« Le puits qui mène à l’enfer » : Jules Vallès au fond d'une mine
Le 16 novembre 1866, dans les colonnes du Figaro, paraît la première partie d’un reportage saisissant de réalisme sur le quotidien des mineurs. Il est signé Jules Vallès.
Les 16 et 17 novembre 1866, le Figaro publie un reportage en deux parties intitulé « Au fond d’une mine ». Il est signé Jules Vallès. Le futur célèbre écrivain et figure socialiste de premier plan, bientôt fondateur du Cri du peuple, a déjà été l’auteur de plusieurs articles de presse dans les colonnes du journal.
Ce reportage témoigne, à destination d'un lectorat « mondain » et plutôt orienté à droite, de la réalité du quotidien d’un mineur en cette seconde moitié du XIXe .Vallès y décrit avec exactitude et non sans émotion la journée typique des « hommes du fond » tandis qu’il les accompagne dans la mine. La suite du récit paraît le lendemain.
–
LETTRES DE PROVINCE
–
AU FOND D’UNE MINE
(Première heure.)
… Nous avions rendez-vous pour huit heures du matin. Nous devions descendre à quatre au fond d’une mine et visiter, dans tous les sens, le palais de houille.
Deux eurent peur, et nous nous trouvâmes seuls, à l’heure dite, un ami et moi, en face de l’ingénieur en chef qui allait nous faire lui-même les honneurs de sa maison.
Il nous demanda une dernière fois si nous étions bien décidés, et s’il était entendu que nous irions toucher du doigt la dernière pierre au fond du dernier trou. Sur notre réponse, tant soit peu dédaigneuse, il nous fit passer dans son cabinet de toilette, où nous nous déshabillâmes en riant.
Il y avait, je l’avoue, de la fièvre dans ma gaieté.
La veille, quelques gens nous avaient beaucoup détourné de l’entreprise, et les deux garçons qui, au dernier moment, nous faisaient faux bond, n’étaient point des lièvres. L’un d’eux est officier et porte au front la trace d’un grand coup de sabre reçu en plein Solferino. L’ingénieur en chef lui-même ne nous avait point caché que les accidents, dans les mines, sont fort nombreux.
– Sur quinze cents mineurs, avait-il dit, quelques précautions qu’on prenne, et l’on en prend d’immenses, nous avons bien par an vingt morts et six cents blessés.
J’avais appris, avec une certaine tristesse, que depuis quelques semaines le mutilé seul avait donné : la statistique voulait son mort. C’est nous, peut-être, qui allions faire le jeu dans ce whist lugubre.
Je me prenais à aimer la vie !
Nous voilà vêtus en mineurs : pantalons et vestes de coutil bleu, chapeau rond en cuir, avec une lampe dans la main, un bâton ferré et pointu dans l’autre, nous avons l’air de vrais bandits !
On boit une gorgée de rhum. Je propose d’emporter la fiole, en cas de malheur ! cela nous soutiendra si nous avons à attendre sous l’éboulement que les secours arrivent ! On rit et l’on boit tout.
All right !
Nous nous dirigeons, sous un ciel superbe, vers le puits qui mène à l’enfer.
L’ingénieur a bien fait les choses ; il a choisi le plus pénible. Le frisson nous prend rien qu’à nous pencher sur ces bords.
De cette gueule sottement ronde, et qui bâille au soleil, s’échappe une fumée épaisse et noire qui nous suffoque. C’est ce qu’on nomme le retour d’air de la mine.
Des profondeurs monte comme un bruit d’orage : c’est l’eau qui tombe le long des parois gluantes et rebondit sur les aspérités !
Nous faisons bonne contenance tout de même. La vanité s’en mêle, et nous écoutons, sans défaillir, le receveur du jour crier en se baissant, au receveur du fond, deux mots que j’entends ainsi : « TIRROUÉ L’ÂNE. »
Cela signifie que des chrétiens vont arriver. Sa voix sonne le long du puits comme un mugissement.
En même temps on nous pousse vers la benne. Elle sert d’ordinaire à porter du charbon : on interrompt pour nous le service, et l’embarquement commence.
Dieu merci ! le véhicule n’est plus, comme je me rappelle l’avoir vu jadis, fou dans l’espace. Il est fixé dans une cage en fer, suspendue elle-même au câble d’extraction.
Je regarde la corde, espèce de lanière énorme plate et carrée, et demande, comme pour dire quelque chose, si elle casse souvent.
– Pas celle-là, me répond en riant l’ingénieur, mais d’autres ! Allons, ajoute-t-il, y êtes-vous ?
Et il jette un dernier regard sur nos individus qui font les fanfarons.
Nous y sommes ; nous sommes debout dans la benne, serrant des poings les barreaux de la cage : Ah! il n’y a pas de danger que je les lâche ! Nous avons accroché aux rebords de notre ballon de bois nos lampes et mis dans le fond nos bâtons.
OHÉ OH ! LA BAS !
Je sens le sol manquer sous nos pieds; nous descendons doucement, sans bruit, comme des pendus.
Autour de nous, l’eau suinte et chante, il semble que nous n’arriverons jamais.
J’ose plonger l’œil au tond : je me relève manquant d’air, ayant froid au crâne. Je ne tiens pas non plus à voir le ciel : heureusement il est caché ; la cage est coiffée de fer, tant mieux. Il me semble que ce petit rond bleu m’aurait fait peur !
– C’est pour protéger contre la chute des pierres, dis-je à l’ingénieur en montrant la coiffe.
– Quand une pierre tombe, me répond-il, rien ne l’arrête. Pas plus tard que le mois dernier, il y a eu dans une mine deux hommes tués par des coins de roches qui se sont détachés comme fera bientôt celui-là, tenez, si l’on n’y avise.
En même temps, il nous montrait dans le mur un bloc en relief, fendu, et prêt à fuir !
Nous étions, par bonheur, arrivés et nous avions pied dans l’abîme. Nous n’avions mis que trois minutes, mais quelles minutes, celles-là !
Être suspendu par une corde qui a si mauvaise réputation, à cinq cents pieds au-dessus du fond, être à la merci d’un machiniste qui n’a qu’à lâcher le frein pour que vous alliez tout droit à travers l’espace vous aplatir ou vous casser tout là-bas, tout là-bas.
C’est plus que la peur de la mort ; c’est l’effroi du vertige : on deviendrait fou dans cette seconde d’agonie.
La benne s’arrête sur un plafond, au-dessous duquel le puits continue encore et constitue ce qu’on appelle le puisard ou réservoir d’eau, à ce que me dit l’ingénieur que je n’écoute guère.
Le receveur du fond nous regarde avec ses grands yeux blancs, en nous montrant des dents de chien, et il nous tend, pour aider à descendre, sa main noire.
Nous nous empêtrons, mon ami et moi, piteux et gauches dans cette obscurité. Je ne trouve plus mon bâton. Il laisse rouler sa lampe. Nous avons, en sortant, sauté non pas sur un terrain ferme, mais dans une flaque d’eau où nous nous démenons en estropiés.
Je me redresse : paf ! je m’écrase le crâne contre le barrage de la galerie. Ce bosselage me ramène au sentiment de la réalité. Je finis par m’apercevoir que nous sommes dans une belle et large galerie dont le toit est soutenu par d’énormes cadres de boisage qui m’inspirent un peu de confiance.
On n’est point trop mal, vraiment, et l’on peut causer. L’ingénieur en profite pour nous donner quelques explications.
– On appelle cette voie, dit-il, le niveau principal de roulage. C’est par elle que les convois de bennes et que l’eau provenant de toute la mine se rendent au puits. Vous voyez, nous avons une voie ferrée !…
Je le vois bien ! à chaque instant nous sommes croisés par des convois : le chemin n’est pas large ! Quand nous prenons par des voies étroites et basses, aux embranchements, c’est à peine si nous pouvons leur échapper !
On n’a pas le temps, pour se garer, de choisir son côté ni d’écouter les indications du guide; on trempe jusqu’aux mollets dans des rigoles d’écoulement qui ont la fraîcheur et le parfum des feux de houille que l’eau de vaisselle a éteints.
Voilà que le convoi revient au grand trot du cheval. Pendant qu’il défile, il faut rester coi contre le mur, rentrer les coudes, effacer le râble : tout cela à la plus grande joie du toucheur, affreux moricaud qui, perché sur la benne, agace la bête et espère bien que nous serons entamés tout au moins par le crochet, si nous ne sommes pas renversés par le train !
Et voilà comment il s’en est fallu d’un rien que cet article ne fût point écrit, parce qu’un homme coupé en deux peut difficilement écrire et raconter ses impressions.
Nous voulons à un moment, pour raccourcir le chemin, gravir une galerie le long de laquelle, sur deux voies parallèles, dans un plan horriblement, que dis-je, bêtement incliné, deux bennes pleines, en descendant, remontent deux bennes vides, avec le secours d’une chaîne en fer qui au sommet s’enroule sur un tambour muni d’un frein puissant.
Au moment de commencer l’ascension, notre guide ordonne aux mineurs du bas de ne point donner le signal de marche à leurs camarades d’en haut, nous montons.
On pouvait à peu près se tenir debout et l’on en profitait : on flânait à travers les rails.
Mais nous avions à peine atteint le milieu et nous nous arrêtions un instant pour reprendre haleine, lorsque les ouvriers reprennent leur besogne croyant que nous avions eu le temps d’arriver.
L’ingénieur voit tout d’un coup la chaîne de fer se tendre et frémir : il n’a que le temps de pousser un cri, et d’un geste nous colle contre la muraille. Son cri, les nôtres ne parviennent au mineur qui tient le frein que lorsque déjà les bennes sont lancées. Cependant il serre, serre et le convoi s’arrête. Mais tout cela s’est fait si brusquement que la commotion est terrible : la chaîne se rompt, les bennes fuient ; nous les voyons passer avec une effroyable vitesse !
Et les hommes du fond ?
Heureusement ils ont entendu, compris, et se jettent brusquement dans des niches ménagées exprès pour ces hasards. Seul, un pauvre cheval reste là et a les deux jambes de devant brisées ; il tombe, pauvre bête ! et quand nous sortîmes de la mine deux heures après, il était mort.
C’est nous qui l’étions si l’ingénieur n’avait pas tout de suite vu le danger, aplati nos ventres, si les bennes étaient parties une seconde plus tôt, si la chaîne avait cassé deux mètres plus haut.
Notre émotion avait été vive : nous étions un peu pâles, mon ami et moi. On nous demande si nous voulons nous en tenir là et revoir la lumière du ciel.
Une voix dit : Pas encore !
– C’est bien, fait l’ingénieur, nous allons prendre le chemin du Dante. Saisissez vos bâtons, gardez vos lampes, ôtez vos chemises !