, et le ton enfle jusqu'aux majuscules :
« IL N'EST PAS POSSIBLE QUE CETTE TROISIÈME JOURNÉE VERSAILLAISE S'ACHÈVE SANS QUE LE PARLEMENT AIT DONNÉ A LA RÉPUBLIQUE UN PRÉSIDENT.
EN VOILÀ ASSEZ ! »
Encore trois jours et six tours, et le quotidien s'alarme de l'image donnée à l'international par la France :
« La France ne consent pas à se voir reléguée parmi les pays incapables de se donner correctement des dirigeants qui vaillent — et d'aucuns n'iront-ils pas jusqu'à dire : parmi les pays indignes de la démocratie ? »
Pour finir, l'avant-veille de Noël, par ce cri d'exaspération :
« N'ont-ils pas, à Versailles, assez saboté la République ? »
Il y en a un, pourtant, qui va contester la validité de ce résultat : c'est Joseph Laniel. Dans ses mémoires, publiés en 1971, ce dernier fait état de « nombreux et incontestables témoignages [...] venus fortifier [sa] conviction » :
« Au soir du 20 décembre 1953, le Congrès de Versailles a manifesté la volonté, au huitième tour de scrutin, de m’élire, à la majorité absolue, président de la République française. »
Ce soir-là, il lui a pourtant manqué 22 voix pour atteindre cette majorité absolue. L'explication, selon lui, se trouve dans les 53 bulletins marqués dans la colonne « autres », dans laquelle les scrutateurs agglomèrent traditionnellement, sans les détailler en public, les candidats n'ayant recueilli qu'une poignée de voix ou les votes exprimés en faveur de candidatures fantaisistes (l'actrice Martine Carol, le chanteur Charles Trénet...).
Selon Joseph Laniel, le vice-président André Le Troquer aurait comptabilisé dans cette catégorie de nombreux bulletins portant seulement le nom Laniel, au motif que le Parlement en comptait deux, lui et son frère René, sénateur de l'Orne. Un personnage à l'allure de « gros maquignon à l'aise dans un champ de foire » (le portrait est du communiste Jacques Duclos) qui a, bien avant cet épisode, marqué de son empreinte le Congrès et sans doute coûté des voix à son frère. Silhouette chauve et moustachue, chaîne de montre au gilet et canne à pommeau en or à la main, ce gros propriétaire terrien a passé son temps à harceler les parlementaires dans les couloirs pour qu'ils facilitent l'élection de son aîné, au point de s'attirer une réplique courroucée de Marcel-Edmond Naegelen :
« Vous direz à votre frère que je n’ai jamais vendu de vache sur aucun marché ! »
L'hypothèse d'une manipulation au préjudice du chef du gouvernement a été sérieusement étudiée par la journaliste et historienne Georgette Elgey, l'une des meilleures spécialistes de la IVe République. Dans son livre La République des contradictions (1968), elle interroge élus et fonctionnaires du Congrès, cite des témoignages à charge et à décharge, et raconte de manière saisissante comment elle a échoué à obtenir le récit du principal intéressé, André Le Troquer.
Dix ans après les faits, elle l'a rencontré, en pyjama, grabataire, dans le petit jardin d'une modeste maison de banlieue où il vivait retiré après sa condamnation dans un scandale d'agression sexuelle sur mineures, l'affaire dite des « Ballets roses » :
« Aux questions sur la IVe République, il ne répondait pas. Il ne les entendait pas. A la pensée que, quelques années auparavant, il avait été un personnage considéré et considérable, la pitié étreignait le visiteur. »
Joseph Laniel n'est pas le seul à s'être imaginé président de la République en vain. Au lendemain du scrutin, avant de quitter le château de Versailles, le préfet du département, Roger Génébrier, discute avec le président du Sénat, le guyanais Gaston Monnerville. Ce dernier, qui aurait pu, à l'image de plusieurs de ses prédécesseurs, faire figure de candidat naturel pour l'Élysée dans cette situation de blocage, lui lâche, les larmes aux yeux :
« Enfin, toi, Roger, qui me connais depuis vingt-cinq ans, tu ne trouves pas affreux de penser que je n’ai pas été élu parce que j’ai le sang comme cela ? »
Comme Joseph Laniel, Gaston Monnerville ne sera jamais président de la République. René Coty, lui, n'achèvera pas son septennat, interrompu par l'avènement de la Ve République et le retour au pouvoir du général de Gaulle. À l'ouverture du Congrès, Paris-Presse-L'Intransigeant notait qu'un règlement détaillé du scrutin avait été élaboré, à ressortir lors de la prochaine présidentielle en 1960 : cette semaine de l'hiver 1953 marque pourtant la dernière fois, à ce jour, où quelques centaines de parlementaires français ont été chargés de désigner parmi eux le chef de l'État.
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Pour en savoir plus :
Constantin Melnik et Nathan Leites, The House without Windows. France Selects a President, Row, Peterson and Co, 1958
Marcel-Edmond Naegelen, « Souvenirs d'un candidat à l'Élysée », Revue des deux mondes, 15 novembre 1964
Georgette Elgey, Histoire de la IVe République, vol. 2 : La République des contradictions (1951-1954), Fayard, 1968
Joseph Laniel, Jours de gloire et jours cruels, 1908-1958, Presses de la cité, 1971